Vie de Pascal écrite par sa soeur - I

Gilberte Périer
De cette biographie, on a beaucoup dit qu'elle tenait plus de l'hagiographie que du récit biographique comme tel. La guérison miraculeuse, reconnue par l'Église, de sa nièce, fille de Gilberte, l'auteur de ce texte, les combats menés par Pascal pour la défense de Port-Royal et du jansénisme, son attachement sincère et profond à une vie qui s'accordât avec les préceptes les plus simples du christianisme - charité, soumission, humilité, renoncement aux biens du monde -, tout cela concourrait à répandre la réputation de l'auteur des Provinciales. Port-Royal récupéra habilement la gloire posthume de l'écrivain: on alla jusqu'à supprimer des Pensées les fragments qui ne correspondaient à l'image qu'on voulait laisser bien voir de Pascal. La partie de l'existence de son frère sur laquelle Gilberte s'épanche le plus longuement est celle qui occupe les années 1650-1662, époque dominée par la maladie et le désir de plus en plus fort de quitter le monde et de se mettre au service de Dieu
Mon frère naquit à Clermont, le 19 juin de l'année 1625. Mon père s'appelait Étienne Pascal, président en la cour des aides, et ma mère, Antoinelle Begon. Dès que mon frère fut en âge qu'on lui pût parler, il donna des marques d'un esprit extraordinaire par les petites reparties qu'il faisait fort à propos, mais encore, plus par les questions qu'il faisait sur la nature des choses, qui surprenaient tout le monde. Ce commencement, qui donnait de belles espérances, ne se démentit jamais; car, à mesure qu'il croissait, il augmentait toujours en force de raisonnement, en sorte qu'il était toujours beaucoup au-dessus de son âge.

Cependant ma mère étant morte dès l'année 1626, que mon frère n'avait que trois ans, mon père, se voyant seul, s'appliqua plus fortement au soin de sa famille; et comme il n'avait point d'autre fils que celui-là, cette qualité de fils unique et les grandes marques d'esprit qu'il reconnut dans cet enfant lui donnèrent une si grande affection pour lui, qu'il ne put se résoudre à commettre, son éducation à un autre, et se résolut dès lors à l'instruire lui-même, comme il a fait; mon frère n'ayant jamais entré dans 'aucun collège, et n'ayant jamais eu d'autre maître que mon père.

En l'année 1651, mon père se retira à Paris, nous y mena tous, et y établit sa demeure. Mon frère, qui n'avait que huit ans, reçut un grand avantage de cette retraite, dans le dessein que mon père avait de l'élever; car il est sans doute qu'il n'aurait pas pu en prendre le même soin dans la province, où l'exercice de sa charge et les compagnies continuelles qui abordaient chez lui l'auraient beaucoup détourné mais il était à Paris dans une entière liberté; il s'y appliqua tout entier, et il eut tout le succès que purent avoir les soins d'un père aussi intelligent et aussi affectionné qu'on le puisse être.

Sa principale maxime dans cette éducation était de tenir toujours cet enfant au-dessus, de son ouvrage et ce fut par cette raison qu'il ne voulut point commencer à lui apprendre le latin qu'il n'eût douze ans, afin qu'il le fit avec plus de facilité.

Pendant cet intervalle, il ne le laissait pas.inutile, car il l'entretenait de toutes les choses dont il le voyait capable. Il. lui faisait voir en général ce que c'était-que les langues; il lui montrait comme on les avait réduites en grammaires sous de certaines règles; que ces règles-avaient encore des exceptions qu'on avait eu soin de remarquer; et qu'ainsi l'on avait trouvé par là le moyen de rendre toutes les langues communicables d'un pays en un autre.

Cette idée générale lui débrouillait l'esprit et lui faisait voir la raison des règles de la grammaire; de sorte que, quand il vint à l'apprendre, il savait pourquoi il le faisait, et il s'appliquait précisément aux choses à quoi il fallait le plus d'application.

Après ces connaissances mon père lui en donna d'autres; il lui parlait souvent des effets extraordinaires de la nature, comme de la poudre à canon, et d'autres choses qui surprennent quand on les considère. mon frère prenait grand plaisir à cet entretien, mais il voulait savoir la raison de toutes choses; et comme elles ne sont pas toutes connues, lorsque mon père ne les disait pas, ou qu'il disait celles qu'on allègue d'ordinaire, qui ne sont proprement que des défaites, cela ne le contentait pas: car il a toujours eu une netteté d'esprit admirable pour discerner le faux; et on peut dire que toujours et en toutes choses la vérité a été le seul objet de son esprit, puisque jamais rien ne l'a pu satisfaire que sa connaissance. Ainsi des son enfance il ne pouvait se rendre qu'à ce qui lui paraissait vrai évidemment; de sorte que, quand on ne lui disait pas de bonnes raisons, il en cherchait lui-même, et quand il s'était attaché à quelque chose, il ne la quittait point qu'il n'en eût trouvé quelqu'une, qui le pût satisfaire. Une fois entre autres, quelqu'un ayant frappé à table un plat de faïence avec un couteau, il prit garde que cela rendait un grand son, mais qu'aussitôt qu'on eut mis la main dessus, cela l'arrêta. Il voulut en même temps en savoir la cause, et cette expérience le porta à en faire beaucoup d'autres sur les sons. Il y remarqua tant de choses qu'il en fit un traité à l'âge de douze ans, qui fut trouvé tout à fait bien raisonné.

Son génie pour la géométrie commença à paraître lorsqu'il n'avait encore que douze ans, par une rencontre si extraordinaire, qu'il me semble qu'elle mérite bien d'être déduite en particulier.

Mon père était homme savant dans les mathématiques, et avait habitude par là avec tous les habiles gens en cette science, qui étaient souvent chez lui; mais comme il avait dessein d'instruire mon frère dans les langues, et qu'il savait que la mathématique est une science qui remplit et qui satisfait beaucoup l'esprit, il ne voulut point que mon frère en eût aucune connaissance, de peur que cela ne le rendit négligent pour la langue latine et les autres dans lesquelles il voulait le perfectionner. Par cette raison il avait serré tous les livres qui en traitent, et il s'abstenait d'en parler avec ses amis en sa présence; mais cette précaution n'empêchait pas que la curiosité de cet enfant ne fût excitée, de sorte qu'il priait souvent mon père de lui apprendre la mathémalique; mais il le lui refusait, lui promettant cela comme une récompense. Il lui promettait qu'aussitôt qu'il saurait le latin et le grec, il la lui apprendrait. Mon frère, voyant cette résistance, lui demanda un jour ce que c'était que cette science, et de quoi on y traitait; mon père lui dit en général que c'était le moyen de faire des figures justes, et de trouver les proportions qu'elles avaient entre elles, et en même temps lui défendit d'en parler davantage et d'y penser jamais. Mais cet esprit qui ne pouvait demeurer dans ces bornes, dès qu'il eut cette simple ouverture, que la mathématique donnait des moyens de faire des figures infailliblement justes, il se mit lui-même à rêver sur cela à ses heures de récréation; et étant seul dans une salle où il avait accoutumé de se divertir, il prenait du charbon et faisait des figures sur des carreaux, cherchant les moyens de faire, par exemple, un cercle parfaitement rond, un triangle dont les côtés et les angles fussent égaux, et les autres choses semblables. Il trouvait tout cela lui seul; ensuite il cherchait les proportions des figures entre elles. Mais comme le soin de mon père,avait été si grand de lui cacher toutes ces choses, il n'en savait pas même les noms. Il fut contraint de se faire lui-même des définitions; il appelait un cercle un rond, une ligne une barre, et ainsi des autres. Après ces définitions il se fit des axiomes, et enfin il fit des démonstrations parfaites; et comme l'un va de l'un à l'autre dans ces choses, il poussa les recherches si avant, qu'il en vint jusqu'à la trente-deuxième proposition du premier livre d'Euclide. Comme il en était là-dessus, mon père entra dans le lieu où il était, sans que mon frère l'entendît; il le trouva si fort appliqué, qu'il fut longtemps sans s'apercevoir de sa venue. On ne peut dire lequel fut le plus surpris, ou le fils de voir son père, à cause de la défense expresse qu'il lui en avait faite, ou le père de voir son fils au milieu de toutes ces choses. Mais la surprise du père fut bien plus grande lorsque lui ayant demandé ce qu'il faisait, il lui dit qu'il cherchait telle chose, qui était la trente-deuxième proposition du premier livre d'Euclide. Mon père lui demanda ce qui l'avait fait penser à chercher cela. Il dit que c'était qu'il avait trouvé telle autre chose; et sur cela, lui ayant fait encore la même question, il lui dit encore quelques démonstrations qu'il avait faites, et enfin en rétrogradant et s expliquant toujours par les noms de rond et de barre, il en vint à ses définitions et à ses axiomes.

Mon père fut si épouvanté de la grandeur et de la puissance de ce génie; que sans lui dire un mot il le quitta et alla chez M. Le Pailleur, qui était son ami intime, et qui était aussi fort savant. Lorsqu'il y fut arrivé, il y demeura immobile comme un homme-transporté. M. Le Pailleur, voyant cela, et voyant même qu'il versait quelques larmes, fut épouvanté, et le pria de ne lui pas célér plus longtemps la cause de son déplaisir. Mon père lui répondit: « Je ne pleure pas d'affliction, mais de joie; vous savez les soins que j'ai pris pour ôter à mon fils la connaissance de la géométrie, de peur de le détourner de ses autres études: cependant voici ce qu'il a fait.» Sur cela il lui montra tout ce qu'il avait trouvé, par où l'on pouvait dire en quelque façon qu'il avait inventé les mathématiques. M. Le Pailleur ne fut pas moins surpris que mon père l'avait été, et lui dit qu'il ne trouvait pas juste de captiver plus longtemps cet esprit, et de lui cacher encore cette connaissance; qu'il fallait lui laisser voir les livres sans le retenir davantage.

Mon père, ayant trouvé cela à propos, lui donna:les Éléments d'Euclide, pour les lire à ses heures de récréation. Il les vit et les entendit tout seul, sans avoir jamais eu besoin d'aucune explication, et pendant qu'il les voyait, il composait et allait si avant, qu'il se trouvait régulièrement aux conférences qui se faisaient toutes les semaines, où tous les habiles gens de Paris s'assemblaient pour porter leurs ouvrages, ou pour examiner ceux des autres. Mon frère y tenait fort bien son rang, tant pour l'examen que pour la production; car il était de ceux qui y portaient le plus souvent des choses nouvelles. On voyait souvent aussi dans ces assemblées-là des propositions qui étaient envoyées d'Italie, d'Allemagne et d'autres pays étrangers, et l'on prenait son avis sur tout avec autant de soin que de pas un des autres; car il avait des lumières si vives, qu'il est arrivé quelquefois qu'il a découvert des fautes dont les autres ne s'étaient point aperçus. Cependant il n'employait à cette étude de géométrie que ses heures de récréation; car il apprenait le latin sur des règles que mon père lui avait faites exprès. Mais comme il trouvait dans cette science la vérité qu'il avait si ardemment recherchée, il en était si satisfait, qu'il y mettait son esprit tout entier; de sorte que, pour peu qu'il s'y appliquât, il y avançait tellement, qu'à l'âge de seize ans il fit un Traité des Coniques qui passa pour être un si grand effort d'esprit, qu'on disait que depuis Archimède on n'avait rien vu de cette force. Les habiles gens étaient d'avis qu'on les imprimât dès lors, parce qu'ils disaient qu'encore que ce fût un ouvrage qui serait toujours admirable, néanmoins si on l'imprimait dans le temps que celui qui l'avait inventé n'avait-encore que seize ans, cette circonstance ajouterait beaucoup à sa beauté; mais comme mon frère n'a jamais eu de passion pour la réputation, il ne fit pas cas de cela, et ainsi, cet ouvrage n'a jamais été imprimé.

Durant tous ces temps-là il continuait toujours d'apprendre le latin et le grec, et outre cela, pendant et après le repas, mon père l'entretenait-tantôt de.la logique, tantôt de la physique et des autres parties de la philosophie; et, c'est tout ce qu'il en à appris, n'ayant jamais été au collège ni en d'autres maîtres pour cela non plus que pour le reste. Mon père prenait un plaisir tel qu'on le peut croire de ces grands progrès que mon frère faisait dans toutes les sciences, mais il ne s'aperçut pas que les grandes et continuelles applications dans un âge si tendre pouvaient beaucoup intéresser sa santé; et en effet elle commença d'être altérée dès qu'il eut atteint l'âge de dix-huit ans. Mais comme les incommodités qu'il ressentait alors n'étaient pas encore dans une grande force, elles ne l'empêchèrent pas de continuer toujours dans ses occupations ordinaires, de sorte que ce fut en ce temps-là et à l'âge de dix-huit ans qu'il inventa cette machine d'arithmétique par laquelle on fait non-seulement toutes sortes de supputations.sans plume et sans jetons; mais on les fait même sans savoir aucune règle d'arithmétique et avec une sûreté infaillible.

Cet ouvrage a été considéré comme une chose nouvelle dans la nature d'avoir réduit en machine une science qui réside tout entière dans l'esprit, et d'avoir trouvé le moyen d'en faire toutes les opérations avec une entière certitude, sans avoir besoin de raisonnement. Ce travail le fatigua beaucoup, non pas pour la pensée ou pour le mouvement, qu'il trouva sans peine, mais pour faire comprendre aux ouvriers toutes ces choses. De sorte qu'il fut deux ans à le mettre dans cette perfection où il est à présent.

Mais cette fatigue et là délicatesse où se trouvait sa santé depuis quelques années le jetèrent dans des incommodités qui ne l'ont plus quitté; de sorte qu'il nous disait quelquefois que depuis l'âge de dix-huit ans il n'avait pas passé un jour sans douleur. Ces incommodités néanmoins n'étant pas toujours dans une égale violence, dès qu'il avait un peu de repos et de relâche, son esprit se portait incontinent à chercher quelque chose de nouveau. Ce fut dans ce temps-là et à l'âge de vingt-trois ans, qu'ayant vu l'expérience de Torricelli, il inventa ensuite et exécuta les autres expériences qu'on nomme ses expériences: celle du vide, qui prouvait si clairement que tous les effetsqu'on avait attribués jusque-là à l'horreur du vide sont causés par la pesanteur de l'air. Cette occupation fut la dernière où il appliqua son esprit pour les sciences humaines; et, quoiqu'il ait inventé la roulette après, cela ne contredit point à ce que je dis; car il la trouva sans y penser, et d'une manière qui fait bien voir qu'il n'y avait pas d'application; comme je dirai dans son lieu.

Immédiatement après cette expérience, et lorsqu'il n'avait pas encore vingt-quatre ans, la Providence ayant fait naître une occasion qui l'obligea de lire des écrits de piété, Dieu l'éclaira de telle sorte par cette lecture, qu'il comprit parfaitement que la religion chrétienne nous oblige à ne vivre que pour Dieu, et à n'avoir point d'autre objet que lui, et cette vérité lui parut si évidente, si nécessaire et si utile, qu'il termina toutes ses recherches, de sorte que dès ce temps-là il renonça à toutes les autres connaissances pour s'appliquer uniquement à l'unique chose que Jésus-Christ appelle nécessaire.

Il avait été jusqu'alors présérvé, par une protection de Dieu particulière, de tous les vices de la jeumesse; et, ce qui est encore plus étrange à un esprit de cette trempe et de ce caractère, il ne s'était jamais porté au libertinage pour ce qui regarde la religion, ayant toujours borné sa curiosité aux choses naturelles. Il m'a dit plusieurs fois qu'il joignait cette obligation à toutes les autres qu'il avait à mon père; qui, ayant lui-même un très-grand respect pour la religion, le lui avait inspiré dès l'enfance, lui donnant pour maximes que tout ce qui est l'objet de la foi ne le saurait être de la raison, et beaucoup moins y être soumis. Ces maximes, qui lui étaient souvent réitérées par un père pour qui il avait une très grande estime, et en qui il voyait,une grande science accompagnée d'un raisonnement fort net et fort puissant, faisaient une si grande impression sur son esprit, que, quelques discours qu'il entendit faire aux libertins, il n'en était nullement ému; et, quoiqu'il fut fort jeune, il les regardait comme des gens qui étaient dans ce faux principe; que la raison humaine est au-dessus de toutes choses, et qui ne connaissaient pas la nature de la foi; et ainsi, cet esprit si grand, si vaste et si rempli de curiosité, qui cherchait avec tant de soin la cause et la raison de tout, était en même temps soumis à toutes les choses de la religion comme un enfant; et cette simplicité a régné en lui toute sa vie: de sorte que, depuis même qu'il se résolut de ne plus faire d'autre étude que celle de la religion, il ne s'est jamais appliqué aux questions curieuses de la théologie, et il a mis toute la force de son esprit à connaitre et à pratiquer la perfection de la morale chrétienne, à laquelle il a consacré tous les talents que Dieu lui avait donnés, n'ayant fait autre chose dans tout le reste de sa vie que méditer la loi de Dieu jour et nuit.

Mais, quoiqu'il n'eut pas fait une étude particulière de la scolastique, il n'ignorait pourtant pas les décisions de l'Église contre les hérésies qui ont été inventées par la subtilité de l'esprit; et c'est contre ces sortes de recherches qu'il était le plus animé, et Dieu lui donna dès ce temps-là une occasion de faire paraitre le zèle qu'il avait pour la religion.

Il était alors à Rouen, où mon père était employé pour le service du roi, et il y avait aussi en ce même temps un homme qui enseignait une nouvelle philosophie qui attirait tous les curieux. Mon frère ayant été pressé d'y aller par deux jeunes hommes de ses amis, il y fut avec eux; mais ils furent-bien surpris dans l'entretien qu'ils eurent avec cet homme, qu'en leur.débitant les principes de sa philosophie; il en tirait des conséquences sur des points de foi contraires aux décisions de l'Église. Il prouvait par ses raisonnements que le corps de Jésus-Christ n'était pas formé du sang de la sainte Vierge, mais d'une autre matière créée exprès, et plusieurs autres choses semblables. Ils voulurent le contredire, mais il demeura ferme dans ce sentiment. De sorte qu'ayant considéré entre eux le danger qu'il y avait de laisser la liberté d'instruire la jeunesse à un homme qui avait des sentiments erronés, ils résolurent de l'avertir premièrement, et puis de le dénoncer s'il résistait à l'avis qu'on lui donnait. La chose arriva ainsi, car il méprisa cet avis; de sorte qu'ils crurent qu'il était de leur devoir de le dénoncer à M. du Bellay, qui faisait pour lors les fonctions épicospales dans le-diocèse, de Rouen, par commission de M. l'archevêque. M. du Bellay envoya quérir cet homme, et l'ayant-interrogé, il fut trompé par une profession de foi équivoque qu'il lui écrivit et signa de sa main, faisant d'ailleurs peu de cas d'un avis de cette importance qui lui était donné par trois jeunes hommes.

Cependant, aussitôt qu'ils virent cette profession de foi, ils connurent ce défaut, ce qui les obligea d'aller trouver à Gaillon M. l'archevêque de Rouen qui, ayant examiné toutes ces choses, les trouva si importantes, qu'il écrivit une patente à son conseil, et donna un ordre exprès à M. du Bellay de faire rétracter cet homme sur tous les points dont il était accusé, et de ne recevoir rien de lui que par la communication de ceux qui l'avaient dénoncé. La chose fut exécutée ainsi, et il comparut dans le conseil de M. l'archevêque, et renonça à tous ses sentiments: et on peut dire; que ce fut sincèrement; car il n'a jamais témoigné de fiel contre ceux qui lui avaient causé cette affaire: ce qui fait croire qu'il était lui-même trompé par les fausses conclusions qu'il tirait de ses faux principes. Aussi était-il bien certain qu'on n'avait eu en cela aucun dessein de lui nuire, ni d'autre, vue que de le détromper par lui-même, et l'empêcher de séduire les jeunes gens qui n'eussent plus été capables de discerner le vrai d'avec le faux dans des questions si subtiles. Ainsi cette affaire se termina doucement; et mon frère continuant de chercher de plus en plus le moyen de plaire à Dieu, cet amour de la perfection chrétienne s'enflamma de telle sorte dès l'âge de vingt-quatre ans, qu'il se répandait sur- toute la maison. Mon père même, n'ayant pas de honte de se rendre aux,enseignements de son fils, embrassa pour lors une manière de vie, plus exacte par la pratique continuelle des vertus jusqu'à sa mort, qui a été tout à fait chrétienne, et ma sœur,qui avait des talents d'esprit tout extraordinaires, et qui était dès son enfance dans une réputation où peu de filles parviennent, fut tellement touchée des discours de mon frère, qu'elle se résolut de renoncer à tous les avantages qu'elle avait tant aimés jusqu'alors, pour se consacrer à Dieu tout entière, comme elle a fait depuis, s'étant faite religieuse dans une maison très-sainte et très-austère, où elle a fait un si bon usage des perfections dont Dieu l'avait ornée, qu'on l'a trouvée digne des emplois les plus difficiles, dont elle s'est toujours acquittée avec toute la fidélité imaginable, et, où elle est morte saintement le 4 octobre, âgée de trente-six ans.

Cependant mon frère, de qui Dieu se servait pour opérer tous ces biens; était travaillé par des maladies continuelles et qui allaient toujours en augmentant. Mais comme alors il ne connaissait pas d'autre science que la perfection, il trouvait une grande différence entre celle-là et celle qui avait occupé son esprit jusqu'alors;car, au lieu que ses indispositions retardaient les progrès des autres, celle-ci, au contraire, le perfectionnait dans ces mêmes indispositions par la patience admirable avec laquelle il les souffrait: Je me contenterai, pour le faire voir, d'en rapporter un exemple.

Il avait entre autres incommodités celle de ne pouvoir rien avaler de liquide qu'il ne fût chaud, encore ne le pouvait-il faire que goutte à goutte: mais comme il avait outre cela une douleur de tête insupportable, une chaleur d'entrailles excessive et beaucoup d'autres maux, les médecins lui ordonnèrent de se purger de deux jours l'un durant trois mois; de sorte qu'il fallut prendre toutes ces médecines, et pour cela les faire chauffer et les avaler goutte à goutte: ce qui était un véritable supplice, et qui faisait mal au cœur à tous ceux qui étaient auprès de lui, sans qu'il s'en soit jamais plaint.

La continuation de ces remèdes, avec d'autres qu'on lui fit pratiquer, lui apportèrent quelque soulagement, mais non pas une santé parfaite; de sorte que les médecins crurent que pour se rétablir entièrement il fallait qu'il quittât toute sorte d'application d'esprit, et qu'il cherchât autânt qu'il pourrait les occasions de se divertir. Mon frère eut de la peine à se rendre à ce conseil, parce qu'il y voyait du danger; mais enfin il le suivit, croyant être obligé de faire tout ce qui lui serait possible pour remettre sa santé, et il s'imagina que les divertissements honnêtes ne pourraient pas lui nuire, et ainsi il se mit dans le monde. Mais quoique, par la miséricorde de Dieu, il se soit toujours exempté des vices, néanmoins, comme Dieu l'appelait à une plus grande perfection, il ne voulut pas l'y laisser, et il se servit de ma sœur pour ce dessein, comme il s'était autrefois servi de mon frère lorsqu'il avait voulu retirer ma sœur des engagements où elle était dans le monde.

Elle était alors religieuse, et elle menait une vie si sainte, qu'elle édifiait toute la maison en étant en cet état, elle eut de la peine de voir que celui à qui elle était redevable, après Dieu, des grâces dont elle jouissait, ne fût pas dans la possession de ces grâces, et, comme mon frère la voyait souvent, elle lui en parlait souvent aussi, et enfin elle le fit avec tant de force et de douceur, qu'elle lui persuada ce qu'il lui avait persuadé le premier, de quitter absolument le monde; en sorte qu'il se résolut de quitter tout à fait les conversations du monde, et de retrancher toutes les inutilités de la vie au péril même de sa santé, parce qu'il crut qûe le salut était préférable à toutes choses.

Il avait pour lors trente ans, et il était toujours infirme; et c'est depuis ce temps-là qu'il a embrassé la manière de vivre où il a été jusqu'à la mort.

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