La foi pascalienne
Comme je suis Espagnol, mon Pascal l’est aussi sans doute. Pascal a-t-il été soumis à l’influence espagnole? À deux reprises, dans ses Pensées, il cite sainte Thérèse (499, 868), pour nous parler de sa profonde humilité, qui était sa foi. Il avait étudié deux Espagnols, dont l’un à travers Montaigne : deux Espagnols, ou plutôt deux Catalans, Raymond de Sabiude et Martini, l’auteur du Pugio fidei christianae. Mais moi, qui suis Basque, ce qui est être plus Espagnol encore, je discerne l’influence qu’ont exercée sur lui deux esprits basques, celui de l’abbé de Saint-Cyran, le véritable créateur de Port-Royal, et celui d’Iñigo de Loyola, le fondateur de la Compagnie de Jésus. Il est intéressant de voir que le jansénisme français de Port-Royal et le jésuitisme, qui se livrèrent une si rude bataille, devaient l’un et l’autre leur origine à deux Basques. Ce fut peut-être plus qu’une guerre civile : ce fut une guerre entre frères, et presque entre frères jumeaux, comme celle de Jacob et d’Esaü. Et cette lutte entre frères se livra aussi dans l’âme de Pascal.
L’esprit de Loyola, Pascal l’a reçu dans les ouvrages de ces jésuites qu’il combattit; mais peut-être a-t-il senti en ces casuistes des maladroits qui détruisaient l’esprit primitif d’Ignace.
Dans les lettres d’Ignace de Loyola – de saint Ignace – il y en a une que jamais nous n’avons pu oublier en étudiant l’âme de Pascal, et c’est celle qu’il adressa de Rome, le 26 mars 1553, aux Pères et aux Frères de la Compagnie de Jésus de Portugal, celle où il établit les trois degrés d’obéissance. Le premier « consiste à exécuter ce qui est ordonné, et qui ne mérite pas le nom d’obéissance, car il n’atteint pas à l’excellence de cette vertu ». Le deuxième consiste à « faire sienne (sienne propre) la volonté du supérieur, de façon qu’il y ait non seulement exécution quant au résultat, mais conformité dans le sentiment, avec un même vouloir et un même non-vouloir ». Le troisième degré d’obéissance, et le plus élevé, est celui de l’obéissance d’entendement ou de jugement, où « non seulement on veut avec son supérieur, mais où l’on sent avec lui, soumettant son propre jugement au sien ». C’est-à-dire croire vrai ce que le supérieur déclare vrai. Et, pour faciliter cette obéissance en la rendant rationnelle par un processus sceptique (la scepsis est le processus de rationalisation de ce qui n’est pas évident) (1), les jésuites ont inventé un probabilisme contre lequel se dressa Pascal. Et il se dressa contre lui, parce qu’il le sentait au dedans de lui-même. Le fameux argument du pari est-il autre chose qu’un argument probabiliste?
La raison rebelle de Pascal résistait au troisième degré d’obéissance, mais son sentiment l’y portait. Lorsqu’en 1705 la bulle de Clément XI Vineam Domini Sabaoth déclara qu’en présence de faits condamnés par l’Église le silence respectueux ne suffit pas, mais qu’il faut croire de cœur que la décision est fondée en droit et en fait, Pascal se serait-il soumis, s’il eût vécu encore?
Pascal, qui se sentait intérieurement si peu soumis, qui n’arrivait pas à dompter sa raison, qui était peut-être persuadé, mais non convaincu des dogmes catholiques, se parlait à lui-même de soumission. Il se disait que celui qui ne se soumet pas où il faut n’entend point la force de la raison (268). Mais ce mot falloir? Il se disait que la soumission est l’usage de la raison, en quoi consiste le véritable christianisme (269), que la raison ne se soumettrait pas si elle ne jugeait qu’il y a des occasions dans lesquelles elle doit se soumettre (270), mais aussi que le Pape hait et craint les savants qui ne lui sont pas soumis par vœu (873), et il se dressait contre le futur dogme de l’infaillibilité pontificale (876), dernière étape de la doctrine jésuite de l’obéissance de jugement base de la foi catholique.
Pascal voulait se soumettre, il se prêchait à lui-même la soumission, cependant qu’il cherchait en gémissant, qu’il cherchait sans trouver, et que le silence éternel des espaces infinis l’effrayait. Sa foi était persuasion, mais non conviction.
Sa foi? Mais à quoi croyait-il? Tout dépend de ce qu’on entend par foi et par croire. « C’est le cœur qui sent Dieu, et non la raison . Voilà ce que c’est que la foi, Dieu sensible au cœur, non à la raison » (278). Ailleurs, il nous parle des « personnes simples qui croient sans raisonner », et il ajoute que « Dieu leur donne l’amour de soi et la haine d’eux-mêmes; il incline leur cœur à croire », et ensuite qu’ «on ne croira jamais d’une créance utile et de foi, si Dieu n’incline le cœur» (284). Créance utile! Nous voilà encore dans le probabilisme et le pari. Utile! Ce n’est pas sans raison qu’ailleurs il écrit : « Si la raison était raisonnable… » (73). Le pauvre mathématicien, roseau pensant, qu’était Pascal, Blaise Pascal, pour qui Jésus a versé telle goutte de son sang en pensant à lui dans son agonie (Le mystère de Jésus, 553), le pauvre Blaise Pascal cherchait une « créance utile » qui le sauvât de sa raison. Et il la cherchait dans la soumission et l’habitude. « Cela vous fera croire et vous abêtira. – Mais c’est ce que je crains! – Et pourquoi? Qu’avez-vous à perdre? » (233). Qu’avez-vous à perdre? Voilà l’argument utilitaire, probabiliste, jésuite, irrationaliste. Le calcul des probabilités n’est que la rationalisation du hasard, de l’irrationnel.
Pascal croyait-il? Il voulait croire. Et la volonté de croire, le will to believe, comme a dit William James, un autre probabiliste, est l’unique foi possible chez un homme qui a l’intelligence des mathématiques, une raison claire et le sens de l’objectivité.
Pascal se soulevait contre les preuves rationnelles, aristotéliques, de l’existence de Dieu (242), et faisait remarquer que « jamais auteur canonique ne s’est servi de la nature pour prouver Dieu » (243); quant aux trois moyens de croire qu’il signalait, la raison, la coutume et l’inspiration (245), il suffit de le lire en ayant l’esprit libre de préjugés pour sentir que lui, Pascal, n’a pas cru avec la raison, n’a jamais pu, quoique le voulant, arriver à croire avec la raison, ne s’est jamais convaincu de ce dont il était persuadé. Et ce fut là sa tragédie intime. Et il a cherché son salut dans un scepticisme qu’il aimait, contre un dogmatisme intime qu’il souffrait.
Dans les canons du Concile du Vatican, le premier texte qui fut dogmatiquement déclaré infaillible, l’anathème est lancé contre celui qui nie qu’on puisse démontrer rationnellement, scientifiquement (2) l’existence de Dieu, quand bien même celui qui le nie croit en Dieu. Cet anathème n’aurait-il pas atteint Pascal? On peut dire que Pascal, comme tant d’autres, ne croyait peut-être pas que Dieu ex-iste, mais qu’il in-siste, qu’il le cherchait dans le cœur, qu’il n’en eut pas besoin pour son expérience sur le vide, ni pour ses travaux scientifiques, et qu’il en avait besoin pour ne pas se sentir, faute de Lui, anéanti.
La vie intime de Pascal apparaît à nos yeux comme une tragédie. Tragédie qui peut se résumer dans ces mots de l’Évangile : « Je crois, aide mon incrédulité » (Marc, IX, 23). Ce qui, évidemment, n’est pas proprement croire, mais vouloir croire.
La vérité dont nous parle Pascal, quand il parle de « connaissance de cœur », ce n’est pas la vérité rationnelle, objective, ce n’est pas la réalité. Et il le savait. Tout son effort tendit à créer, sur le monde naturel, un autre monde, surnaturel; mais était-il convaincu de la réalité objective de cette surnature? Convaicu, non! Persuadé, peut-être. Et il se sermonnait lui-même.
Quelle différence y a-t-il entre cette position et celle des pyrrhoniens, de ces pyrrhoniens qu’il a tant combattus parce qu’il se sentait intimement pyrrhonien lui-même? Il y a celle-ci, que Pascal ne se résignait pas, ne se soumettait pas au doute, à la négation, à la scepsis, qu’il avait besoin du dogme et le cherchait en s’abêtissant. Et sa logique n’était pas une dialectique, mais une polémique; il ne cherchait pas une synthèse entre la thèse et l’antithèse; il restait, comme Proudhon, un autre pascalien à sa manière, dans la contradiction. « Rien ne nous plaît que le combat, mais non pas la victoire » (135). Il craignait la victoire, qui pouvait être celle de sa raison sur sa foi. « La plus cruelle guerre que Dieu puisse faire aux hommes en cette vie est de les laisser sans cette guerre qu’il est venu apporter » (498). Il craignait la paix, et pour cause! Il craignait de se rencontrer avec la nature, qui est la raison.
Mais en un homme, en un homme véritable et complet, en un être rationnel qui a conscience de sa raison, la foi existe-t-elle qui reconnaît la possibilité de démontrer rationnellement l’existence de Dieu? Le troisième degré de l’obéissance selon Ignace de Loyola est-il possible? On peut répondre : sans la grâce, non. Et qu’est-ce que la grâce? Une autre tragique échappatoire.
Quand Pascal s’agenouillait pour prier l’Etre Suprême et sans parties (233), il lui demandait la soumission de sa propre raison. S’est-il soumis? Il a voulu se soumettre. Et il n’a trouvé le repos qu’avec la mort et dans la mort. Et aujourd’hui il vit en ceux qui, comme nous, ont touché son âme toute nue avec la nudité de leur âme.
Salamanque, février 1923.
Notes
(1) Le sens que je donne à ce mot scepsis (…) diffère assez sensiblement de celui qu’on donne ordinairement au terme scepticisme, du moins en Espagne. Scepsis signifie recherche, non doute, à moins qu’on n’entende par là le doute méthodique à la manière de Descartes. Le sceptique, en ce sens, s’oppose au dogmatique comme l’homme qui cherche s’oppose à l’homme qui affirme avant toute recherche. Le sceptique étudie pour voir quelle solution trouver, ce qui peut bien être n’en pas trouver; le dogmatique cherche seulement des preuves pour appuyer un dogme auquel il a adhéré avant de les trouver. L’un aime la chasse, l’autre la prise. C’est en ce sens qu’il faut prendre le mot « scepticisme » lorsque je l’applique ici aux jésuites et à Pascal et c’est en ce même sens que je dénomme le probabilisme un « processus sceptique ».
(2) « Naturali rationis humanae lumine certo cognosci posse. »