Finesse et géométrie

Léon Brunschvicg
Les premiers lecteurs des Provinciales furent étonnés d'apprendre qu'elles étaient l’œuvre de Blaise Pascal. « Longtemps, écrit Tallemant des Réaux, on a ignoré qu'il en fût l'auteur; pour moi, je ne l'en aurais jamais soupçonné; car les Mathématiques et les Belles-Lettres ne vont guère ensemble. » A quoi Pascal semble répondre en distinguant, dans les Pensées, deux sortes d'esprits qui se rencontrent rarement chez un même homme : l'esprit de finesse et l'esprit de géométrie. Cette distinction sert à fonder un tableau des valeurs qui domine notre conception du monde spirituel, qui dicte, dans notre vie de tous les jours, notre jugement sur les êtres et sur les choses. Nous abandonnons, non pas précisément aux disputes des savants, mais bien plutôt à leur accord trop facile et presque ennuyeux, le domaine de la mathématique et de la physique. En ce qui touche la réalité, pour les affaires humaines, depuis la psychologie du cœur jusqu'au maniement des relations internationales, nous réclamons une forme d'intelligence qui nous apparaît supérieure, parce qu'elle est capable d'apercevoir dans leur ensemble la connexion solidaire, la réaction réciproque, de principes qui ne se laissent pas isoler l'un de l'autre comme les principes « nets et grossiers » dans la géométrie. « Les géomètres qui ne sont que géomètres ont l'esprit droit, mais pourvu qu'on leur explique bien toutes choses par définitions et principes; autrement ils sont faux et insupportables, car ils ne sont droits que sur les principes bien éclaircis. » Or, « dans les choses de finesse », les principes sont en grand nombre, alors que l'omission d'un seul principe mène à l'erreur, et ils sont trop déliés pour qu'on puisse les palper et les manier, more geometrico : « On les voit à peine, on les sent plutôt qu'on ne les voit; on a des peines infinies à les faire sentir à ceux qui ne les sentent pas d'eux-mêmes. »

La distinction que nous venons de rappeler est devenue classique. Il eût été assurément superflu de l'évoquer à nouveau, si Pascal lui-même s'en était tenu aux lignes « nettes et grossières » de cette opposition. Mais, dans un autre endroit des Pensées, il revient sur la définition de l'esprit géométrique, et la caractéristique qu'il en donne, cette fois, est tout à fait différente : « Les uns comprennent bien les effets de l'eau, en quoi il y a peu de principes; mais les conséquences en sont si fines, qu'il n'y a qu'une extrême droiture d'esprit qui y puisse aller. Et ceux-là ne seraient peut-être pas pour cela grands géomètres, parce que la géométrie comprend un grand nombre de principes, et qu'une nature d'esprit peut être telle qu'elle puisse bien pénétrer peu de principes jusqu'au fond, et qu'elle ne puisse pénétrer le moins du monde les choses où il y a beaucoup de principes. Il y a donc deux sortes d'esprits : l'une, de pénétrer vivement et profondément les conséquences des principes, et c'est là l'esprit de justesse; l'autre, de comprendre un grand nombre de principes sans les confondre, et c'est là l'esprit de géométrie. L'un est force et droiture d'esprit, l'autre est amplitude d'esprit. Or l'un peut bien être sans l'autre, l'esprit pouvant être fort et étroit, et pouvant être aussi ample et faible. »



Les deux fragments auxquels nous nous référons seraient comme deux tableaux qui sont du même peintre, mais dont le sujet n'est pas le même. Comparé à l'esprit de finesse, l'esprit géométrique se reconnaît à la facilité d'un ordre unilinéaire qui permet d'aller droit et loin devant soi. Les choses vont tout autrement quand il est opposé à l'esprit de justesse. En effet, l'esprit de justesse suffit, suivant Pascal, pour la simplicité des problèmes physiques, à cause du petit nombre des principes. L'esprit géométrique, au contraire, a l'envergure du conquérant qui embrasse dans son intelligence une multiplicité complexe de principes, et réussit à les faire concourir pour un progrès d'ensemble.

Lorsque Pascal dictait ses réflexions sur l'esprit de géométrie et l'esprit de finesse, nous croyons apercevoir les personnages qu'il se représentait lui-même. Le chevalier de Méré, si brillant et si décevant, dont il disait à Fermat : « Il a très bon esprit; mais il n'est pas géomètre », figure la finesse séparée de la géométrie, le fin qui n'est que fin. Quand au géomètre qui n'est que géomètre, son identité n'est guère moins douteuse : c'est le vieil ami d'Étienne Pascal, c'est Roberval : « Quand j'étais à Paris, raconte Leibniz, on se moquait de M. Roberval, parce qu'il avait voulu démontrer quelques axiomes d'Euclide. » Roberval paraît bien avoir été le véritable héros de l'anecdote célèbre où un mathématicien de profession, entraîné à la représentation de Polyeucte, s'écrie en sortant : Qu'est-ce que cela prouve? Ajoutons, pour compléter le signalement, qu'au témoignage de Gilberte Perier, son frère se serait détaché de Roberval après avoir reconnu « combien il était médiocre métaphysicien sur les choses spirituelles ».

Les exemples du second fragment que nous avons cité, montrent que Pascal avait à ce moment-là tout autre chose en tête. Ce n'est plus à Roberval ou à Méré qu'il pensait, c'est à ses propres travaux. Pour expliquer de la façon la plus claire les expériences, si nombreuses et si diverses, dont la découverte de Torricelli lui avait suggéré l'idée, il avait été amené à considérer les conséquences de la pesanteur de l'air comme une simple application des lois qui régissent la pression des liquides; il avait écrit, peu de temps sans doute avant son renoncement au monde, un Traité de l'Équilibre des Liqueurs. De ce principe bien établi que les liqueurs pèsent suivant leurs hauteurs, il y conclut directement le fait paradoxal qu'un petit filet d'eau tient un grand poids en équilibre. Le Traité, publié après la mort de Pascal, ne laisse effectivement rien à désirer, ni pour la rigueur intrinsèque de la démonstration, ni pour la perfection avec laquelle il prépare, avec laquelle il implique rationnellement, le Traité de la Pesanteur de la Masse de l'Air. Ceux à qui Pascal avait pu communiquer le chef-d’œuvre ont eu le sentiment qu'ils étaient conduits à travers « les effets de l'eau », fussent-ils les plus imprévus et les plus déconcertants, par un maître de pleine et irrésistible évidence.

L'admiration suscitée par les travaux de géométrie qu'il entreprit au cours des années 1658 et 1659, a un caractère tout différent. Il avait songé au problème de la Roulette avec le seul désir d'occuper des nuits d'insomnie et de souffrance. Mais le duc de Rouannez, « formant sur cette invention un dessein qui ne regardait que la gloire de Dieu», lui donna le conseil de mettre au concours les solutions qu'il venait de découvrir. La difficulté des méthodes mises en œuvre par Pascal était telle que tout le monde autour de lui avait, comme lui-même sans doute, la conviction qu'aucun des concurrents éventuels ne serait effectivement en état d'obtenir le prix.

A quoi tient donc cette extraordinaire tension que réclame maintenant la géométrie, en contraste avec l'heureuse facilité de l'hydrostatique? C'est que, pour pratiquer les procédés d'intégration employés par Pascal, il faut obtenir, de l'espace et sur l'espace, plus que l'intuition spatiale ne peut naturellement fournir. A la base de l'intuition naturelle, il y a la distinction des trois dimensions : longueur, largeur, profondeur. Additionnez autant de lignes ou de surfaces que vous voudrez, vous aurez encore des lignes ou des surfaces. Mais la géométrie des indivisibles, au scandale des plus « beaux esprits » du XVIIe siècle depuis Gassendi jusqu'à Bayle, demande que nous considérions une surface comme la somme d'une multitude indéfinie de lignes, un volume comme la somme d'une multitude indéfinie de surfaces. Elle nous oblige à quitter le terrain des raisonnements traditionnels où la force semblait s'acheter au prix de l'étroitesse; dans le domaine qu'elle aborde, la fécondité sera fonction de l'amplitude intellectuelle : «Je vous apprends, écrivait Méré à Pascal, que, dès qu'il entre tant soit peu d'infini dans une question, elle devient inexplicable parce que l'esprit se trouble et se confond. De sorte qu'on en trouve mieux la vérité par le sentiment naturel que par vos démonstrations. » Et Méré aurait eu sans doute raison, s'il se fût adressé à tout autre que Pascal. Mais Pascal a surmonté ce trouble naturel de l'esprit; il a préservé de toute confusion le maniement de principes qui ne se laissent ni énumérer ni palper suivant les modes ordinaires de la géométrie. Ajoutons qu'il ne disposait pas, à cet égard, de l'algorithme approprié que la génération suivante allait créer, avec Newton et avec Leibniz. Il n'avait aucun instrument qui concentrât et qui appuyât, en donnant le moyen de ne pas le renouveler à tout instant, l'effort de la pensée. Chaque difficulté devait être abordée de front, et réclamait, pour être résolue, l'invention d'un procédé nouveau.



Par là, on se rend compte que le portrait du géomètre, tracé par Pascal, du moment qu'il interroge sa propre conscience scientifique, ne ressemble plus du tout à celui qui s'était introduit dans cette sorte de diptyque où le géomètre pur est placé en face de l'homme du monde, de l'« honnête homme », et aperçu à travers l'optique particulière de cet homme du monde. Inévitablement s'évoquent ici les expressions dont se sert un génie non moins effrayant que celui de Pascal, cet Évariste Galois qui disait de lui-même : « Il me manque pour être un savant de n'être que cela. Le cœur chez moi s'est révolté contre la tête », – et qui devait mourir à vingt ans, dans l'absurdité d'un « duel républicain », après avoir ouvert une voie imprévue et triomphale aux spéculations mathématiques du XIXe siècle. « De toutes les connaissances, écrit Galois, on sait que l'Analyse pure est la plus immatérielle, la plus éminemment logique, la seule qui n'emprunte rien aux manifestations des sens. Beaucoup en-concluent qu'elle est, dans son ensemble, la plus méthodique et la mieux ordonnée. Mais c'est erreur... Tout cela étonnera fort les gens du monde qui ont pris le mot mathématique pour synonyme de régulier. En vain les analystes voudraient-ils se le dissimuler : ils ne déduisent pas, ils combinent, ils comparent; quand ils arrivent à la vérité, c'est en heurtant de côté et d'autre qu'ils y sont tombés. »

Le malentendu est, d'ailleurs, aisé à expliquer. Lorsque « l'homme du monde » voit dans le géomètre une sorte d'automate, aveugle et impassible, dressé au déroulement abstrait et imperturbable d'un fil purement logique, sa conviction a la couleur sentimentale et intuitive, la ténacité incroyable, des impressions que l'enfance a enracinées en nous. Les mathématiques, depuis Euclide jusqu'à nos jours, n'ont-elles pas été enseignées sous la forme de théories qui consistent à déployer, sous les yeux des « enfants étonnés », un appareil artificiel et rébarbatif, d'une perfection implacable, sans aucun de ces moments de détente où la communication pourrait s'établir entre le savoir du maître et l'intelligence de l'élève, où l'horizon s'éclairerait, où la fatigue de la marche s'allégerait, par la contemplation des progrès accomplis, surtout par l'indication du but qu'il s'agit d'atteindre, de la manœuvre destinée à obtenir le succès? Du fait que les mathématiques lui sont ainsi enseignées, l'enfant a inféré, sans même s'en apercevoir, qu'ainsi elles ont été inventées. Et cette inférence va se trouver confirmée par la pratique des mathématiciens qui, fidèles aux habitudes séculaires de la pédagogie géométrique, mettent leur souci d'élégance et de coquetterie à ne lancer leurs découvertes « dans le monde» que vêtues, ou déguisées, à la mode d'Euclide; ils sont pourtant les premiers à savoir, et ils auraient dû être les premiers à dire, comment elles sont arrivées « au monde », dans la splendeur nue de leur vérité.

Il convient, d'autre part, de remarquer que la tradition euclidienne exprime une espérance profonde, cette espérance que la vérité scientifique assurera les bases solides d'une communauté spirituelle, raison d'être de l'humanité. La paix serait établie, pensait Leibniz, la paix par la justice et pour l'amour, s'il nous était possible de disposer tous nos concepts, aussi bien ceux qui correspondent à des valeurs psychologiques ou morales qu'à des réalités visibles et tangibles, en un tableau unique où ces concepts seraient accompagnés de leurs coefficients exacts, de telle sorte qu'en cas de désaccord privé ou de conflit politique il suffirait de dire aux parties en cause : Calculons.

Tout philosophe qui ne se borne pas à disserter sur la nécessité abstraite du progrès, qui prend effectivement à cœur l'intérêt de l'humanité, se voue au perfectionnement des disciplines capables d'avancer l'heure de la démonstration, c'est-à-dire de la pacification universelle. De ce point de vue ç'a été un grand événement que la découverte de la géométrie analytique : partant des notions d'algèbre les plus simples, les plus transparentes à l'intelligence, Descartes détermine avec une rigueur entière les propriétés des courbes dans l'espace. Et l'on sait comme Descartes avait pleine conscience de la portée de son œuvre : il avait d'abord voulu donner au Discours de la Méthode ce titre, un peu long sans doute, mais combien expressif : « Le projet d'une science universelle qui puisse élever notre nature à son plus haut degré de perfection. Plus la Dioptrique, les Météores et la Géométrie, où les plus curieuses matières que l'auteur ait pu choisir, pour rendre preuve de la Science universelle qu'il propose, sont expliquées en telle sorte que ceux mêmes qui n'ont point étudié les peuvent entendre. »

De ce point de vue Arnauld tentera de mettre à profit la réforme cartésienne des mathématiques pour faire de la géométrie l'instrument efficace d'une pédagogie rationnelle, pour appuyer l'Art de Penser sur des bases plus larges et plus solides. Pascal s'associe aux travaux de Port-Royal en vue de renouveler la technique de l'éducation; et nous avons conservé les pages où il avait dégagé les caractéristiques de la méthode qui conférerait à l'intelligence humaine une vertu d'infaillibilité : « Cette véritable méthode qui formerait les démonstrations dans la plus haute excellence, s'il était possible d'y arriver, consisterait en deux choses principales : l'une, de n'employer aucun terme dont on n'eût auparavant expliqué nettement le sens; l'autre, de n'avancer jamais aucune proposition qu'on ne démontrât par des vérités déjà connues; c'est-à-dire, en un mot, à définir tous les termes et à prouver toutes les propositions. »

Seulement (et la forme conditionnelle qu'emploie Pascal est déjà un avertissement à cet égard), « cette véritable méthode » correspond-elle à la pratique effective des géomètres, ou bien exprime-t-elle un idéal qui demeure inaccessible? A cette question, Pascal répond d'une façon catégorique : la géométrie humaine n'atteint pas à l'absolu de la démonstration parfaite, et elle ne peut pas y atteindre. C'est une chimère de prétendre réaliser les conditions « du véritable ordre, qui consiste, comme je disais, à tout définir et à tout prouver. Certainement cette méthode serait belle, mais elle est absolument impossible; car il est évident que les premiers termes qu'on voudrait définir en supposeraient de précédents pour servir à leur explication, et que de même les premières propositions qu'on voudrait prouver en supposeraient d'autres qui les précédassent; et ainsi il est clair qu'on n'arriverait jamais aux premières. Aussi, en poussant les recherches de plus en plus, on arrive nécessairement à des mots primitifs qu'on ne peut plus définir, et à des principes si clairs qu'on n'en trouve plus qui le soient davantage pour servir à leur preuve. »

Ce qui revient à dire, en termes de simple bon sens, que, si l'idéal de la démonstration absolue est impraticable, ce n'est pas du tout parce qu'il serait en fait, au-dessus des forces humaines, c'est parce qu'en droit, et selon l'évidence de l'argumentation développée par Pascal, il est simplement et nettement contradictoire. Je vois bien que Pascal semble faire grief à la raison de n'avoir pas réussi à surmonter cette contradiction; il termine par cette remarque le paragraphe que nous venons de citer : « D'où il paraît que les hommes sont dans une impuissance naturelle et immuable de traiter quelque science que ce soit dans un ordre absolument accompli. » Mais il est aisé d'apercevoir ce que vise ici Pascal, c'est le rêve millénaire d'une logique capable d'engendrer la vérité par le seul progrès d'une déduction qui se suffirait à elle-même, dès son principe et jusqu'à son terme. Une telle logique, en effet, ne saurait s'achever sans violer ses propres lois, puisqu'elle devrait accréditer les procédés qu'elle dénonce comme des sophismes, cercle vicieux ou pétition de principe. Et comment la raison humaine, qui est inséparable du bon sens, accepterait-elle de se laisser juger sur la caricature qu'avait tracée d'elle, aux siècles de barbarie et de logomachie, le sens commun des logiciens scolastiques?


Ici encore, l'expérience véritable que fournit la carrière mathématique de Pascal est utile à consulter pour faire évanouir, comme un fantôme de revenant, l'imagination d'une raison à la fois prétentieuse et chimérique, d'un pur esprit de géométrie « faux et insupportable ». Il faut reconnaître d'ailleurs que cette imagination devait jouer un rôle important dans le système apologétique médité par Pascal, car elle lui paraissait particulièrement propre à y favoriser son dessein de rabaisser et de discréditer les valeurs d'origine proprement humaine.

Comme son père, comme les savants parisiens au milieu desquels il a grandi, Blaise Pascal est assez mal disposé pour Descartes, qui était loin d'être bienveillant à leur égard. Un des correspondants de Pascal, le chanoine Sluse, marque son étonnement du peu de cas qu'il lui voit faire de l'analyse « spécieuse » de Descartes. La géométrie de Pascal n'est nullement la géométrie intellectualisée de l'algébriste; c'est une géométrie qui concentre son effort sur le caractère proprement spatial de son objet. Dès 1640, Pascal s'engage dans la voie que Desargues avait ouverte; il fait intervenir la considération de la perspective optique pour faire dériver d'un principe commun les diverses propriétés des sections coniques, bandant l'esprit, selon l'expression significative de Leibniz, par une forte imagination du cône. Lorsqu'il s'attache à l'étude des nombres il y voit tout autre chose que des créations de l'homme, sortant tout armées du jeu des définitions. Son souci au contraire, est de distinguer, dans l'énoncé des règles de divisibilité, ce qui tient au choix du système de numération et ce qui exprime « la nature intrinsèque des nombres ». Par exemple, la règle de divisibilité par 9, qui est particulièrement simple dans notre système décimal, deviendrait plus compliquée si l'on convenait d'adopter le système duodécimal où, par contre, la règle de divisibilité par 11 jouirait à son tour du privilège de la simplicité. Ainsi dans ce domaine de l'arithmétique pure, que l'on croirait livré tout entier à la logique homogène d'une déduction uniforme, se manifestent de véritables « effets de nature », que la raison n'aurait pas pu prévoir, qui renversent les prétendues intuitions du sens commun : « J'en sais qui ne peuvent comprendre que qui de zéro ôte 4 reste zéro. »

A ce fait d'une évidence paradoxale correspond une propriété de l'infini qui n'est pas moins évidente et qui n'est pas un moindre paradoxe : « L'unité jointe à l'infini ne l'augmente de rien, non plus qu'un pied à une mesure infinie. » Ici s'arrêtent, lorsqu'ils sont abandonnés à eux-mêmes, les esprits fins qui ne sont pas géomètres. Mais ici Pascal tentera de les recueillir dans l'espoir de les conduire, par la voie de la mathématique, à « des réflexions qui valent mieux que tout le reste de la géométrie même ».

Jacques Peletier, en visite chez Montaigne, lui révéla l'existence des lignes asymptotes; d'où Montaigne ne tirait d'autre conséquence que d'étendre sa profession de scepticisme spéculatif à la géométrie : elle pensait « avoir gagné le haut point de certitude parmi les sciences »; or, ses « démonstrations inévitables » se heurtent à la « vérité de l'expérience » qu'elles prétendent en vain « subvertir ». Mais cet appel à l'empirisme, pour qu'il nous autorise à fermer les yeux sur la réalité du fait mathématique, avérée par la rigueur du raisonnement, masque la fausse finesse, la naïveté profonde, d'un « ignorant ». Aux « effets de nature » dédaignés par Montaigne, Pascal demandera de marquer le moment décisif de son argumentation en faveur du christianisme, d'écarter les préventions du jugement humain contre les mystères du dogme, témoins ces mots jetés en vue d'une conférence à Port-Royal : « Incompréhensible. Tout ce qui est incompréhensible ne laisse pas d'être. Le nombre infini. Un espace infini, égal au fini. Incroyable que Dieu s'unisse à nous. »

Ainsi va s'ouvrir, de la mathématique vers la foi, un passage inaperçu des géomètres qui ne sont que géomètres, de Descartes aussi bien que de Roberval. Aux yeux de Pascal, en effet, la métaphysique cartésienne nous détourne de la religion au moment même où elle prétend nous y mener, parce qu'elle commence par placer l'essence divine sur le même plan de rationalité que les essences mathématiques : « Il est certain, écrit Descartes en parlant de Dieu, que je ne trouve pas moins en moi son idée, c'est-à-dire l'idée d'un être souverainement parfait, que celle de quelque figure, ou de quelque nombre que ce soit. Et je ne connais pas moins clairement et distinctement qu'une actuelle et éternelle existence appartient à sa nature, que je connais que tout ce que je puis démontrer de quelque figure, ou de quelque nombre, appartient véritablement à la nature de cette figure ou de ce nombre. » Or, à supposer légitime l'argument que Descartes présente comme « une preuve démonstrative de l'existence de Dieu », en admettant que la philosophie, plus heureuse que la science, soit autorisée à déduire d'une définition abstraite la réalité d'un Être, il resterait que le Dieu des Chrétiens n'est ni une vérité géométrique, ni même « l'auteur des vérités géométriques ». Il ne saurait se conclure d'une spéculation ontologique, fût-elle due à un géomètre de génie : « C'est un bon mathématicien, dit-on. Mais je n'ai que faire de mathématiques : il me prendrait pour une proposition. »

Le Dieu de Pascal est « Dieu d'Abraham, Dieu d'Isaac, Dieu de Jacob ». Il se connaît par l'histoire, et le problème est de construire sa psychologie à l'aide d'une hypothèse qui explique les phénomènes de l'histoire : « On n'entend rien aux ouvrages de Dieu si on ne prend pour principe qu'il a voulu aveugler les uns, et éclairer les autres. » Il ne faut donc pas que la religion soit « certaine »; il faut que les hommes engagent leur destinée dans leur foi, par un acte qui exprime l'inclination de leur cœur; il faut qu'ils parient. Mais en même temps qu'il s'est jalousement réservé le choix des élus, le Dieu de Pascal prescrit de ne rien épargner pour tourner en instruments de charité, en moyens de conversion, les dons que l'on a reçus de lui. Jadis le chevalier de Méré a suggéré à Pascal les problèmes de probabilités : « Étant grand joueur, rapporte Leibniz, il donna les premières ouvertures sur l'estime des paris; ce qui fit naître les belles pensées De Alea de MM. Fermat, Pascal et Hugens, où M. Roberval ne pouvait ou ne voulait rien comprendre. » La suggestion de Méré avait pu apparaître comme un défi au géomètre de pénétrer dans les choses de finesse. Mais, où s'embarrasse la logique brutale et rigide d'un Roberval, passe et triomphe la souplesse agile et sûre d'un Pascal. Succès profane où il sera permis de voir le prélude et le gage d'une victoire d'un tout autre ordre, si c'est en effet le dessein de Dieu que Pascal ramène une âme, en s'adressant au libertin dans le langage que tous deux parlaient autrefois. Mathématicien et chrétien comme Descartes, mais autrement mathématicien et autrement chrétien, Pascal donne à l'argument traditionnel du pari une forme qu'il estime scientifiquement irréprochable : « Notre proposition est dans une force infinie, quand il y a le fini à hasarder à un jeu où il y a pareils hasards de gain que de perte, et l'infini à gagner. Cela est démonstratif; et si les hommes sont capables de quelque vérité, celle-là l'est. »



La méditation de l’œuvre de Pascal retourne complètement les rapports qui semblaient s'établir entre l'esprit de géométrie et l'esprit de finesse lorsqu'on prenait pour point de repère une mathématique fictive et impossible, une mathématique telle qu'elle devrait être sans doute pour remplir l'idéal scolastique de la déduction absolue, mais telle qu'elle n'est pas dans la réalité de son devenir scientifique. Il n'y aurait pas de pire erreur, du point de vue de Pascal lui-même, que d'imaginer deux mondes différents, correspondant aux deux types d'intelligence : ici « des choses de finesse » que les géomètres seraient, par définition, incapables de saisir; là un domaine géométrique où l'esprit de finesse n'aurait que faire. Ce qui caractérise un Pascal, c'est, tout au contraire, qu'il a traité des affaires morales et religieuses aussi géométriquement qu'il a su aborder finement le calcul des probabilités et la géométrie infinitésimale. Sur un terrain tout brûlant de passions politiques et d'intérêts ecclésiastiques, l'auteur des Provinciales porte la loyauté incorruptible, la rigueur implacable, du savant qui n'a d'autre zèle que celui de la vérité. Le mathématicien, à son tour, rompt les cadres des disciplines classiques pour remonter à la source d'un ordre qui échappait à la logique traditionnelle – Saint Thomas ne l'a pas gardé –; il parvient au point où « même les propositions géométriques deviennent sentiments... Le cœur sent qu'il y a trois dimensions de l'espace et que les nombres sont infinis. »

Dans ce rapprochement étroit, dans cette fusion intime, entre la géométrie et la finesse, réside toute l'intelligence de la civilisation moderne. « A mesure qu'on a plus d'esprit, remarque Pascal, on trouve qu'il y a plus d'hommes originaux. » A mesure qu'ils ont eu plus d'esprit, les analystes ont découvert qu'il y avait plus de fonctions originales, avec plus de singularités inattendues. Les branches « aberrantes » de la science, méconnues ou combattues lors de leur origine, depuis les géométries non-euclidiennes jusqu'au calcul des probabilités, ont donné à la physique l'armature interne capable de lui assurer la domination rationnelle de ce double infini dont Pascal n'évoquait la perspective qu'avec l'arrière-pensée de mettre en relief l'humilité de la condition humaine. Jamais sans doute comme aujourd'hui la géométrie ne s'est, avec plus de succès, appuyée sur la finesse : elle est devenue l'école de la finesse véritable.

Le danger trop évident qui menace actuellement la civilisation doit être cherché d'un autre côté. Il est dans cette présomption illusoire de finesse, qui croit avec le mépris de la science et de la raison. L'orgueil et la paresse, « qui sont, suivant Pascal, les deux sources de tous les vices », sont effrayés par ce que la continuité du progrès dans l'ordre de l'intelligence exige d'effort laborieux et méthodique; dans l'opposition prétendue entre la géométrie et la finesse ils trouveront un prétexte commode et flatteur pour se dispenser de toute application « haute et sérieuse ». N'est-ce pas, faisait observer Leibniz, ce qui se passe trop souvent « quand il s'agit d'un mariage qui se traite, d'une guerre qu'on doit entreprendre, d'une bataille qui se doit donner? Car en ce cas plusieurs seront portés à éviter la peine de la discussion, et à s'abandonner au sort, ou au penchant, comme si la raison ne devait être employée que dans les cas faciles ».

Or, précisément, Pascal nous refuse le droit de mettre en avant l'inintelligence de la géométrie pour nous décerner un brevet de finesse, pour ériger en intuition du « sentiment » la « fantaisie » hasardeuse où nous poussent intérêts et passions. « Les esprits faux ne sont jamais ni fins ni géomètres. » Il faut avertir les ignorants que leur ignorance ne les empêchera nullement d'être dénués de goût et de décernement [i. e. discernement]; et c'est de quoi témoigne, par un exemple opportun à rappeler, l'humanisme pseudo-classique dont la faveur était alors liée à l'enseignement des Jésuites : « Toutes les fausses beautés que nous blâmons en Cicéron ont des admirateurs, et en grand nombre. » A travers les défauts de la rhétorique latine, le génie droit et pur d'un Pascal reconnaît des âmes avilies : « On ne consulte que l'oreille parce qu'on manque de cœur. » La corruption de la casuistique tient à ce qu'elle a transporté dans l'interprétation des lois religieuses le formalisme abstrait du droit romain. Le péril n'est pas moindre dans la vie civile, du moment que l'on se rend indifférent à la vérité du fond pour ne se préoccuper que de l'agrément : « Combien un avocat bien payé par avance trouve-t-il plus juste la cause qu'il plaide! Combien son geste hardi la fait-il paraître meilleure aux juges, dupés par cette apparence ! »

L'ironie de ce tableau, qu'il empruntait à Montaigne, s'accompagne chez Pascal d'une stupeur candide, d'une pitié douloureuse, devant des êtres qui abdiquent l'essence de leur dignité : le devoir de travailler à « bien penser », le droit de n'avoir d'autre règle de conviction que le consentement de soi-même à soi-même. Stupeur et pitié s'étendent encore, et elles redoublent, lorsque Pascal en vient à méditer sur la « folie » du peuple qui se laisse toujours prendre à la vanité majestueuse, au déguisement ridicule, des « grands de chair ». C'est que nous touchons ici au principe d'où dérive l'infirmité radicale de l'homme : « Personne n'ignore qu'il y a deux entrées par où les opinions sont reçues dans l'âme, qui sont ses deux principales puissances, l'entendement et la volonté. La plus naturelle est celle de l'entendement, car on ne devrait jamais consentir qu'aux vérités démontrées; mais la plus ordinaire, quoique contre la nature, est celle de la volonté, car tout ce qu'il y a d'hommes sont presque toujours emportés à croire non pas par la preuve, mais par l'agrément. Cette voie est basse, indigne, et étrangère... » A la lumière de cette remarque décisive, les réflexions de Pascal sur l'esprit de géométrie et sur l'esprit de finesse prendront toute leur portée, et peut-être aussi toute leur efficacité. Comme les « ouvrages de Dieu» les pensées des hommes ont cette destinée ambiguë qu'elles éclairent les uns, qu'elles aveuglent les autres. On souhaiterait que celles-ci pussent nous rendre attentifs à la grandeur spirituelle de l'époque présente. Par la vertu de la géométrie, la raison a réussi à quitter l'attitude servile, « ployable à tout sens », que lui avaient imposée d'abord les intérêts de la personne ou de la profession, les partis-pris de religion ou de politique; elle s'est redressée face à la réalité des choses. Parce qu'elle a su joindre au scrupule rigoureux de la démonstration la souplesse et la subtilité de la finesse véritable, voici qu'elle nous a rendus capables de peser les prétendus impondérables en pénétrant dans l'architecture délicate des éléments atomiques, et tout à la fois de déterminer les dimensions colossales, écrasantes pour l'imagination sensible, des mondes qui sont le plus éloignés du nôtre. Nous ne ferions que « nous crever agréablement les yeux » si nous voulions nous détourner d'un tel spectacle pour nous référer à une idée caricaturale et surannée de l'esprit géométrique, et nous consoler par elle d'un Geometricum est, non intelligitur – qui au surplus nous empêcherait d'entendre comme il conviendrait les œuvres proprement classiques de notre littérature, le Discours de la Méthode et les Pensées elles-mêmes. Ne serait-ce pas la pire disgrâce, de se réclamer de Pascal, et en même temps d'exalter cette fausse finesse qui trouve son compte à parler et à juger de tout sans avoir rien approfondi méthodiquement, sincèrement, de « plier la machine » au respect d'un empirisme oratoire dont la « tyrannie » apparaissait, il y a trois siècles déjà, comme une des grandes misères de l'humanité ?

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