Les Provinciales et la défense du jansénisme
Le docteur Antoine Arnaud, fils de celui qui avait dénoncé les jésuites à la France entière, comme des ennemis du trône, de la morale et de la religion, Arnaud était à la tête des jansénistes. Tandis que les autres théologiens se faisaient presque un devoir de conscience d'ignorer les sciences naturelles, et de combattre la philosophie de Descartes, Arnaud avait approfondi les sciences, et s'était montré le disciple de cette philosophie nouvelle. Sa profonde érudition théologique, une éloquence incorrecte, mais véhémente, abondante, quoique diffuse, une réputation de science et de vertu, qui s'était étendue loin des bornes de l'école, un caractère inflexible, une âme qui, née pour les passions, les avait toutes sacrifiées à celle de dominer sur les esprits et de soutenir contre les jésuites ce qu'il regardait comme la cause de sa famille, tout cela le rendait l'ennemi le plus redoutable de la Société; elle résolut de le perdre. Les ouvrages d'Arnaud, sur les querelles du jansénisme, en furent le prétexte, et la Sorbonne allait le condamner, lorsque ses amis espérèrent arrêter ce corps par la force de l'opinion publique. Cette espèce de tribunal, qui n'inflige point d'autre supplice que le ridicule ou le déshonneur, fait souvent trembler les tribunaux les plus redoutables; mais, pour armer ce tribunal de l'opinion en faveur du savant, qu'on cherchait à opprimer, il fallait faire entendre à un public frivole ce que c'était que le pouvoir prochain et la grâce suffisante, qui ne suffisait jamais ; il fallait rendre ridicule la querelle suscitée à Arnaud, afin de rendre ses juges méprisables et ses ennemis odieux. Le projet était excellent; on en chargea Pascal, et ses premières lettres eurent un succès qu'on n'aurait pu espérer de l'espèce de matière qu'il était obligé de traiter. Cependant, ces lettres ne produisirent aucun effet. Arnaud fut condamné, malgré la voix publique, par des moines docteurs, dont les jésuites avaient rempli la Sorbonne ; soit que cette voix n'eût pas eu le temps de se faire entendre, soit qu'elle ait moins de force sur les moines que sur les autres hommes. Pascal crut alors devoir consacrer quelques lettres à la vengeance d'Arnaud ; mais il connaissait trop le monde pour croire que l'apologie d'un innocent pût intéresser longtemps: il savait que la sensibilité des hommes se lasse plus tôt que leur malignité ; et la morale des jésuites lui parut propre à servir d'aliment à cette malignité.
Les rapports des hommes entre eux sont devenus si compliqués, que souvent il se présente des circonstances où la voix de la conscience ne suffit plus pour les guider, où leurs devoirs semblent se contredire. Dès lors, l'homme ignorant et faible, craignant à la fois Dieu et les remords, voulant être honnête, sans pourtant qu'il lui en coûte de trop grands sacrifices, a besoin de guides qui puissent lui montrer ses devoirs et en fixer les limites.
Les scolastiques portèrent dans l'examen, de ces actions douteuses toute la subtilité de leur philosophie. Au lieu de soutenir cette belle maxime de Zoroastre, dans le doute abstiens-toi, ils prenaient plaisir, pour faire briller la finesse de leur dialectique, à combiner des actions qui eussent toutes les apparences du crime, et ensuite à trouver des principes pour les justifier. Comme le but de leurs travaux était, non de faire haïr le crime, mais de décider si telle action était ou n'était pas un péché, si elle devait être punie par l'enfer, ou si elle méritait seulement des peines plus légères, ils voulurent tracer, entre le juste et l'injuste, une ligne imperceptible, sans songer que celui qui ne veut s'interdire que ce qui est injuste à la rigueur est bientôt emporté, par ses passions, bien loin des limités de la morale.
Il paraissait plus aisé de rendre ces casuistes odieux que de faire rire à leurs dépens, mais ils avaient discuté si doctement les questions les plus niaises et les plus burlesques, ils avaient donné avec tant de bonhomie des moyens si plaisants pour trahir la vérité sans mentir, pour imputer à ses ennemis des crimes supposés sans les calomnier, pour les tuer sans être homicide, pour s'approprier le bien d'autrui sans voler, pour se livrer à tous les raffinements de la débauche sans manquer au précepte de la chasteté, qu'ils étaient encore plus ridicules que dangereux. Le corps entier des jésuites n'avait point enseigné toutes ces sottises, mais chaque particulier en avait adopté quelques-unes : heureusement pour le projet de Pascal que, selon la plupart de ces casuistes, une action que plusieurs docteurs graves regardaient comme indifférente pouvait être suivie dans la pratique. De là, Pascal en conclut que, tous étant des docteurs graves, il n'y avait pas une seule action justifiée par un seul casuiste qui, selon tous les autres, ne dût être regardée comme permise.
Cette maxime générale devenait par là un vaste champ pour le ridicule; et, en présentant cette opinion comme un système adopté par la Société des jésuites, il était aisé de la faire passer pour le résultat d'un projet formé de corrompre le genre humain. Ce probabilisme, qui a causé tant de disputes, contre lequel on s'est élevé avec tant de force, et dont il était si facile d'abuser, devait peut-être son origine à cette observation très simple et très vraie on ne dispute sur la légitimité des actions que lorsqu'elles sont presque indifférentes. Ainsi, en permettant ces actions, on tendait moins à détruire la morale qu'à guérir des scrupules, qui, à la vérité. ne produisent pas des crimes, mais qui empêchent d'agir et de vivre. Au reste, quand le probabilisme n'aurait pas été dangereux par lui-même, il le serait devenu par la subtilité des casuistes, qui avaient étendu leurs doutes sur la légitimité de beaucoup d'actions que le simple bon sens et la conscience, abandonnée à ses mouvements, n'auraient pas hésité à mettre au rang des crimes. Pascal, en attaquant les jésuites, si scandaleux et si sots, eut l'art de placer continuellement le ridicule à côté du crime, sans que l'horreur que l'un excite empêchât jamais de rire de l'autre. Par cet art heureux de mêler la plaisanterie à l'éloquence, ses lettres devinrent le livre de tous les âges. Les jésuites furent immolés à la risée de tous ceux qui savaient lire.
Toute puissance fondée sur l'opinion est perdue sans ressource dès l'instant où l'on a pu s'en moquer publiquement, et quelques bonnes plaisanteries peuvent briser les pieds d'argile du colosse le plus attrayant; mais sa chute peut être lente. Tel fut l'effet des Provinciales. Si, cent ans après la mort de Pascal, les jésuites ont été chassés de France, et bientôt détruits dans toute l'Europe, c'est dans les lettres de Pascal que leurs ennemis ont appris à les haïr et à les mépriser; et que ceux qu'animaient des intérêts particuliers ont cherché un prétexte pour justifier le mal qu'ils voulaient faire aux jésuites. Lorsque les Provinciales parurent, Descartes était le seul qui eût écrit en français d'un style à la fois naturel et noble. Pascal joignit au même mérite celui de la finesse et une correction dont il a été le premier et pendant longtemps l'unique modèle. Ce qui est encore plus étonnant, c'est que, dans un ouvrage de plaisanterie sur les matières théologiques, il n'y ait peut-être pas un seul mot de mauvais goût, excepté le titre, Lettres à un Provincial; mais ce titre est l'ouvrage de l'imprimeur, et Pascal a eu soin d'en avertir.
Si on osait trouver des défauts au style des Provinciales, on lui reprocherait de manquer quelquefois d'élégance et d'harmonie; on pourrait se plaindre de trouver dans le dialogue un trop grand nombre d'expressions familières et proverbiales, qui maintenant paraissent manquer de noblesse. La cour polie et délicate de Louis XIV ne sentit pas ce défaut, et l'on voit, par beaucoup d'écrits postérieurs à Pascal, que les auteurs se plaisaient alors à placer dans leurs ouvrages ces tournures familières, comme un moyen de ne point passer pour pédants, et pour se donner un air cavalier. Depuis, on a senti que le style devait être plus élevé et plus soutenu que la conversation, puisque l'auteur a plus de temps pour juger. La conversation même a pris un ton plus noble, sans cesser d'être naturelle, et c'est peut-être encore plus à la nécessité, à l'habitude de bien parler, qu'à l'étude des grands modèles, que nous devons l'avantage d'avoir, à cette époque de de notre littérature, un plus grand nombre de gens de lettres qui écrivent avec agrément et avec élégance.
On pourrait dire encore que les plaisanteries de Pascal perdent une grande partie de leur prix pour les lecteurs à qui les matières de théologie sont étrangères; que la crainte d'être accusé d'impiété et de profanation l'oblige d'émousser ses plaisanteries, et de les resserrer dans un cercle trop étroit; qu'il parle souvent des hérésies des jésuites sur la grâce avec une chaleur qui ne pouvait échauffer que les théologiens de son parti; qu'enfin, en attaquant la morale relâchée des jésuites et leur acharnement dans les disputes du jansénisme, il a respecté leur intolérance et leur fanatisme, et qu'il n'a vengé que les jansénistes, au lieu de venger le genre humain. Le plus grand défaut des Provinciales, c'est d'avoir été écrites par un janséniste : et si Pascal l'a été, c'est la faute de son siècle.
Les jésuites ont reproché aux Provinciales quelques infidélités; mais elles doivent moins être imputées à Pascal qu'aux théologiens qui lui ont fourni des mémoires. Il se serait fait un scrupule d'en avoir la moindre défiance. Ces tâches légères, que quelques corrections eussent fait disparaître, ne méritaient pas le bruit qu'en firent les jésuites, et ne les rendaient pas innocents. On doit savoir gré sans doute à ceux qui, en examinant l'ouvrage d'un homme de génie, y observent des défauts; mais ils doivent se souvenir que le soleil, malgré ses taches, a aveuglé les yeux qui les ont découvertes.