Le suicide des jeunes n'est pas une fatalité

Jacques Dufresne
La vie a aussi ses règles. Elle n'entre jamais dans nos plans rationnels. Là où il nous faudrait savoir attendre [...], nous contraignons les choses et les êtres à entrer dans nos plans, à se soumettre à notre rythme. La vie nous échappe ainsi et au moment où nous croyons l'étreindre nous n'avons entre les bras que sa caricature agitée.

Au cours des deux derniers mois, il y a eu cinq suicides de jeunes dans la région de Coaticook, à quelques kilomètres de nos bureaux. À la dernière réunion de nos lecteurs de la région de Sherbrooke, quelqu'un nous a dit craindre l'existence d'un pacte de suicide dans une école de la banlieue.

Tragiques exemples qu'on peut multiplier à l'échelle du Québec tout entier. Les analyses psychologiques ou sociologiques, si documentées soient-elles, ne nous sont d'aucun secours. On est privé de parole et de pensées. Si on se tourne vers la poésie, on trouve, par exemple, dans Victor Hugo ces vers écrits à l'occasion de la mort de la fille de Juliette Drouet, ravie dans la fleur de l'âge par le mal du XIXe siècle, la tuberculose:

Ils ont ce grand dégoût mystérieux de l'âme
pour notre chair coupable et
pour notre destin.
Ils ont, êtres pensifs qu'un
autre azur réclame,
Je ne sais quelle soif de mourir le matin.

Tout est dit et rien n'est dit. Quelle est donc la nature du lien entre l'âme et le corps? Faut-il que ce lien ait déjà commencé à se rompre pour qu'un acte volontaire achève de le briser? Et qu'est-ce que cette volonté qui intervient de l'extérieur pour le briser? Et qu'est-ce que l'âme? Le corps, on croit savoir ce qu'il est, mais l'âme. Et justement n'est-ce pas au moment précis où ce mot est banni du vocabulaire ou banalisé que le désir de vivre disparaît?

Partons des faits les plus simples, comme celui qu'évoque le docteur Couture plus loin dans ce numéro: le nouveau-né qui a senti battre le cœur de sa mère aura plus d'aptitude à vivre que celui à qui cette expérience aura été refusée.

De toute évidence bien des choses se dessinent dans les premiers jours de la vie, mais il convient plutôt de s'arrêter à une hypothèse plus générale que le bon sens nous invite à formuler: la vie ne peut naître que de la vie. La volonté n'a qu'un rôle indirect à jouer: nous mettre en marche vers les sources de vie. Par exemple, il nous faut souvent un effort de volonté pour partir en promenade, mais une fois que nous sommes bien en mouvement, la vie - le ciel, l'air, les paysages contemplés - nous porte et nous nourrit.

Or, quand on observe les comportements typiques d'aujourd'hui, on ne manque pas d'être frappé par l'importance qu'y prend la volonté; une volonté orientée vers les objectifs de carrière et de performance. C'est le message qui se dégage très clairement du film L'Âge de la performance que nous présentait récemment Radio Québec.

Sauf exception, ce sont des êtres volontaires, devenus forts à force de s'exercer à le devenir, qui apparaissent comme les modèles à imiter. Il en résulte une grave confusion entre l'énergie et la vitalité. La vitalité englobe l'énergie mais elle la dépasse par je ne sais quelle spontanéité, quelle grâce, quel rayonnement, quelle couleur. Victor Hugo est un bel exemple de vitalité. Gilles Vigneault en est un autre. À côté d'eux, il a existé des centaines de poètes énergiques qui ont fait mécaniquement une multitude de vers fades, morts-nés, pour ainsi dire. Voltaire est le parfait exemple de l'écrivain volontaire, énergique mais dépourvu de vitalité.

Nous avons le culte, non de la vie, mais de l'énergie. Voyez nos écoles: les enfants y poursuivent des objectifs pédagogiques, pour atteindre des objectifs de carrière, dans un milieu qu'on appelle un cadre, justement parce qu'il n'est pas un milieu de vie. Un milieu de vie comporte des nourritures symboliques, que l'on chercherait en vain dans la plupart des écoles, qu'on semble avoir voulu froides et fonctionnelles justement pour que la volonté puisse y poursuivre des objectifs sans être distraite par le chant des oiseaux ou la fumée des feuilles mortes qu'on fait brûler.

Vous aurez beau ensuite proposer des valeurs et des maximes; si elles ne sont pas assimilables à des objectifs, elles demeureront inopérantes, à moins qu'elles, ne soient elles-mêmes vivantes. Soyez positifs! Soyez responsables! Voyez la différence entre ces appels à la vertu répétitifs et mécaniques et l'art du poète, sa manière de nous proposer l'abandon au destin, l'acceptation des saisons de la vie:

Hélas! en se prend toujours
au désir
Qu'on a d'être heureux malgré la saison (Verlaine)

Ces deux vers nous mettent en garde contre cette tristesse indéfinie qui nous pousse souvent à la «consommation» et ils le font en pénétrant en nous, en s'incorporant à notre substance, en la fécondant, en lui communiquant leur propre vie; ils font partie de nous, nous les savons par cœur. C'est le propre de la poésie que de transformer ainsi des vérités abstraites en nourriture.

Le sens de la vie passe par les sens

Lewis Mumford, le grand historien et philosophe de la cité, a écrit des pages admirables à ce sujet. Imaginez la place Jacques-Cartier ou la Terrasse Dufferin un jour de fête et à partir de cet exemple, représentez-vous une grande fête dans la Florence du quatorzième siècle. Écoutez les sons, respirez les parfums, laissez-vous enchanter par les couleurs des costumes, des fleurs et des fruits. «La vie s'épanouit dans cette dilatation des sens; sans elle le rythme du pouls est plus lent, le tonus musculaire plus bas, la tenue manque d'assurance, les plus subtiles nuances du regard et du toucher sont abolies, le goût de vivre lui-même est vaincu. The will to live itself is defeated.»

Pourquoi pouvons-nous, dans le vieux Québec, marcher pendant des heures, sans avoir à faire d'efforts de volonté'? Parce que nous sommes à la fois portés et nourris par des vagues de sensations agréables. La vie de la ville féconde la nôtre.

Jamais les produits de l'intelligence pure et les efforts de la volonté ne remplaceront la vie qui entre ainsi dans l'âme par les sens. La vie se communique au plus haut niveau comme au plus bas, ainsi que nous le montrent à merveille les jardins étagés comme celui de Vilandry: en bas, le gibier, la basse-cour justement, au plan supérieur le potager, un peu plus haut le verger et au sommet le jardin de contemplation.

La vie a aussi ses règles. Elle n'entre jamais dans nos plans rationnels. L'oiseau que vous souhaitez voir se montrera à vous quand vous ne le chercherez plus. La guérison se produit à son heure, non à la nôtre. Dans la nature sauvage, les animaux sont assoupis le jour, en mouvement la nuit. Or, nous vivons dans un monde où tout doit être planifié. Là où il nous faudrait savoir attendre, être seulement disponible, nous contraignons les choses et les êtres à entrer dans nos plans, à se soumettre à notre rythme. La vie nous échappe ainsi et au moment où nous croyons l'étreindre nous n'avons entre les bras que sa caricature agitée.

Ajoutons à ce tableau les écrans cathodiques qui discréditent le réel au profit du virtuel et nous pouvons commencer à entrevoir pourquoi chez tant de nos enfants, «the will to live is defeated.»

De ces considérations générales, on peut tirer un grand nombre de conseils pratiques très simples pour rendre la vie à la vie: partir en excursion avec son fils, avec sa fille, s'attacher à sa maison jusqu'à ce qu'elle ait une âme Nul d'entre nous n'est assez mort, assez mécanisé pour avoir perdu tout souvenir de la vie et des chemins qui y conduisent.

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