Le soleil de la modernité
Parce qu'il est l'acte fondateur de la modernité, on est en droit d'affirmer que l'événement le plus important est la révolution copernicienne, ou plutôt, pour être plus précis, la révolution que Copernic a mis en branle et dont Newton a signé l'acte final. Un soleil abstrait, construit par la pensée, s'était substitué à la Terre comme centre du monde. De son poste d'observation, désormais relatif et en mouvement, l'homme allait progressivement découvrir l'infinité de l'espace. Cette apparente humiliation allait coïncider chez lui avec la découverte de la puissance de son esprit. Une seconde révolution copernicienne, inversée, allait commencer avec Descartes et Spinoza pour s'achever avec le philosophe allemand Emmanuel Kant. Pendant que le soleil se substituait à la Terre comme centre du monde physique, l'esprit humain se substituait à Dieu comme centre de l'univers intellectuel.
Copernic fit tourner la Terre sur elle-même et autour du soleil. Kepler transforma les orbites circulaires en orbites elliptiques. Galilée, bien que demeuré attaché à l'orbite circulaire, découvrit les principes de la dynamique: un projectile suit deux mouvements à la fois: l'un est propre à l'objet et l'autre est une chute au sol. La synthèse des deux épouses la forme d'une parabole. Sur cette base Newton pouvait établir la mécanique céleste.
COPERNIC
En 1543, paraissait le livre des Révolutions des orbes célestes, de Copernic. Le soleil tel qu'il apparait au début de cet ouvrage est immobile au centre d'un univers fini, borné par la sphère fixe des étoiles. Les planètes tournent autour du soleil en un mouvement circulaire, comme la lune tourne autour de la Terre. Pour la première fois l'alternance des jours et des nuits est expliquée par la rotation de la Terre sur son axe plutôt que par le mouvement de la sphère des étoiles fixes. Le système de Copernic demeure toutefois marqué par ce qu'on pourrait appeler le géométrisme, c'est-à-dire le culte des figures parfaites. Il contient encore plus d'épicycles que celui de Ptolémée.
Bien qu'au début de son ouvrage, Copernic fasse du soleil le centre de l'univers, dans la démonstration qui suit, il prend plutôt comme centre un point vide dans l'espace situé près du soleil; quant aux plans des orbites des planètes, il les met en rapport avec la position de la Terre plutôt qu'avec celle du soleil. On finit par se demander si ce n'est pas malgré lui qu'il a amorcé la grande rupture d'avec la cosmologie antérieure.
Quoi qu'il en soit, la Terre est devenue une planète quelconque. Un nouveau regard se pose sur l'univers. La vision globale se déstabilise comme une roue qu'on décentre perd sa symétrie et sa régularité. L'étalon-cercle n'est plus reconnu. Les sphères qui entourent la Terre éclatent les unes après les autres.
"Copernic, écrit Arthur Koestler, renversa un courant de pensée inconscient en faisant graviter la Terre au lieu du Ciel. Tant que l'on imagina le Ciel en giration, on était amené automatiquement à le concevoir comme une sphère solide et finie: autrement, comment aurait-il tourné en bloc toutes les vingt-quatre heures? Mais une fois la ronde quotidienne du firmament expliquée par la rotation de la Terre, les astres pouvaient reculer indéfiniment; il devenait arbitraire de les situer sur une sphère solide. Le Ciel n'avait plus de limites, l'infini entrouvrait sa gueule immense...".(30)
En réalité, ce n'est pas une mais mille gueules immenses que l'infini allait entrouvrir. L'équivalent de la voûte céleste existait dans tous les domaines du savoir et de l'expérience humaine. Le monde lui-même avait ses bornes. On affirmait qu'il avait été créé en l'an 4004 av. J.-C. Les textes sacrés contenaient la réponse définitive aux grandes questions sur le sens de l'existence. L'ordre social était à l'image de l'ordre cosmique. Les déplacements étaient difficiles; la plupart des êtres humains passaient leur vie dans un espace ne dépassant guère 100 km2. Le champ assigné aux désirs était aussi nettement circonscrit* que l'espace vital. C'est l'ensemble de ces limites qui a commencé à reculer quand le cordon ombilical rattachant la sphère céleste à la Terre a été rompu. John Donne, philosophe et poète anglais (1573-1631) a témoigné du désarroi créé par les idées de Copernic. C'était en 1611.