Héloïse et Abélard

Remy de Gourmont
M. Maurice de Waleffe vient d'étudier à nouveau l'histoire de ces deux amants célèbres; la partialité qu'il a mise dans son jugement n'a pas été sans étonner quelque peu ceux qui la connaissaient assez bien déjà. C'est un article de M. Roujon qui me signala, en voyage, qu'Abélard avait encore des ennemis et que, sorti assez maltraité des mains de Fulbert, il était retombé, après plus de huit siècles, entre celles, non moins redoutables, d'un écrivain français armé non plus du couteau, mais du sarcasme. Sans doute, malgré son malheur, Abélard demeure une figure plus imposante que sympathique, mais cet homme orgueilleux et volontaire, à l'esprit libéral et à demi révolté, est loin d'être méprisable. Je me mis donc en quête du livre, je le trouvai, et je le lus dans une ville dont bien des rues et des monuments rappellent encore, au moins par la chaîne des évocations, le vieux Paris du douzième siècle qu'Abélard avait empli de son éloquence, de sa renommée, du scandale de ses amours. Les femmes ne changent que par le milieu et le costume : j'évoque facilement Héloïse, et je me présenterais devant elle sans nul embarras que mon indignité. Pour les hommes, c'est plus difficile; il y a la profession qui les marque et les spécialise. Je ne sais comment le peuple, qui, du moins à Paris, a gardé un culte pour les deux personnages, se figure Abélard, mais moi je me le figure très mal. La profession moderne dont celle d'Abélard se rapproche le plus est celle de conférencier. L'Université, il s'en faut de plus d'un siècle, n'existe pas encore. Un professeur doit pourvoir lui-même à sa chaire et à ses élèves, par lesquels il est payé. Il ouvre une école à ses frais et ne gagne un peu d'argent qu'en proportion de son éloquence ou du genre de son enseignement. On enseigne la grammaire, la musique, la théologie, la philosophie. Abélard était de ceux qui avaient la faveur des étudiants ; ils se pressaient autour de lui par centaines et par milliers. Les succès de nos professeurs les plus éloquents sont peu de chose comparés à l'enthousiasme que soulevait Abélard. Lorsque des persécutions le forcèrent à transporter son école à Laon ou à Melun, c'était à sa suite comme l'exode d'un peuple. Il se fixa hors la ville, sur la montagne Sainte-Geneviève, alors presque déserte. Ecouter la parole d'un maître était le seul moyen de s'instruire, les livres étant plus rares encore qu'ils n'étaient chers. Ces maîtres libres et laïques ressemblent, bien plus qu'à nos modernes professeurs, aux philosophes et aux rhéteurs grecs et romains, qui parcouraient le monde civilisé en donnant des conférences partout où la recette est possible. L'enseignement a changé de nature, mais non de forme, celui d'Abélard, quoique à base théologique, car on ne connaît guère autre chose, a des tendances rationalistes et les auteurs païens tiennent dans ses citations plus de place, peut-être, que les extraits de la Bible et des Pères de l'Eglise. Orateur, il est aussi homme de lettres, poète et musicien. Dès l'âge de trente ans, il est l'homme le plus en vue de l'Europe et, dans des temps fort libres de mœurs, sa vie est austère. Cependant, comme il approchait de la quarantaine, rassasié de gloire et d'argent, repu de toutes les jouissances de la vanité, il réfléchit qu'il ne connaissait pas l'amour et il résolut de le connaître. Abélard est avant tout un homme de volonté et de décision. De plus, il a été gâté par la vie, qui a réalisé tous ses désirs et il ne doute pas que celui-là ne se réalise comme les autres. Cela arriva en effet : la femme sur laquelle il avait jeté les yeux tomba dans ses bras. Comme il le dit lui-même, il méprisait les courtisanes, sa profession ne lui laissait pas le loisir de faire la cour aux grandes dames, il était sans relations avec les bourgeoises ; ses besoins d'amour auraient donc été difficiles à satisfaire si la fortune n'avait mis sur son chemin une jeune fille de haute culture, d'ailleurs assez jolie, pupille et nièce d'un chanoine qui était fier de son intelligence et de son savoir, et désirait précisément la mettre entre les mains d'un bon professeur qui achèverait son éducation.

Poussé par le désir et au risque de paraître suspect, Abélard s'offrit lui-même et ne demanda en retour de ses leçons que la table et le logement. Le peu clairvoyant Fulbert, qui était probablement assez avare, accepta avec empressement. Il poussa la naïveté jusqu'à prier Abélard de la fouetter, si elle était indocile, enjoignant à sa nièce d'obéir en toutes choses au maître illustre en lequel il mettait toute sa confiance. Elle avait dix-sept ans. Ce caractère du chanoine Fulbert est énigmatique; aussi s'est-on demandé si tant de candeur apparente ne voilait pas beaucoup de ruse, s'il ne voulait pas tout bonnement mettre Abélard dans la nécessité d'épouser sa nièce, ce qui eut lieu en effet, mais dans des conditions qui ne satisfaisaient ni ses intérêts ni sa vanité. M. de Waleffe voit au contraire dans Abélard un hypocrite, un séducteur qui agit de sang-froid, un suborneur habile et méthodique. Il y a, semble-t-il, beaucoup d'exagération dans l'une ou l'autre de ces opinions. Que le chanoine ait été rassuré par la considération que si le maître devenait l'amant, il pouvait devenir l'époux, c'est très possible; à ce point de vue, Abélard, qui était libre, offrait plus de sécurité qu'un professeur ecclésiastique. D'autre part, il est certain qu'Abélard est entré chez Fulbert dans l'unique but de se faire aimer de sa nièce et d'en faire sa maîtresse, mais nous ne connaissons les faits que par les accusations qu'il a portées contre lui-même, à un moment où il ne pouvait se consoler de ses malheurs qu'en se persuadant qu'il les avait mérités. Naturellement orgueilleux et volontaire, il ne peut croire qu'il ait été entraîné par l'amour; il s'imagine qu'il a voulu ce qu'il ne pouvait s'empêcher de subir. Désire-t-on l'amour, si on ne le ressent déjà ? Mais laissons ces débats psychologiques. Comme le dit très bien Octave Gréard, dans son admirable étude sur les lettres des deux amants : « Quelle que soit la pensée qu'Abélard ait d'abord suivie, nul doute que, dans ce cœur impétueux, tous les calculs n'aient bientôt cédé la place à un autre sentiment. » Abélard fut amoureux et naïvement amoureux, avec enfantillage, avec passion. C'est en vain que M. de Waleffe a essayé de ridiculiser « la facile et peu glorieuse victoire d'un quadragénaire sur une enfant de dix-sept ans » ; il en fait une peinture aussi lascive que fantaisiste, avec force détails sur le vêtement, le lit, la coutume de coucher tout nu, la « toilette du soir », car il sait que ce fut le soir et qu'Abélard a crié à travers l'huis fermé au verrou : « Tire la targette de la porte ! » Mais l'amour n'est jamais ridicule et je ne vois pas qu'il y ait la moindre place pour la gaudriole dans le sombre et émouvant tableau qu'Abélard a tracé de ces premiers moments d'effusion : « Que vous dirai-je? nous fûmes d'abord réunis par le même toit, puis par le cœur. Sous prétexte d'étudier, nous nous donnions tout entiers à l'amour; ces mystérieux entretiens désirés par l'amour, les leçons nous en ménageaient l'occasion. Les livres étaient ouverts, mais il se mêlait dans les leçons plus de paroles d'amour que de philosophie, plus de baisers que d'explications; mes mains revenaient plus souvent à son sein qu'à nos livres; l'amour se réfléchissait dans nos yeux plus souvent que ne les attirait la lecture... » Et un jour ils ne lurent pas plus avant. On dirait que Dante a connu ce passage et qu'il en gardait le souvenir en écrivant l'épisode de Françoise de Rimini. C'est possible, car l'histoire d'Abélard et la confession qu'il rédigea de ses amours et de ses malheurs passionna bien longtemps les monastères et les écoles, et la noble figure d'Héloïse enflammait les imaginations.

Ce n'est guère que depuis quelques années, après les travaux de Rémusat et de Gréard, qu'on a pu se faire une idée juste du caractère d'Héloïse, type même de l'amante passionnée, fidèle jusqu'à la mort, résignée à taire son amour, si son amant l'exige, mais le gardant en son cœur inoublieux, tel qu'aux premiers jours, aussi vivant, aussi profond sous la dure robe de la religieuse que sous les ajustements de la jeune fille. Héloïse est la femme qui ne se reprend jamais quand elle s'est donnée, la femme pour qui l'homme auquel elle appartient est, amant ou époux, un maître et un dieu. Elle subira tous les déboires, toutes les mésaventures, toutes les humiliations sans se départir un seul instant de son attitude à la fois stoïque et passionnée. Jamais elle n'oubliera que c'est à Abélard qu'elle doit son initiation à la vie des sens, aussi bien qu'à la vie de l'esprit et elle demeure, même durcie par l'âge, la femme qui se souvient et qui est fière de se souvenir.

Il y avait à peu près un an qu'elle était sortie du couvent d'Argenteuil, où elle avait fait son éducation, quand elle rencontra Abélard. Ils se connaissaient de vue et de réputation. Abélard, qui n'avait rien d'un pédant, quoi que dise M. de Waleffe, était au contraire bien fait de sa personne, beau, élégant. « Toutes les femmes, dit-il ingénument, se seraient cru honorées de mon amour. » Héloïse, qui suivait avec assiduité ses leçons, avait sans doute rêvé plus d'une fois de cet homme illustre et séduisant. Elle-même, plus instruite, malgré sa jeunesse, que les femmes de son temps, avait dans Paris une réputation d'esprit et sans doute s'était-elle exercée déjà dans les compositions littéraires, dans les disputes d'éloquence. Tout en elle annonçait la femme supérieure qu'elle allait devenir, quand l'amour lui aurait fait comprendre le sens de la vie. Nuls amants ne furent jamais mieux faits l'un pour l'autre, et s'il est vrai qu'Abélard avait formé de subtils plans de séduction, ils se trouvèrent inutiles devant cette vierge ardente qui ne demandait qu'à aimer celui qu'elle admirait. Tout, dans la suite de sa vie, indique la femme qui s'est donnée librement et joyeusement. Ils se séduisirent l'un et l'autre et obéirent dans la même minute à la fatalité qui les menait dans la joie vers une infortune presque sans exemple.

Abélard, négligeant l'étude et la philosophie, faisait pour sa maîtresse des poèmes et des chansons qu'il mettait lui-même en musique. Il eut l'imprudence de les montrer à ses amis, qui d'ailleurs s'inquiétaient de son changement d'attitude, de ses distractions, de la faiblesse de ses leçons; il n'inventait plus, il récitait. Tout Paris connut bientôt la passion qui l'enlevait à l'éloquence et aux belles lettres, mais le dernier informé fut, comme d'usage, le principal intéressé, l'oncle, le tuteur, le chanoine Fulbert. Il ferma sa porte au précepteur et surveilla sa nièce avec un soin qui venait un peu tard et qui se montra assez inefficace, puisque les amants continuèrent sinon de se voir, du moins de s'écrire. Abélard, à ce propos, ne manque pas de vanter les bienfaits de la science: peu d'amants, à cette époque, auraient eu comme eux la ressource des missives ! La grossesse de la jeune fille devenant certaine, il la décide à fuir, craignant le scandale, lui offre un asile dans sa famille, au Pallet, près de Nantes. C'est là qu'Héloïse mit au inonde un fils qu'ils appelèrent, on ne sait par quels motifs, de ce singulier nom, Astrolabe !

Cependant, la fuite d'Héloïse avait rendu Fulbert comme fou. Il se répandait en menaces, méditait des vengeances, puis tombait accablé par la douleur. C'est alors qu'Abélard lui offrit d'épouser celle qu'il avait séduite, pourvu que le mariage restât secret; car il faut reconnaître qu'il pense, un peu plus peut-être qu'il ne le devrait, en de telles circonstances, à sa réputation d'homme chaste et de philosophe au-dessus des passions humaines. Il ne peut pas surmonter les préjugés de son temps qui considèrent le mariage comme incompatible avec une profession intellectuelle. Héloïse partageait ces idées, et dès qu'il fut question d'un mariage, même secret, elle refusa, moins par abnégation que par logique. Le mariage, qui diminuerait Abélard dans l'opinion, ne la tente pas. Si le secret de leurs amours a été divulgué, n'en sera-t-il pas de même de celui de leur mariage? Elle ajoute, argument qu'on n'est pas très surpris de trouver dans la bouche d'une jeune fille du douzième siècle, époque à laquelle le concubinat, nullement réprouvé, est ouvertement pratiqué par toute la classe intellectuelle, ecclésiastiques, clercs, professeurs, elle ajoute « que le titre d'amante serait infiniment plus précieux pour elle et honorable pour moi (c'est Abélard qui rapporte ses propos) que celui d'épouse; elle voulait me conserver seulement par une faveur de ma tendresse et non pas me tenir enchaîné par le lien conjugal. D'ailleurs, nos séparations momentanées répandraient sur nos rapprochements d'autant plus de charme qu'ils seraient plus rares. » Cette fille de dix-huit ans a le génie de l'amour. Elle est née amante, comme les autres femmes naissent épouses et mères de famille. Elle parle comme Mlle de Lespinasse et comme une héroïne de George Sand. Au temps de Louis le Gros, elle a une conception de la vie purement romantique !

Le mariage eut lieu cependant. Abélard le raconte très joliment : « Nous recommandons à ma sœur notre jeune fils et nous revenons secrètement à Paris. Quelques jours plus tard, après avoir passé une nuit à célébrer vigiles dans une église, à l'aube du matin nous reçûmes la bénédiction nuptiale en présence de l'oncle d'Héloïse et de plusieurs de ses amis et des nôtres. Ensuite nous nous retirâmes séparément et avec le même mystère, et nous ne nous vîmes désormais que rarement et en cachette, pour dissimuler le mieux possible ce qui s'était passé. » Ce fut en vain. Fulbert et sa famille ne purent s'empêcher de se vanter de ce mariage inespéré et d'en tirer vanité. Héloïse protestait, elle fut maltraitée. Abélard lui fit prendre la fuite une seconde fois et l'envoya chez les nonnes d'Argenteuil, où elle avait été élevée. Fulbert l'accusa, comme M. de Waleffe, de n'avoir mis sa femme au couvent que pour s'en débarrasser et c'est alors qu'il médita et accomplit la vengeance que l'on connaît. Ce n'est donc pas, comme il est cru généralement, un motif d'honneur ou de douleur qui poussa Fulbert à ce crime affreux, mais un vulgaire sentiment d'amour-propre. La légende a simplifié l'histoire et y a mis plus de logique. Accablé, Abélard se fit moine à Saint-Denys. Le même jour, en apprenant l'effroyable nouvelle, Héloïse prit le voile à Argenteuil. François Villon résume toute l'histoire en trois vers :
    Où est la très sage Héloys,
    Pour qui fut chastré et puis moyne
    Pierre Esbaillart à Saint-Denys ?
La très sage Héloïse n'a plus d'amant, mais l'amour la tient toujours. Plongé dans la honte et dans le désespoir, Abélard fut longtemps avant de se résoudre à la revoir et il ne s'y résolut que pour venir à son secours quand les religieuses d'Argenteuil, soudain expulsées, se trouvèrent sans asile. Plus tard encore, Abélard raconta les aventures de sa vie dans une « Lettre à un ami », qui fut rendue publique et parvint aux mains d'Héloïse. C'est alors que commence entre eux cette correspondance, grâce à laquelle, selon le mot du philosophe Cousin, leurs amours sont entrés dans l'histoire de l'humanité. Très refroidi par son accident (on le serait à moins), Abélard s'enferme dans une affection prudente et toute paternelle. Il se resserre. Devenu moine, sans vocation religieuse, il se soumet à la destinée et ne daigne pas regretter un bonheur inutile. Héloïse, au contraire, qui n'a rien oublié, se complaît dans des souvenirs dont rien ne peut la détacher. Elle a aimé, elle aime, elle aimera jusqu'à la mort; et c'est par amour même qu'elle cède aux conseils désabusés de son mari et consent à faire le silence sur des sentiments impérissables. Quand on a lu la première lettre d'Héloïse, dit M. Gréard, on ne l'oublie jamais. Et il faut peut-être la lire pour comprendre jusqu'où peut aller la passion dans le cœur d'une femme.

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Jules Michelet


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