Comment vivre sans repères?

Dominique Fernandez
Extrait d'un entretien accordé à Christian Authier de L'Opinion indépendante autour de son roman Nicolas: «Un étudiant russe fait irruption dans la vie d’un couple d’intellectuels parisiens en bouleversant leur existence bourgeoise. À travers son excellent nouveau roman Nicolas, Dominique Fernandez raconte l’histoire d’une passion mystérieuse mais décrit aussi le choc de deux civilisations. L’auteur de Porfirio et Constance porte un regard inquiet sur un Occident privé de repères.»
L'Opinion indépendante: Nicolas est aussi une charge contre le conformisme et l’uniformisation des modes de vie. L’un de vos personnages, Rachid, constate que la transgression est devenue la règle et que les marginaux d’il y a trente ans édictent aujourd’hui la norme…
Dominique Fernandez: En France et en Europe occidentale, il n’y a plus de transgressions possibles ni de risques à courir puisque tout est admis, permis, encouragé même. S’il n’y a pas de contrainte, il n’y a pas de choix et l’on est forcé de faire comme tout le monde. C’est l’un des problèmes de ce nouveau siècle. Est-ce que cette liberté amène forcément le bonheur ? Je n’en suis pas sûr… La liberté c’est très bien mais l’absence de contraintes, de barrières, entraîne une espèce de lassitude de vivre, de désabusement général. Les contraintes sont stimulantes. On s’affirme, on lutte. Là, il n’y a plus de luttes puisque tout est offert.

O. I.: Rachid déclare que le progrès civique entraîne toujours une déperdition de qualité individuelle et que, dans un régime de tolérance et de d’équité universelles, il est impossible de continuer à se sentir différent. Cette indifférenciation, qui peut toucher tous les individus, n’est-elle pas particulièrement mortelle pour les artistes?
D.F.: Oui, bien sûr. Aujourd’hui, on ne pourrait plus écrire Madame Bovary. L’adultère n’est plus un drame. Le progrès des moeurs, dont il faut naturellement se féliciter, entraîne la perte de thèmes éternels. On n’écrirait pas non plus Don Juan aujourd’hui. Il y a de moins en moins de sujets car les vrais sujets racontent des drames, des impossibilités, des souffrances. Si tout est permis à tout le monde et à tout moment, il y a une perte dans l’idée du possible.

O.I.: «Imbus de la supériorité de notre siècle, orgueilleux de nous sentir modernes» écrivez-vous à propos des occidentaux. Cette phrase traduit bien une certaine modernité: nous sommes sûrs d’être meilleurs que ceux qui nous ont précédés…
D.F.: Je me félicite du progrès. Tout le monde est libre de faire ce qu’il veut. Il n’y a plus de tabous. C’est un progrès démocratique, civique et humain. Mais on n’avait peut-être pas pensé aux contreparties à ce progrès. On est moderne mais on perd beaucoup de choses. Avant quand on avait des impossibilités ou des tabous, on s’affirmait. Maintenant, on est livré à soi et cela crée un désarroi. Avant, il y avait trop de barrières et aujourd’hui il n’y a plus de limites donc on ne sait plus qui on est. Il faut s’opposer à quelque chose pour être soi-même.

O. I.: «Éclatons-nous! C’est l’article de foi de cet Occident libéré» écrivez-vous. Comment voyez-vous la finalité de cet homme nouveau libéré de tout ?
D.F.: Je vois une pauvre chose. S’il n’y a plus de morale aucune, l’homme nouveau va être quelqu’un de très triste finalement. Il aura une liberté indéfinie mais il n’en fera rien. Comment vivre sans repères? On peut s’en recréer, se faire une morale à soi mais la société n’impose plus rien. La famille n’existe plus. La religion n’existe plus. La politique et les idéologies non plus. Il n’y a plus aucune structure pour l’individu. Même l’école est laxiste. La fac, n’en parlons pas. On n’indique plus le chemin. Il y a une grande plaine immense. Vous pouvez aller à droite, à gauche ou tourner en rond. Beaucoup tournent en rond.

Autres articles associés à ce dossier

Critique de la modernité - 2

Friedrich Nietzsche


Critique de la modernité - 1

Friedrich Nietzsche


La récupération de la pensée moderne

Benoît Duteurtre

Extrait d'une entrevue accordée à Christian Authier (Benoît Duteurtre: un romancier hors des sentiers battus, L'Opinion indépendante, Toulouse, Fr

La modernité et le progrès du savoir

Jerzy A. Wojciechowski

Je tenterai de faire la lumière sur ce changement en adoptant le point de vue de la théorie de l'écologie du savoir que j'ai développée pour étu

Le soleil de la modernité

Jacques Dufresne

"Copernic, écrit Arthur Koestler, renversa un courant de pensée inconscient en faisant graviter la Terre au lieu du Ciel. Tant que l'on imagina




Lettre de L'Agora - Printemps 2025

  • Billets de Jacques Dufresne

    J'ai peur – Jour de la Terre, le pape François, Pâques, les abeilles – «This is ours»: un Texan à propos de l'eau du Canada – Journée des femmes : Hypatie – Tarifs etc: économistes, éclairez-moi ! – Musk : danger d'être plus riche que le roi – Zelensky ou l'humiliation-spectacle – Le christianisme a-t-il un avenir?

  • Majorité silencieuse

    Daniel Laguitton
    2024 est une année record pour le nombre de personnes appelées à voter, mais c'est malheureusement aussi l’année où l'abstentionnisme aura mis la démocratie sur la liste des espèces menacées.

  • De Pierre Teilhard de Chardin à Thomas Berry : un post-teilhardisme nécessaire

    Daniel Laguitton
    Un post-teilhardisme s'impose devant l'évidence des ravages physiques et spirituels de l'ère industrielle. L'écologie intégrale exposée dans les ouvrages de l'écothéologien Thomas Berry donne un cadre à ce post-teilhardisme.

  • Réflexions critiques sur J.D. Vance du point de vue du néothomisme québécois

    Georges-Rémy Fortin
    Les propos de J.D. Vance sur l'ordo amoris chrétien ne sont somme toute qu'une trop brève référence à une théorie complexe. Ce mince verni intellectuel ne peut cacher un mépris égal pour l'humanité et pour la philosophie classique.

  • François, pape de l’Occident lointain

    Marc Chevrier
    Selon plusieurs, François a été un pape non occidental parce qu'il venait d'Amérique latine. Ah bon ? Cette Amérique se tiendrait hors de l'Occident ?

  • L'athéisme, religion des puissants

    Yan Barcelo
    L’athéisme peut-il être moral? Certainement. Peut-il fonder une morale? Moins certain, car l’athéisme porte en lui-même les semences de la négation de toute moralité.

  • Entre le bien et le mal

    Nicolas Bourdon
    Une journée d’octobre splendide, alors que je revenais de la pêche, Jermyn me fit signe d’arrêter. « Attends ! J&

  • Le racisme imaginaire

    Marc Chevrier
    À propos des ouvrages de Yannick Lacroix, Erreur de diagnostic et de François Charbonneau, L'affaire Cannon

  • Le capitalisme de la finitude selon Arnaud Orain

    Georges-Rémy Fortin
    Nous sommes entrés dans l'ère du capitalisme de la finitude. C'est du moins la thèse que Arnaud Orain dans son récent ouvrage, Le monde confisqué

  • Brèves

    La source augustinienne de la spiritualité de Léon XIV – La source augustinienne de la spiritualité de Léon XIV – Chine: une économie plus fragile qu'on ne le croit – Serge Mongeau (1937-2025) – Trump: 100 jours de ressentiment – La classe moyenne américaine est-elle si mal en point?