Les travaux mathématiques

Condorcet
C'est en 1656 que parurent les Provinciales, et les questions proposées à Pascal par Fermat, et discutées dans les lettres de ces deux grands géomètres, avaient produit en 1654 le Traité du triangle arithmétique, ouvrage très court, mais plein d'originalité et de génie.

Les problèmes dont Pascal y donne la solution consistent à sommer les nombres naturels, triangulaires, pyramidaux, et à trouver aussi les sommes de leurs carrés et de toutes leurs puissances. Ces questions, que l'habitude de l'algèbre a rendues faciles, et que Fermat a aussi résolues, ont été traitées par Pascal selon une méthode ingénieuse et singulière. Il forme des cases dans un triangle équilatéral, en le divisant par des lignes parallèles à chacun de ses deux côtés, et également distantes entre elles. Il place dans les cases les plus voisines de chaque côté les nombres constants, et ensuite successivement dans chaque case de l'intérieur de la somme de tous les nombres écrits dans la suite des cases qui la précédent, depuis le sommet de ce rang jusqu'au terme correspondant à la case qu'on veut remplir. D'après cette formation, on voit que tous les nombres figurés se trouveront successivement inscrits dans ces cases; et, puisque chaque case est déterminée par deux nombres relativement à chaque côté du triangle, un des deux marquera le rang que le nom figuré occupe dans la suite à qui il appartient, et l'autre l'ordre qu'occupe cette suite parmi celles des nombres figurés.

Pascal déduit ensuite de la formation de son triangle le rapport de chaque nombre avec celui qui le précède dans les deux rangs qui lui sont supérieurs, chacun par rapport à un des côtés du triangle. Ce rapport une fois trouvé, il applique cette connaissance à la détermination de la somme de chaque suite de nombres figurés, à celle de leurs puissances à la doctrine des combinaisons, et enfin celle-ci au calcul des probabilités.

Les formules trouvées par Pascal conduisent à celles du binôme de Newton, lorsque l'exposant du binôme est positif et entier. Aussi la découverte de Newton consiste-t-elle principalement à avoir étendu la formule du binôme aux exposants négatifs on fractionnaires par lesquels Wallis avait appris à exprimer les radicaux et les dénominateurs; Cette considération de Wallis, qui semble d'abord n'être autre chose qu'une manière différente d'écrire ces quantités, à été une des principales causes des grands progrès de l'analyse moderne; et l'on peut même dire, en général, que les découvertes qui ont paru plus d'une fois changer la face de cette partie des sciences n'ont presque jamais consisté qu'à imaginer des notions nouvelles, par lesquelles on pût exprimer, sous une manière simple et susceptible d'être soumise au calcul, une classe très étendue de quantités, qu'auparavant on ne pouvait exprimer que par des formules très compliquées. Cette remarque ne doit point diminuer la gloire de Wallis ni celle de Newton. En effet, si le moyen de déduire des recherches de Pascal la formule du binôme nous paraît très simple maintenant, il faut observer qu'indépendamment des progrès de la théorie, l'habitude d'employer l'algèbre a rendu cet instrument d'un usage si simple, qu'il n'y a point de jeune homme qui, après six mois d'étude, ne sache s'en servir avec plus de facilité que Newton ou que Descartes. Pascal n'a considéré qu'un seul cas du calcul des probabilités, c'est celui où l'on propose de partager un enjeu donné, lorsque les joueurs veulent cesser de jouer, et que la probabilité de gagner n'est point égale entre eux.

Les principes que Pascal a employés reviennent à ceux de Huyghens, qui s'occupait de ce calcul à peu près dans le même temps, et il me semble que Pascal les appuie sur des fondements encore moins solides.

S'il était question de donner ici l'histoire de ce calcul, je ferais observer que ces principes ne sont pas incontestables, qu'ils supposent une égalité parfaite entre deux cas essentiellement différents: celui d'un homme qui est sûr de gagner une somme, et celui d'un autre homme qui n'a qu'une petite probabilité de gagner une somme beaucoup plus forte, que; à la vérité, la différence entre l'état de ces deux hommes diminue si on multiplie le nombre des coups où les deux joueurs feraient entre eux cette convention, en sorte que le principe qui fait regarder semblable l'état des deux joueurs n'est surtout applicable, en aucune manière, au cas où le jeu ne pourrait être joué qu'une seule fois. Cette condition rappelle une application singulière que Pascal fit du calcul des probabilités; il observa qu'il y avait une différence infinie entre le sort qui attend les impies, s'il y a des peines éternelles, et le peu qu'ils ont à gagner, s'ils subissent un anéantissement total, et il en conclut qu'il y a un avantage infini à préférer dans sa conduite l'opinion de l'éternité des peines, pour peu que la probabilité ne soit pas infiniment petite, c'est-à-dire, en langage ordinaire, pourvu qu'elle ne soit pas absurde.

On est étonné que Pascal se soit permis, dans une matière si respectable, un raisonnement qu'il est si aisé de prendre pour une plaisanterie, mais il est plus étrange encore que ses éditeurs aient pu le croire sérieux. Les jésuites mêmes, qui avaient commencé par en parler comme d'une décision impie, finirent par la proposer aux incrédules comme une raison sans réplique. Un des sectateurs du parti de Pascal, mais qui n'était pas un Pascal, a fait à cette occasion un ouvrage curieux. Il y soutient qu'il y a des démonstrations d'un autre ordre que celles de la géométrie, et plus certaines encore; l'auteur prétend, par exemple, qu'il est plus sûr de l'existence de la ville de Rome que de cette vérité, deux et deux font quatre.

Pascal, tourmenté par une longue insomnie, se permit d'abréger l'ennui de ses veilles en méditant sur la théorie des cycloïdes. C'est l'excuse que sa sœur donne à cette violation du vœu qu'il avait fait de renoncer aux occupations profanes. Baillet prête à ce travail un motif plus religieux. On croyait alors en France que l'étude des sciences naturelles, et des mathémathiques surtout, menait à l'incrédulité. C'était principalement aux géomètres et aux physiciens, à ces hommes qui doivent être plus difficiles en preuves, que Pascal avait destiné son ouvrage, et il voulait les prévenir d'avance en sa faveur et leur montrer que celui qui avait entrepris de les éclairer sur la foi aurait pu les instruire, même sur les objets de leurs occupations.

Roberval et Descartes avaient déjà fort avancé la théorie de la cycloïde, celle de toutes les courbes, après les sections coniques, sur laquelle les géomètres avaient le plus travaillé, et celle, sans exception, qui leur a fourni le plus de vérités curieuses et utiles. On sait que la cycloïde est égale à quatre fois le diamètre de son cercle générateur, et que son aire est triple de celle du même cercle; que tous les solides et toutes les surfaces courbes que produit la cycloïde, les centres de gravité de ses arcs, de son aire, des solides qu'elle engendre et de leurs surfaces, sont déterminés en supposant la quadrature du cercle; on sait que la développée de la cycloïde est une cycloïde égale et semblable; que cette courbe enfin réunit les deux propriétés, d'être la courbe de la plus vite descente, et celle où les oscillations sont isochrones.

Pascal avait d'abord écrit un petit ouvrage latin, intitulé Historia trochoïdes; c'est un factum pour Roberval, contre Toricelli et Descartes, plutôt qu'une histoire.

Roberval avait été l'ami de Pascal le père, et son fils était très capable de prévention; il avait à la fois un esprit vif et une ame simple; il crut Roberval sur le compte de Toricelli; comme il avait cru les solitaires de Port-Royal sur les jésuites Il serait à désirer qu'on pût excuser aussi facilement la conduite de Pascal dans les démêlés avec Wallis et le jésuite Laloubère. Pascal s'était engagé à donner cent pistoles à chaque géomètre qui résoudrait, avant le premier octobre 1657, les problèmes proposés sous le nom de Detouville. Wallis les résolut avant ce terme. Un certificat d'un notaire d'Oxford le prouvait; et Pascal avait même reçu cette solution avant le jour prescrit; mais Detouville exigeait, dans son programme, que la solution fut remise à un notaire de Paris, ou à M. de Caveavi, dépositaire des cent pistoles; et c'est uniquement sur le défaut de cette formalité que le prix fut refusé à Wallis. Laloubère, dont la solution avait été trop tardive, ne pouvait prétendre au prix, mais il avait résolu les problèmes proposés: Pascal ne voulut pas en convenir.

Nous avons dit que son projet, en publiant ces problèmes était de gagner l'autorité auprès de ce que l'on appelait alors des esprits forts. Sans doute, il crut que, pour l'intérêt de la bonne cause, il ne fallait pas qu'un jésuite partageât sa gloire. Quelques fautes de copistes, que Laloubère avait laissées dans le manuscrit envoyé à Pascal, furent le prétexte de cette injustice. Pascal, dans les écrits qu'il publia à ce sujet, eut encore, comme dans les autres querelles avec les jésuites, le secret d'être plaisant, et d'avoir le public pour lui. Peut-être Pascal s imaginait-il n'avoir été que juste envers Laloubère, et qu'il haïssait trop les jésuites pour imaginer qu'il pût y avoir chez eux même de bons géomètres. Il serait cruel d'être obligé de soupçonner Pascal de mauvaise foi; disons plutôt qu'il se laissa entraîner à l'esprit de parti; seule tache qu il faille reconnaître dans cet homme célèbre, et qu'on unit pardonner, surtout dans un siècle où la raison, réduite à quelques disciples isolés et cachés, n'avait point encore de parti. Pour ce qui regarde Wallis, comme il n'était point question de gloire, mais d'intérêt, il est impossible qu'un motif si bas pût animer un homme qui avait dissipé sa fortune en aumônes. Mais ce défi de Detouville avait été une espèce de bravade, adressée aux ennemis des jansénistes, encore plus qu'aux géomètres. L'honneur de ce parti demandait que l'auteur des Provinciales n'eût pas de rivaux dans les sciences, et surtout qu'il n'eût pas un hérétique pour rival: or, quand l'intérêt d'une secte est compromis, on ne peut plus compter sur la justice de personne.

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