La question du suicide

Josette Lanteigne
Ce que cherche le philosophe, à la différence du médecin et du psychologue, c'est la question qu'il convient de poser au sujet du suicide.
Cet article est écrit dans un esprit qui se sent plus proche de celui du «philosophe de la rue» que de l'esprit scientifique du médecin et du psychologue. Ceux-ci travaillent sur des cas, dans des conditions qui sont jusqu'à un certain point contrôlées (dans la relation avec un «patient», en suivant des méthodes précises et en ayant recours à des thérapies qui doivent faire leurs preuves), alors que le premier, qui n'a jamais que des exemples à proposer, se contente de réfléchir sur le matériel qu'il a sous les yeux. Ce que cherche le philosophe, à la différence du médecin et du psychologue, c'est la question qu'il convient de poser au sujet du suicide. Comme l'avocat, en un sens, ne se pose pas la question de l'innocence ou de la culpabilité de ses clients, le médecin et le psychologue évitent la confrontation directe avec le suicide, dans la mesure où leur but est de prévenir le suicide ou de venir en aide aux personnes ayant survécu à une tentative de suicide. Comme l'avocat professionnel évite de se demander si son client est innocent, le médecin n'a pas à se demander comment et pourquoi on se suicide ou s'il se pose la question, c'est uniquement pour chercher à savoir comment on pourrait éviter que des gens en arrivent là. À la différence du thérapeute qui applique sa science en essayant de limiter les dégâts, le philosophe qui sait qu'il n'y a pas de science du suicide, comme Socrate savait qu'il ne savait rien de ce que tant d'autres prétendaient savoir, interroge d'abord et avant tout le concept, c'est-à-dire la chose en tant que telle.

La première question qui se pose au sujet du suicide est évidemment celle de savoir si on est pour ou contre. La deuxième, plus philosophique, demande comment ce concept est possible et la dernière, la question humaniste, est celle de savoir pourquoi telle ou telle personne s'est suicidée.

POUR OU CONTRE ?

La première question qui se pose au sujet du suicide est celle de savoir si on est pour ou contre. Les professionnels de la santé ont bien sûr déjà répondu à la question, avant même qu'elle ne soit posée. Dans ce cas comme dans celui de l'avortement, leur engagement de principe pour ce qu'ils appellent la vie ne leur laisse pratiquement aucune marge de manoeuvre. Ainsi, les médecins qui assistent leurs patients désireux de mettre fin à une vie qui ne leur apporte plus que des souffrances se heurtent à l'incompréhension de leurs collègues et surtout, se retrouvent en situation illégale, avec les conséquences qui s'ensuivent. Quant à la philosophie, est-elle pour ou contre le suicide? Socrate était pour et Wittgenstein contre, lui dont les trois frères se sont suicidés:
«Si le suicide est permis, tout est permis.
Si tout n'est pas permis, alors le suicide n'est pas permis.
Ceci jette une lumière sur la nature de l'Éthique. Car le suicide est, pour ainsi dire, le péché élémentaire. Et tenter de le connaître, c'est comme tenter de connaître la vapeur de mercure pour comprendre la nature des vapeurs.
Ou bien est-ce qu'en lui-même, le suicide, lui non plus, n'est ni bon ni mauvais!» (note 1)

Wittgenstein commence par dire qu'il est contre, pour ensuite se rallier à une forme de relativisme fréquente en philosophie: comme tant d'autres choses, le suicide ne serait-il en lui-même ni bon ni mauvais? Ce flottement n'est pas inutile, si on songe par exemple à Rilke, qui a écrit de très belles lignes contre le suicide, ce qui ne l'a pas empêché, plus tard, de mettre fin à ses jours, alors qu'il se savait condamné par la leucémie:

«... Si une femme avait posé une main légère sur le commencement fragile de cette colère; si quelqu'un d'affairé, occupé corps et âme t'avait alors tranquillement abordé lorsque silencieux tu sortais pour accomplir ton geste; serais-tu seulement passé près d'un atelier en éveil où l'on entend les marteaux, où le jour s'accomplit simplement; y aurait-il eu assez d'espace dans ton regard plein pour y laisser entrer un insecte qui peine...» (note 2)

«... N'aie pas honte lorsque les morts te frôlent, les autres morts, ceux qui ont tenu jusqu'à la fin. Échange selon l'usage, tranquillement un regard avec eux et n'aie pas peur nous ne t'accablerons pas de notre deuil de manière à attirer leur attention. Les mots importants, du temps où l'événement était encore visible, ne sont plus pour nous. Qui parle de vaincre? Surmonter c'est tout» (note 3).

Il est pourtant possible de concevoir le suicide de manière plus positive, et les hommes ne se sont pas gênés pour le faire depuis l'antiquité. Socrate fournit le meilleur exemple (note 4), mais la sagesse orientale et l'histoire des peuplades indiennes fourmille d'exemples qui tendent à montrer que si la vie doit avoir une fin, il peut arriver qu'on ait à choisir soi-même le moment où il est temps de mourir.

Pour Socrate, le suicide n'a rien d'humiliant. Il préfère mourir plutôt que de faire ce qu'on exige de lui, et qui paraîtrait cent fois meilleur que la mort à la plupart d'entre les mortels d'alors aussi bien que d'aujourd'hui, à savoir: travailler pour gagner sa vie; se taire; s'exiler.

Si le suicide était permis, il pourrait être offert comme solution aux criminels qui ne voient eux-mêmes aucune manière d'éviter de continuer à commettre leurs crimes violents. On peut penser que des criminels endurcis ne voudraient pas de cette «solution finale», dont l'usage ne pourrait jamais être généralisé sans qu'on se retrouve vite avec un système encore plus inhumain que celui de l'application de la peine de mort. C'est justement par contraste avec ces règles aveugles que serait le suicide obligatoire ou qu'est actuellement la peine de mort que l'on peut apprécier à sa juste valeur le geste de Socrate, empreint de civilité et de liberté.

On pourrait également penser qu'avec l'explosion démocratique et le désastre écologique à l'échelle planétaire, le suicide pourrait acquérir ses lettres de noblesse. Mais attention! Il est question ici de la vie humaine, elle qui est censée être sacrée. La question du suicide débouche donc nécessairement sur l'éthique, comme Wittgenstein le remarque avec justesse.

COMMENT LE SUICIDE EST-IL POSSIBLE ?

La philosophie demande: quelle question convient-il de poser au sujet du suicide? On peut retenir la question kantienne, qui est presque toujours pertinente: Comment [le suicide] est-il possible? Comme on l'a vu, pour Wittgenstein comme pour Rilke, il ne l'est pas, à toutes fins pratiques. Pour Socrate, au contraire, le suicide fut possible d'une manière jugée à la fois civile et éthique. Or tous ces penseurs pourraient avoir raison ou avoir tort, on reconnaît bien là le relativisme typique en philosophie. On se rappelle que Kant défaisait ce type de confrontation antithétique en appliquant sa règle d'or de la distinction entre phénomènes et choses en soi. Par exemple:

«Je ne puis donc pas dire que le monde est infini quant au temps passé, ou quant à l'espace. En effet, un tel concept de la grandeur, comme d'une infinité donnée, est impossible empiriquement, et par conséquent absolument impossible aussi par rapport au monde, comme objet des sens. Je ne dirai pas non plus que la régression d'une perception donnée à tout ce qui la limite dans une série, aussi bien dans l'espace que dans le temps passé, va à l'infini, car cela suppose la grandeur infinie du monde; ni qu'elle est finie, car la limite absolue est également impossible empiriquement. Je ne pourrai donc rien dire de tout l'objet de l'expérience (du monde sensible), mais seulement de la règle d'après laquelle l'expérience doit, en conformité à son objet, être instituée et continuée» (note 5).

Après la révolution opérée au XXe siècle lorsqu'on a cessé de s'intéresser aux choses et à leur signification pour se tourner vers les mots et leur usage, cette règle est remplacée par celle-ci: de quoi parlent-ils?

Wittgenstein parle de l'individu et on peut associer ses propos sur le suicide avec le concept de solitude. Quant à Socrate, il parle encore en tant que citoyen et membre de l'Agora, et son acte est celui d'un homme libre. Ne va-t-il pas profiter de l'occasion de sa mort imminente pour entretenir ses disciples au sujet de l'âme? (note 6) Mais les propos de Wittgenstein ont peut-être une autre signification, plus sinistre: si le suicide est permis, tout est permis et je peux aussi tuer mon prochain. Et ne peut-on penser que Socrate a tort, si on applique sa maxime de manière universelle? Tous ceux qui sont insatisfaits du jugement de leurs contemporains devraient-ils recourir au suicide?

Nonobstant les changements de paradigme, on en arrive donc à la conclusion que le suicide n'est pas bon ou mauvais en soi, comme l'avortement, qu'on pourrait soumettre au même type d'analyse. Prenons le cas de Carlo Michelstaedter, auteur de La persuasion et la rhétorique (note 7). Comment justifier son suicide? On ne le peut pas. Si, au contraire, on peut justifier le suicide de Socrate, c'est parce que Socrate justifie lui-même son propre suicide. On ne peut que répéter bêtement, après le journaliste de Libération, que si Carlo Michelstaedter avait choisi de vivre, il aurait sans doute réalisé des accomplissements majeurs en philosophie... même si on sait que ce penseur estimait probablement avoir tout dit et n'avoir plus rien à apporter.

Est-ce qu'un «instinct social» nous empêche d'accepter le suicide? S'il n'existe pas d'instinct capable d'empêcher un homme de lâcher une bombe qui anéantira des centaines d'êtres humains, il n'y a pas non plus d'instinct qui nous empêcherait d'accepter le suicide d'autrui. Non, le problème est plutôt qu'il n'y a rien qui permette de comprendre pourquoi Carlo Michelstaedter a choisi de mettre fin à ses jours après avoir écrit sa thèse, sauf peut-être le ton de son livre, dont toutes les solutions aboutissent à la solitude. On ne peut accorder sa confiance à personne, pas même à Dieu qui nous flatte pour mieux nous tromper, et on est au service de tous tout en sachant qu'on ne peut rien leur apporter au fond, etc. À force de tirer sur son poids, Carlo Michelstaedter a fini par briser le fil tendu de sa vie:

«Je sais ce que je veux mais je n'ai pas ce que moi je veux. Un poids pend à un crochet et parce qu'il pend il souffre de ne pouvoir descendre: il ne peut se dégager du crochet puisqu'en tant qu'il est un poids il pend et en tant qu'il pend il est dépendant.» (note 8)

POURQUOI KURT COBAIN S'EST-IL SUICIDÉ ?

Pour le philosophe, le suicide est un acte possible (par liberté) ou impossible (pour Wittgenstein), alors que pour le médecin ou le psychologue, voire pour l'homme de la rue, il s'agit d'abord et avant tout d'un acte qui suppose une détresse émotionnelle profonde. En d'autres termes, tous ces gens, professionnels et autres intervenants, estiment que c'est à ce qui rend possible le suicide qu'il convient de s'attaquer. Et ce n'est pas la liberté mais, souvent, son contraire qui mène un homme au suicide. Prenons le cas de Kurt Cobain. La lecture de la lettre explicative qu'il a laissée donne pour raison de son suicide une démotivation profonde par rapport à son travail et aux liens affectifs qui l'unissaient à sa femme et à sa fille:

«Il y a des années déjà qu'écouter de la musique, ou même en faire ne m'excite plus. Il en va de même pour la lecture et l'écriture, et je me sens coupable de cette situation au-delà de tout ce que les mots pourraient exprimer. Ainsi, quand je suis encore en coulisses et que les lumières s'éteignent, alors que les rumeurs de la foule s'amplifient, je ne suis pas touché à la manière d'un Freddy Mercury, qui aimait et se délectait de cette situation. Une chose que j'ai toujours admirée et enviée. La vérité est que je ne peux plus vous tromper, aucun de vous. Ce ne serait pas loyal envers vous ni envers moi. Le plus grand crime serait pour moi de duper les gens en faisant semblant, comme si je m'éclatais toujours à fond. Souvent, j'ai eu l'impression de passer à la machine à pointer avant de monter sur scène. J'ai fais tout ce qui était en mon pouvoir pour aimer ça. Mon Dieu, croyez-moi, j'ai essayé. Mais ce n'était pas suffisant, même si ça me plaît de savoir que j'ai (que nous avons) touché des gens, que je leur ai donné du bon temps.
Je dois être un de ces êtres narcissiques qui n'apprécient les choses que quand ils sont seuls. Je suis trop sensible. J'ai besoin d'être légèrement engourdi pour retrouver mon enthousiasme d'enfant. Lors de nos trois dernières tournées, j'ai beaucoup plus apprécié les gens que j'ai pu croiser et tous les fans de notre musique. Mais je ne peux échapper à ce sentiment de frustration et à cette culpabilité et, en même temps, à cette empathie que j'éprouve envers tout le monde. Il y a du bon en chacun de nous et j'aime vraiment les gens. C'est pourquoi ça me rend... si triste (triste, petit, sensible, mal-aimé, poisson, Jésus!). Mais pourquoi ne puis-je en profiter, être heureux? Je ne sais pas.
J'ai une femme divine qui respire l'ambition et l'empathie, et une fille qui me rappelle trop bien ce que j'étais, pleine d'amour et de joie, prête à embrasser tous ceux qu'elle rencontre car ils sont tous bons et ne lui feront aucun mal. Ce qui me terrifie au point où je suis à peine capable de fonctionner. Je ne puis supporter l'idée que France soit un jour comparable à la misérable épave auto-destructrice que je suis devenu.
J'ai eu du succès et je suis reconnaissant pour tout mais depuis l'âge de sept ans, j'éprouve de la haine pour tout être humain en général. Uniquement parce que les gens semblent éprouver tant de facilité à se côtoyer. Uniquement, peut-être, parce que j'aime trop et que j'éprouve trop de tristesse. Et je vous remercie, depuis le trou qui brûle dans mon estomac malade, pour vos lettres et votre intérêt des dernières années. Mais je suis quelqu'un de trop erratique, un être dépressif qui ne ressent plus aucune passion. Aussi, rappelez-vous les paroles de Neil Young: "It's better to burn out than to fade away"».

À quoi on serait tenté de répondre avec la chanson de Lou Reed: «There are fifty [lame] ways to leave your lover». Un dégoût de soi est ce qui transparaît le plus dans cette lettre. Certes, c'est par un acte libre que le désespéré décide de mettre fin à ses jours; mais le médecin pense que s'il réussit à soigner cette détresse, l'être concerné prendra tout aussi librement d'autres décisions.

Ainsi, on peut donner des raisons pour le suicide en général (en philosophie); on peut soi-même expliquer pourquoi on se suicide ou comprendre qu'un autre l'ait fait; mais le suicide paraît n'avoir pas de raison en lui-même, puisqu'on peut toujours imaginer d'autres conditions où Socrate (si on lui avait permis de vivre en philosophe dans sa ville) ou Kurt Cobain (si on réussissait à guérir ceux qui souffrent d'une trop grande sensibilité ou empathie) auraient pu survivre.

Si on oublie tous les mondes possibles, on reste avec la réalité du suicide sur les bras. Réalité à la fois explicable et inexplicable (d'où la supériorité morale de la position de Wittgenstein, même si celle de Socrate est plus rationnelle). On a coutume de dire que le suicide est un appel au secours. Je pense au contraire que souvent il ne l'est pas --la lettre de Kurt Cobain est éloquente mais elle n'appelle pas à l'aide-- même s'il nous interpelle, nous tous qui continuons de vivre malgré ce qui fait que ces âmes sensibles préfèrent y renoncer. Le geste ultime du suicidé, fut-il heureux comme Socrate ou malheureux comme Cobain, est de nous renvoyer à nous-mêmes en disant: ce n'est pas une vie!



NOTES

(1) Ludwig Wittgenstein, Carnets 1914-1916. Traduction, introduction et notes de G. G. Granger, Paris, Gallimard, 1971, p. 167-168 (10.1.1917). Il s'agit de la dernière notice des Carnets.

(2) Extrait de «Pour le comte Wolf von Kalckreuth», de Reiner Maria Rilke, Oeuvres 2, Poésie, Édition établie et présentée par Paul de Man, Paris, Éditions du Seuil, 1972, p. 309-310.

(3) Ibid., p. 310-311.

(4) Voir L'apologie de Socrate, dans Platon, Oeuvres complètes, tome I, Paris, Gallimard, 1950, p. 147-183.

(5) Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, dans Oeuvres philosophiques, vol I, Paris, Gallimard, 1980, p. 1158-1159. Rappelons brièvement que dans la première antinomie, à laquelle se rattache cette solution transcendantale, la thèse comme l'antithèse peuvent être démontrées logiquement (ibid., p. 1086-1087). Cette situation est impossible pour la raison qui se dit que les deux ne peuvent être également vraies puisqu'elles se contredisent. L'idéalisme transcendantal démontre que la thèse est fausse («le monde n'a pas de premier commencement quant au temps, ni de limite extrême quant à l'espace»). La situation sera la même dans le cas de la deuxième antinomie, alors que les thèses des troisième et quatrième antinomies sont déclarées vraies. Tous ces jugements ne tombent évidemment pas au hasard mais en conformité avec la «règle d'après laquelle l'expérience doit, en conformité à son objet, être instituée et continuée» (ibid., p. 1159).

(6) Dans le prologue du dialogue qui porte son nom, Phédon décrit les derniers moments du maître: «Ce qui est sûr, c'est que, pour ma part, j'éprouvai, pendant que je me trouvais auprès de lui, d'étranges émotions. Non, en effet, en face de la mort d'un homme dont j'étais le familier, ce n'est pas de la pitié qui me venait; car c'était un homme heureux qui se présentait à moi, tant par son attitude que par son langage: si grandes étaient, en face de la mort, sa sérénité et sa vaillance!» (Platon, Phédon, dans Oeuvres complètes, tome I, p. 766).

(7) Édition établie par Sergio Campailla, traduit de l'italien par Marilene Raiola, Paris, Éditions de l'Éclat, 1989.

(8) Ibid., p. 41.

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