Critique de la modernité - 1

Friedrich Nietzsche


RENAISSANCE ET RÉFORME. — Que démontre la Renaissance? Que le règne de l' « individu » a ses limites. La dissipation est trop grande, il n'y a pas même la possibilité d'assembler, de capitaliser, et l'épuisement suit pas à pas. Ce sont des époques où tout est gaspillé, où l'on gaspille même la force qui devrait servir à amasser, à capitaliser, à accumuler richesse sur richesse... Les adversaires d'un pareil mouvement sont eux-mêmes forcés de pratiquer un gaspillage insensé de leurs forces; eux aussi s'épuisent aussitôt, ils s'usent et se vident.

Nous possédons dans la Réforme un pendant désordonné et populacier de la Renaissance italienne, un mouvement issu d'impulsions similaires, avec cette différence que, dans le nord, demeuré en retard, demeuré vulgaire, ce mouvement dut revêtir un travestissement religieux, — l'idée d'existence supérieure ne s'étant pas encore dégagée de l'idée de vie religieuse.

Dans la Réforme, l'individu veut aussi parvenir à la liberté; « chacun son propre prêtre », ce n'est là qu'une formule du libertinage. En réalité un mot suffit — « liberté évangélique » — pour que tous les instincts qui avaient des raisons de demeurer secrets se déchaînassent comme des chiens sauvages, les appétits les plus brutaux eurent soudain le courage de se manifester, tout semblait justifier... On se gardait bien de comprendre à quelle liberté on songeait en somme, on fermait les yeux devant soi-même... Mais clore les yeux et humecter les lèvres de discours exaltés, cela n'empêchait pas d'étendre les mains et de saisir ce qu'il y avait à saisir, de faire du ventre le dieu du « libre évangile », de pousser tous les instincts de vengeance et de haine à se satisfaire dans une fureur insatiable...

Cela dura un certain temps : puis vint l'épuisement, tout comme il était venu dans le midi de l'Europe; et ce fut là encore, dans l'épuisement, une espèce vulgaire, un universel ruere in servitium... Alors vint le siècle indécent de l'Allemagne...


2.


LES TROIS SIÈCLES. — Leurs différentes sensibilités s'expriment le mieux de la façon suivante :

Aristocratisme : Descartes, règne de la raison, témoignage de la souveraineté dans la volonté;

Féminisme : Rousseau, règne du sentiment, témoignage de la souveraineté des sens, mensonger;

Animalisme : Schopenhauer, règne des appétits, témoignage de la souveraineté des instincts animaux, plus véridique, mais plus sombre.

Le dix-septième siècle est aristocratique, il coordonne, il est hautain à l'égard de tout ce qui est animal, sévère à l'égard du cœur, dépourvu de sentimentalité, « non-allemand », « angemüthlich »; adversaire de ce qui est burlesque et naturel, il à l'esprit généralisateur et souverain à l'égard du passé, car il croit en lui-même. Il tient au fond beaucoup plus de la bête féroce et il pratique la discipline ascétique pour rester maître. Le siècle de la force de volonté et aussi celui des passions violentes.

Le dix-huitième siècle est dominé par la femme, il est enthousiaste, spirituel et plat, mais avec de l'esprit au service des aspirations et du cœur, il est libertin dans la jouissance de ce qu'il y a de plus intellectuel, minant toutes les autorités; plein d'ivresse et de sérénité, lucide, humain et sociable, il est faux devant lui-même, très canaille au fond...

Le dix-neuvième siècle est plus animal, plus terre-à-terre, plus laid, plus réaliste, plus populacier, et, à cause de cela, « meilleur », plus « honnête », plus soumis devant la réalité, de quelque espèce qu'elle soit, plus vrai; mais plus faible de volonté, triste et obscurément exigeant, mais fataliste. Ni crainte, ni vénération devant la « raison », pas plus que devant le « cœur »; intimement persuadé de la domination des appétits (Schopenhauer dit « volonté », mais il n'y a rien de plus caractéristique pour sa philosophie que l'absence de volonté). La morale elle-même est réduite à un instinct (« compassion »).

Auguste Comte est un prolongement du dix-huitième siècle (domination du cœur sur la tête, sensualisme dans la théorie de la connaissance, exaltation altruiste).

Le fait que la science est devenue à un tel point souveraine montre que le dix-neuvième siècle s'est soustrait à la domination de l'idéal. Une certaine absence de besoins et de désirs rend possible pour nous la curiosité et la rigueur scientifiques, — cette espèce de vertu qui nous est propre...

Le romantisme est une sorte de contrecoup du dix-huitième siècle, un désir accumulé vers son exaltation de grand style — en réalité il y a là beaucoup de cabotinage et de duperie de soi : on voulait figurer la nature violente, la grande passion.

Le dix-neuvième siècle cherche instinctivement des théories qui justifieraient sa soumission fataliste à l'empire des faits. Le succès remporté par Hegel contre la « sentimentalité » et l'idéalisme romantique était déjà dû à ce qu'il y avait de fataliste dans le tour de sa pensée, dans sa foi en la raison supérieure qu'il y a du côté de ce qui triomphe, de sa justification de « l'État » véritable (en place de «l'humanité» etc.). Pour Schopenhauer nous sommes quelque chose de bête et, au meilleur cas, même quelque chose qui se supprime soi-même. C'est le succès du déterminisme, de la dérivation généalogique des obligations, celles-ci considérées autrefois comme absolues, la doctrine du milieu et de l'adaptation, la réduction de la volonté à des mouvements réflexes, la négation de la volonté, en tant que « cause agissante »; c'est enfin — un véritable baptême nouveau : on voit partout si peu de volonté que le mot devient vacant pour servir à une désignation nouvelle. Autres théories: la doctrine de l'objectivité, de l'observation, indépendante de la « volonté », comme seul chemin qui mène à la vérité, et aussi à la beauté (— et encore la croyance au « génie » pour avoir un droit à la soumission); — le mécanisme, la rigidité déterminable du processus mécanique; le prétendu « nationalisme », l'élimination du sujet qui choisit, juge, interprète, érigé en principe.

Kant, avec sa « raison pratique », avec son fanatisme moral appartient entièrement au dix-huitième siècle; il se trouve encore complètement en dehors du mouvement historique; il n'a pas la moindre entente des réalités de son temps, par exemple de la Révolution; il n'est point touché par la philosophie grecque; c'est un fantasque de l'idée de devoir, un sensualiste avec un penchant caché vers les mauvaises habitudes dogmatiques. —

Dans notre siècle le retour sur Kant est un retour au dix-huitième siècle: on veut de nouveau se procurer un droit à l'ancien idéal, à l'ancienne exaltation, — c'est pourquoi il faut une théorie de la connaissance qui « trace des limites », c'est-à-dire qui permette de fixer, à volonté, un au-delà de la raison...

La pensée de Hegel n'est pas très éloignée de celle de Gœthe : il suffit d'écouter ce que dit Gœthe de Spinoza. C'est le désir de diviniser l'univers et la vie, pour trouver dans la contemplation et l'étude le repos et le bonheur; Hegel cherche la raison partout, — devant la raison on peut se soumettre et se résigner. Chez Gœthe il y a une sorte de fatalisme presque joyeux et confiant, un fatalisme qui ne se révolte ni ne faiblit, qui cherche à faire de soi une totalité, avec le sentiment que la totalité seule résout tout, justifie toutes choses et les fait apparaître bonnes.

3.


Le dix-septième siècle souffre de l'humanité comme d'une somme de contrastesl'amas de
contradictions » que nous sommes); il cherche à découvrir l'homme, à le coordonner, à en reconnaître les formes : tandis que le dix-huitième siècle cherche à oublier ce que l'on sait de la nature de l'homme, pour l'adapter à son utopie. « Superficiel, doux, humain » — il s'enthousiasme pour « l'homme ». —

Le dix-septième siècle cherche à effacer les traces de l'individu pour que l'œuvre ressemble autant que possible à la vie. Le dix-huitième siècle cherche par l'œuvre à s'intéresser à l'auteur. Le dix-septième siècle cherche de l'art dans l'art, un morceau de civilisation; le dix-huitième se sert de l'art pour faire de la propagande d'ordre politique, en faveur des réformes sociales.

L' « utopie », l' « homme idéal », la divinisation de la nature, la vanité de la mise en scène de sa propre personne, la subordination sous la propagande sociale, le charlatanisme, — c'est ce que nous a donné le dix-huitième siècle.

Le style du dix-septième est propre, exact et libre.

L'individu fort qui se suffit à lui-même ou qui s'efforce avec ardeur devant Dieu — et cette importunité moderne, cette indiscrétion d'écrivain — ce sont là des oppositions. « Se produire en public » — quel contraste avec les savants de Port-Royal.

Alfieri avait un sens pour le grand style.

La haine du burlesque, du manque de dignité, le défaut du sens de la nature appartiennent au dix-septième siècle.

4.


CONTRE ROUSSEAU. — L'homme n'est malheureusement plus assez méchant; les adversaires de Rousseau qui disent « l'homme est une bête de proie » n'ont malheureusement pas raison. Ce n'est pas la corruption qui est la malédiction de l'homme, mais l'amollissement et le moralisme. Dans la sphère que Rousseau combattait avec le plus de violence on trouvait encore l'espèce relativement la plus forte et la mieux venue (— celle qui possédait encore les grades passions non brisées : la volonté de puissance, la volonté de jouissance, la volonté et le pouvoir de commander). Il faut comparer l'homme du dix-huitième siècle avec celui de la Renaissance (et aussi celui du dix-septième siècle en France) pour comprendre de quoi il s'agit : Rousseau est un symptôme du mépris de soi et de la vanité échauffée — indices que la volonté dominante fait défaut : il moralise et cherche la cause de son état misérable d'homme rancunier dans les classes dominantes.

5.


Rousseau : la règle fondée sur le sentiment, la nature comme source de la justice, l'affirmation que l'homme se perfectionne dans la mesure où il s'approche de la nature (d'après Voltaire, dans la mesure où il s'en éloigne). Les mêmes époques sont pour l'un celles du progrès de l'humanité et pour l'autre celles de l'aggravation de l'injustice et de l'inégalité.

Voltaire, comprenant encore l'umanità au sens de la Renaissance, de même la virtù (en tant que « culture supérieure »), combattit pour la cause des « honnêtes gens » et de « la bonne compagnie », pour la cause du goût, de la science, des arts, pour la cause même du progrès et de la civilisation.

La lutte s'enflamma vers 1760; d'une part le citoyen de Genève, d'autre part le seigneur de Perney. Ce n'est qu'à partir de ce moment que Voltaire devint l'homme de son siècle, le philosophe, le représentant de la tolérance et de l'incrédulité (jusque-là il n'avait été qu'un bel esprit). L'envie et la haine du succès de Rousseau le poussèrent en avant, vers les « hauteurs ».

Pour la « canaille » un dieu rémunérateur et vengeur — Voltaire.

Critique des deux points de vue par rapport la valeur de la civilisation. L'invention sociale est pour Voltaire ce qu'il y a de plus beau : il n'y a pas de but plus élevé que son entretien et son perfectionnement; c'est là précisément l'honnêteté que d'observer les usages sociaux; la vertu c'est l'obéissance envers certains « préjugés » nécessaires, au bénéfice de la conservation de la « société ». Voltaire fut missionnaire de la culture, aristocrate, représentant des castes victorieuses et dominantes et de leurs évaluations. Mais Rousssau demeura plébéien, même comme homme de lettres , c'était là quelque chose d'inouï; son impudent mépris de tout ce qui n'était pas lui-même.

Ce qu'il y avait de morbide dans Rousseau fut ce que l'on imita le plus. (Lord Byron possédait une nature semblable, lui aussi s'élève artificiellement à des attitudes sublimes, à la colère rancunière; lorsque, plus tard, à Venise, il retrouva l'équilibre, il comprit ce qui allège davantage, ce qui fait du bien... l'insouciance).

Rousseau est fier de ce qu'il est, malgré son origine; mais il se met hors de lui lorsqu'on lui rappelle celle-ci...

Chez Rousseau il y a certainement des troubles cérébraux, chez Voltaire une santé et une légèreté peu ordinaires. La rancune du malade; ses périodes de démence sont aussi celles de sa misanthropie et de sa méfiance.

La plaidoirie de Rousseau en faveur de la Providence (à l'encontre du pessimisme de Voltaire) : il avait besoin de Dieu pour pouvoir maudire la société et la civilisation; en soi toute chose devait être bonne, vu que Dieu l'avait créé; l'homme seul a corrompu l'homme. L' « homme bon », comme homme de la nature, était de l'imagination pure, mais avec le dogme de la paternité de Dieu il devenait vraisemblable et même fondé.

Romantisme à la Rousseau : la passion, le « naturel », la fascination de la démence, la rancune populacière érigée en justicière, la vanité insensée du faible.

6.


CONTRE ROUSSEAU. — L'état primitif de la nature est épouvantable, l'homme est une bête féroce, notre civilisation est un triomphe inouï sur cette nature de bête féroce; — ainsi concluait Voltaire. Il ressentait les adoucissements, les raffinements, les joies intellectuelles de l'état civilisé; il méprisait l'esprit borné, même sous couleur de vertu, le manque de délicatesse, même chez les ascètes et les moines.

Rousseau semblait préoccupé par la méchanceté morale de l'homme; c'est avec les mots « injuste » et « cruel »que l'on excite le mieux les instincts des opprimés, qui se trouvent généralement sous le coup du vetitium et de la disgrâce : en sorte que la conscience leur déconseille les velléités insurrectionnelles. Ces émancipateurs cherchent avant tout une chose : donner à leur parti les accents profonds et les grandes attitudes des natures supérieures.

7.


Les points culminants de la culture et de la civilisation se trouvent séparés : il ne faut pas se laisser égarer sur l'antagonisme profond qu'il y a entre la culture et la civilisation. Les grands moments de la culture furent toujours, au point de vue moral, des époques de corruption; et, d'autre part, les époques de domestication voulue et forcée à l'égard de l'homme (-- « civilisation » — ) étaient des périodes d'intolérance pour les natures les plus intellectuelles et les plus audacieuses. La civilisation veut quelque chose d'autre que ce que veut la culture : peut-être leurs buts sont-ils opposés...

8.


Les problèmes non résolus que je pose : le problème de la civilisation, la lutte entre Rousseau et Voltaire aux environs de 1760. L'homme devient plus profond, plus « immoral », plus fort, plus confiant en lui-même — et, dans la même mesure, plus « naturel » : c'est là le progrès. — Par une sorte de division du travail, les couches devenues plus méchantes et les couches adoucies, domptées, se séparent alors : en sorte que les faits d'ensemble ne s'aperçoivent pas à première vue. Cela fait partie de la vigueur, de la domination de soi et de la fascination des êtres forts, si ces couches plus fortes possèdent l'art de faire passer leur plus grande méchanceté pour quelque chose de supérieur. Dès qu'il y a « progrès », les éléments renforcés s'interprètent dans le sens du « bien ».

9.


En quel sens les siècles chrétiens, avec leur pessimisme, ont été des siècles plus forts que le dix-huitième siècle — interpréter dans le même sens la période tragique de la Grèce. —

Le dix-neuvième siècle contre le dix-huitième. En quoi il a été son héritier, — en quoi il a manifesté un recul (: plus dépourvu d' «esprit», de goût), — en quoi il s'est montré en progrès (plus sombre, plus réaliste, plus fort).

10.


KANT rend possible pour les Allemands le scepticisme des Anglais dans la théorie de la connaissance :

1° En y intéressant les besoins moraux et religieux des Allemands : tout comme, pour la même raison, les nouveaux académiciens5 utilisèrent le scepticisme comme préparation au platonisme (voir saint Augustin); de même encore que Pascal se servit du scepticisme moral pour exciter, pour « justifier », le besoin de foi;

2° En l'embrouillant de fioritures scolastiques pour la rendre acceptable au goût de la forme scientifique des Allemands (car Locke et Hume étaient, par eux-mêmes, trop clairs, trop lumineux, c'est-à-dire, d'après les évaluations conformes à l'instinct allemand, « trop superficiels »).

KANT: un piètre connaisseur des hommes et un psychologue médiocre; se trompant grossièrement en ce qui concerne les grandes valeurs historiques (la Révolution française); fanatique moral à la Rousseau; avec un courant souterrain de valeurs chrétiennes; dogmatique de pied en cap, mais supportant ce penchant avec une lourde humeur, au point qu'il voudrait le tyranniser, mais aussitôt il se fatigue même du scepticisme; n'ayant pas encore été touché par le goût cosmopolite et la beauté antique... un ralentisseur et un intermédiaire. Il n'a rien d'original ( — il s'entremet et il sert de lien, comme Leibnitz entre le mécanisme et le spiritualisme, Gœthe entre le goût du dix-huitième siècle et le « sens historique » — qui est essentiellement un sens de l'exotisme —, comme la musique allemande entre la française et l'italienne, comme Charlemagne entre l'Empire romain et le nationalisme, — c'est un ralentisseur par excellence).

11.


Pour la caractéristique du GÉNIE NATIONAL par rapport à ce qui est étranger et emprunté.

Le génie anglais rend tout ce qu'il reçoit plus grossier et plus naturel.

Le génie français délaye, simplifie, logicise, apprête.

Le génie allemand emmêle, transmet, embrouille, moralise.

Le génie italien est de beaucoup celui qui a fait l'usage le plus libre et le plus subtil de ce qu'il a emprunté, il y a mis cent fois plus qu'il en avait tiré, étant le génie le plus riche, celui qui avait le plus à donner.

12.


Il faut rendre aux hommes le courage de leurs instincts naturels.

Il faut combattre la mauvaise opinion qu'ils ont d'eux-mêmes (non en tant qu'individus, mais en tant qu'hommes de la nature...) —

Il faut enlever les contradictions qu'il y a dans les choses, après avoir compris que c'est nous qui les y avons mises. —

Il faut supprimer de l'existence toute espèce d'idiosyncrasie sociale (la faute, la punition, la justice, l'honnêteté, la liberté, l'amour, etc.). —

Progrès vers le «naturel»: dans toutes les questions politiques, dans les rapports des partis entre eux, même dans les partis mercantiles, d'ouvriers à entrepreneurs, ce sont des questions de puissance qui sont en jeu. — Il faut se demander d'abord « ce que l'on peut » et après seulement ce que l'on doit.

Que dans le mécanisme de la grande politique on fasse encore sonner la fanfare chrétienne (par exemple dans les bulletins de victoires ou dans les allocutions impériales adressées au peuple), c'est ce qui fait partie des choses qui deviennent de plus en plus impossibles, parce qu'elles sont contraires au goût.

Progrès du dix-neuvième siècle sur le dix-huitième ( — au fond, nous autres bons Européens, nous sommes en guerre contre le dix-huitième siècle —) :

1) « Retour à la nature », entendu toujours plus résolument dans un sens contraire à celui de Rousseau. Bien loin de l'idylle et de l'opéra!

2) toujours plus résolument anti-idéaliste, objectif, audacieux, appliqué, mesuré, méfiant à l'égard des brusques changements, anti-révolutionnaire;
 
3) plaçant toujours plus résolument la question de la santé du corps avant celle de « l'âme »; entendant cette dernière comme un état qui résulte de la première, celle-ci du moins comme condition première de la santé de l'âme.

13.


Les deux grandes tentatives qui ont été faites pour surmonter le dix-huitième siècle:

Napoléon, en réveillant de nouveau l'homme, le soldat et la grande lutte pour la puissance —
concevant l'Europe en tant qu'unité politique;

Gœthe, en imaginant une culture européenne,qui forme l'héritage complet de ce que l'humanité avait atteint jusque-là.

La culture allemande de ce siècle éveille la méfiance — dans la musique manque cet élément
complet qui délivre et qui lie, cet élément qui s'appelle Gœthe. —

14.


« Sans la foi chrétienne, dit Pascal, vous seriez en face de vous-mêmes, tout comme la nature et l'histoire, un monstre et un chaos ». Cette prophétie nous l'avons accomplie : après que le dix-huitième siècle, débile et optimiste, eût enjolivé et rationalisé l'homme.

Schopenhauer et Pascal. — Dans un sens essentiel, Schopenhauer est le premier qui reprend le mouvement de Pascal : un monstre, et un chaos , par conséquent quelque chose qu'il faut nier... l'histoire, la nature, l'homme lui-même!

« Notre incapacité à connaître la vérité est la conséquence de notre corruption, de notre décomposition morale » -- ainsi parle Pascal. Et Schopenhauer dit au fond la même chose. « Plus est profonde la corruption de la raison, plus est nécessaire la doctrine de la grâce » — ou, pour parler la langue de Schopenhauer, la négation.

15.


SCHOPENHAUER COMME SECONDE MOUTURE (état avant la Révolution): — La pitié, la sensualité, l'art, la faiblesse de volonté, le catholicisme des désirs spirituels — c'est là au fond de bon dix-huitième siècle.

Chez Schopenhauer l'erreur fondamentale de la volonté est typique (comme si l'appétit, l'instinct, le désir étaient ce qu'il y a d'essentiel dans la volonté) : c'est là amoindrir jusqu'à la méconnaître la valeur de la volonté. De même la haine du vouloir; tentative de voir dans le non-vouloir, dans le « sujet sans but ni intention » (dans le « sujet pur, libre de volonté ») quelque chose de supérieur, la chose supérieure en soi, la chose qui importe. Grand symptôme de fatigue, ou de faiblesse de volonté : car celle-ci est ce que l'appétit traite foncièrement en maître, lui imposant le chemin et la mesure...

16.


LE PROBLÈME DU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. — Savoir si son côté fort et son côté faible vont ensemble? S'il est fait d'un seul et même bois? Si la variété de son idéal, les contradictions de celui-ci, sont limitées dans un but supérieur comme quelque chose de plus élevé? — Car ce pourrait être la prédestination à la grandeur de croître, en cette mesure, sous une tension violente. Le mécontentement, le nihilisme pourraient être des signes favorables.

17.


CRITIQUE DE L'HOMME MODERNE. — « L'homme bon » a été corrompu et séduit par les mauvaises institutions (les tyrans et les prêtres); — La raison érigée en autorité; l'histoire qui surmonte les erreurs; l'avenir considéré comme un progrès; — l'État chrétien (« le Dieu des armées »); — l'instinct sexuel chrétien (autrement dit le mariage); — le règne de la « justice » (le culte de l' « humanité »); — La « liberté ».

L'attitude romantique de l'homme moderne: — l'homme noble (Byron, Victor Hugo, George Sand); — la noble indignation; — la sanctification par la passion (comme vraie « nature »); — la prise de partie pour les opprimés et les déshérités devise des historiens et des romanciers; — les stoïciens du devoir; — le « désintéressement » considéré comme art et comme connaissance; —l'altruisme comme forme mensongère de l'égoïsme (utilitarisme), l'égoïsme le plus sentimental.

Tout cela sent le dix-huitième siècle. Mais celui-ci possédait des qualités qui ne se sont pas transmises : l'insouciance, la sincérité, l'élégance, la clarté intellectuelle; — l'allure de l'esprit s'est transformée; la jouissance que procuraient la subtilité et la clarté d'esprit a fait place à la jouissance de la couleur, de l'harmonie, de la masse, de la réalité, etc. Le sensualisme dans les choses de l'esprit. En un mot, c'est le dix-huitième siècle de Rousseau.



Note
1. Extrait du premier livre (Le Nihilisme européen) de l'ouvrage fragmentaire de Nietzsche : La volonté de Puissance, essai d'une transmutation de toutes les valeurs (v. Mercure de France, janvier 1902).

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