L'oeil conquérant

Ivan Illich
L'existence, dans notre société qui se veut système, met hors jeu les sens par les engins fabriqués pour leur extension, nous empêche de toucher ou d'incorporer le réel et, en plus, nous intègre dans ce système. C'est cette radicale subversion de la sensation qui humilie, et puis remplace la perception.
Et de fait, pas une année n'est passée, durant un quart de siècle après que Wilkinson m'eut donné votre livre, Monsieur Ellul, sans que je décèle une propension encore inaperçue à éluder la réalité en servant un Techno-Moloch. L'existence, dans notre société qui se veut système, met hors jeu les sens par les engins fabriqués pour leur extension, nous empêche de toucher ou d'incorporer le réel et, en plus, nous intègre dans ce système. C'est cette radicale subversion de la sensation qui humilie, et puis remplace la perception.

    Nous nous livrons à d'atroces débauches de consommation d'images et de sons afin d'anesthésier notre sens de la réalité perdue. Pour saisir cette humiliation du regard, de l'odorat, du toucher, et pas seulement de l'ouïe, il m'a fallu étudier l'histoire des actes corporels de perception. Ce ne sont pas seulement les certitudes bibliques mais aussi les certitudes médiévales et classiques sur les perceptions sensibles qui ont été à tel point subverties que l'exégèse des textes anciens doit surmonter des obstacles conceptuels mais également physiologiques. Qu'on me permette d'en donner un exemple, certes extrême.

    S'arracher l'oeil quand l'?il scandalise est un mandat évangélique. C'était un acte qui inspirait toujours l'horreur. Mais il était compréhensible dans un régime du regard sous lequel les yeux émettaient un cône visuel qui, comme un organe lumineux, saisit et embrasse la réalité. Mais de tels yeux animés n'existent plus aujourd'hui que métaphoriquement. Nous ne "voyons" plus en embrassant la réalité au moyen d'un cône de rayons émis par notre pupille. Le régime du regard selon lequel nous percevons aujourd'hui nous fait accomplir l'acte de voir comme une forme d'enregistrement, par analogie avec les cassettes vidéo. Ces yeux qui n'embrassent plus la réalité ne valent guère d'être arrachés.
    Ces yeux iconophages ne servent:
    - ni à fonder l'espérance sur la lecture biblique;
    - ni à apercevoir l'horreur du voile technogène qui me sépare du réel; - ni, enfin, à jouir du seul miroir dans lequel je saurai me retrouver, qui est la pupille de l'autre.

    La subversion de la parole par l'o?il conquérant a une longue histoire qui fait partie de l'histoire de la technique dans le monde du christianisme. Au Moyen Âge, cette subversion a pris la forme d'un remplacement du livre écrit pour l'écoute par le texte qui s'adresse au regard. Parallèlement à cette mutation technogène des priorités sensorielles s'effectuait la séparation entre la chapelle, lieu de la lecture spirituelle, et l'aula, lieu de la scolastique - une séparation qui marquait la fin d'un millénaire de lectio divina.

    L'éclipse de la culture des sens

    Et, concomitante de cette séparation architectonique entre lieu de prière et le lieu d'étude, apparut la première - à ma connaissance - institution d'études supérieures, l'Université, dans laquelle la culture de la pensée abstraite éclipse totalement la culture des sens.

Autres articles associés à ce dossier

Voir

Wilfrid Noël Raby

Après avoir évoqué le geste du médecin ou de la sage-femme qui, à la naissance de l'enfant, pose sur son oeil un onguent pour prévenir la cécit

À lire également du même auteur

Le renoncement à la santé
Après avoir ouvert lère de la critique des systèmes de santé technicisés, Illich a des regrets: il se demande si, en sintéressant comme il la fait à la médecine, il na pas contribué à aggraver le problème qui lui paraît fondamental: lobsession de la santé parfaite.

Sens de la réalité
L'existence, dans notre société qui se veut système, met hors-jeu les sens par les engins fabriqués pour leur extension, nous empêche de toucher ou d'incorporer le réel et, en plus, nous intègre dans ce système. C'est cette radicale subversion de la sensation qui humilie, et

Les origines de la lecture
« Les pages étaient encore faites de parchemin plutôt que de papier. La peau translucide du mouton ou de la chèvre était couverte d'une écriture manuscrite et animée de miniatures exécutées au pinceau fin. La forme de la Sagesse Parfaite pouvait illuminer ces peaux, mettan

Hommage à Jacques Ellul
Jacques Ellul, c'est pour moi un honneur et une grande joie que d'être invité par Daniel Cérézuelle à participer à cet hommage. Monsieur Ellul, j'aimerais plutôt dire Maître Jacques, j'ai été touché par votre comparaison du maître avec le boeuf qui, en tirant la c

Décriminalisation de la drogue
Depuis trente ans, j'ai défendu publiquement la décriminalisation totale des pratiques d'auto-intoxication, ce qui n'implique nullement que je leur donne une caution morale. Et je persiste à prôner l'abolition de toutes les dispositions légales à l'encontre de la consommation de dr




L'Agora - Textes récents

  • Vient de paraître

    Lever le rideau, de Nicolas Bourdon, chez Liber

    Notre collaborateur, Nicolas Bourdon, vient de publier Lever de rideau, son premier recueil de nouvelles. Douze nouvelles qui sont enracinées, pour la plupart, dans la réalité montréalaise. On y retrouve un sens de la beauté et un humour subtil, souvent pince-sans-rire, qui permettent à l’auteur de nous faire réfléchir en douceur sur les multiples obstacles au bonheur qui parsèment toute vie normale.

  • La nouvelle Charte des valeurs de Monsieur Drainville

    Marc Chevrier
    Le gouvernement pourrait décider de ressusciter l'étude du projet de loi 94 déposé par le ministre de l'Éducation, Bernard Drainville. Le projet de loi 94 essaie d’endiguer, dans l’organisation scolaire publique québécoise, toute manifestation du religieux ou de tout comportement ou opinion qui semblerait mû par la conviction ou la croyance religieuse.

  • Billets de Jacques Dufresne

    J'ai peur – Jour de la Terre, le pape François, Pâques, les abeilles – «This is ours»: un Texan à propos de l'eau du Canada – Journée des femmes : Hypatie – Tarifs etc: économistes, éclairez-moi ! – Musk : danger d'être plus riche que le roi – Zelensky ou l'humiliation-spectacle – Le christianisme a-t-il un avenir?

  • Majorité silencieuse

    Daniel Laguitton
    2024 est une année record pour le nombre de personnes appelées à voter, mais c'est malheureusement aussi l’année où l'abstentionnisme aura mis la démocratie sur la liste des espèces menacées.

  • De Pierre Teilhard de Chardin à Thomas Berry : un post-teilhardisme nécessaire

    Daniel Laguitton
    Un post-teilhardisme s'impose devant l'évidence des ravages physiques et spirituels de l'ère industrielle. L'écologie intégrale exposée dans les ouvrages de l'écothéologien Thomas Berry donne un cadre à ce post-teilhardisme.

  • Réflexions critiques sur J.D. Vance du point de vue du néothomisme québécois

    Georges-Rémy Fortin
    Les propos de J.D. Vance sur l'ordo amoris chrétien ne sont somme toute qu'une trop brève référence à une théorie complexe. Ce mince verni intellectuel ne peut cacher un mépris égal pour l'humanité et pour la philosophie classique.

  • François, pape de l’Occident lointain

    Marc Chevrier
    Selon plusieurs, François a été un pape non occidental parce qu'il venait d'Amérique latine. Ah bon ? Cette Amérique se tiendrait hors de l'Occident ?

  • L'athéisme, religion des puissants

    Yan Barcelo
    L’athéisme peut-il être moral? Certainement. Peut-il fonder une morale? Moins certain, car l’athéisme porte en lui-même les semences de la négation de toute moralité.

  • Entre le bien et le mal

    Nicolas Bourdon
    Une journée d’octobre splendide, alors que je revenais de la pêche, Jermyn me fit signe d’arrêter. « Attends ! J&

  • Le racisme imaginaire

    Marc Chevrier
    À propos des ouvrages de Yannick Lacroix, Erreur de diagnostic et de François Charbonneau, L'affaire Cannon

  • Le capitalisme de la finitude selon Arnaud Orain

    Georges-Rémy Fortin
    Nous sommes entrés dans l'ère du capitalisme de la finitude. C'est du moins la thèse que Arnaud Orain dans son récent ouvrage, Le monde confisqué