Le droit hors la loi

Jacques Dufresne
La justice se porte mal au Québec. L'accès aux services juridiques en général et les délais pour accéder aux tribunaux civils, à Montréal en particulier, sont des problèmes plus graves peut-être que l'engorgement des salles d'urgence.
D'un côté, on multiplie des droits, qui sont autant d'occasions de litiges, tombant sur les citoyens comme une pluie de confetti, et de l'autre on permet que se crée une situation telle que 80% des gens n'aient pas accès à la justice.
Que dirait-on d'un système de santé où seuls les 10% situés aux deux extrêmes de l'échelle des revenus auraient, en pratique, accès aux hôpitaux? Tel est notre système judiciaire. Il semble fait exclusivement pour ceux qui peuvent facilement consacrer 10000$ et plus à des frais d'avocat ou qui, gagnant moins de 170$ par semaine, ont accès à l'Aide juridique.
Les délais qui, à Montréal, sont de deux ans au minimum, constituent une forme encore plus vicieuse de déni de justice. Le droit s'est adapté à cette situation, m'objectera-t-on. On règle hors cour dans la plupart des cas. On me dit que l'expression règlement à l'amiable est plus correcte. Je préfère l'expression hors cour parce que, étant synonyme de hors justice, elle traduit mieux la réalité. Très souvent l'une des deux parties, tantôt le fort, tantôt le faible, a intérêt à faire durer les procédures: le fort pour retarder le paiement d'une indemnisation, le faible pour obtenir hors justice un dédommagement dont il sait que les tribunaux le lui refuseraient probablement. C'est pourquoi l'aptitude à allonger les procédures, le cas échéant, est désormais le premier critère que les gens avisés utilisent dans le choix d'un avocat.
Chantage déguisé en justice: je sais bien que j'ai peu de chances de gagner un éventuel procès, mais si vous ne réglez pas à (l'amiable!) pour la moitié, je vous fais perdre encore plus d'argent en temps et en frais de tous genres.
Aux États-Unis, à cause du système judiciaire et des moeurs des avocats, cette sinistre caricature de la justice a pris les proportions d'une catastrophe dont on a pu mesurer l'ampleur l'automne dernier à l'occasion d'une émission 20/20, consacrée à la question sur la chaîne ABC. Un Cessna s'écrase-t-il? Les avocats sont sur place avant l'ambulance. Et ils poursuivent la compagnie même si les inspecteurs fédéraux ont prouvé que le pilote était ivre. Résultat: Cessna a cessé de fabriquer des petits appareils, fermé trois usines et congédié 20 000 ouvriers.
De plus en plus critiqués, les avocats spécialisés dans ce droit hors la loi répliquent que, grâce à eux, les Américains jouissent d'une plus grande sécurité. Un membre éminent de leur profession, Peter Huber, dit toutefois le contraire dans un livre intitulé: The legal Revolution and its consequences. Les poursuites démentes, soutient-il, empêchent les innovations. Quand la compagnie Cessna cesse d'investir 23 millions de dollars par année en recherche pour pouvoir payer ses avocats, les Américains en sont réduits à conserver plus longtemps leurs vieux avions, qui deviennent, faut-il le préciser, de plus en plus dangereux. Et quand telle compagnie japonaise refuse de vendre chez l'Oncle Sam un vaccin exclusif contre une maladie fréquente en Asie, qui est perdant?
Le mal n'a pas atteint ici les mêmes proportions, mais le libre-échange aidant, nous sommes sur la bonne voie.
Au criminel, les travaux de la Commission d'enquête sur le crime organisé (la CECO) ont permis de réduire à trois mois les délais pour accéder au tribunal. Comment se fait-il qu'au civil les délais, à Montréal, soient encore de deux ans au minimum?
L'automne dernier, on pouvait apprendre par une petite annonce discrète dans les journaux, que le ministre de la Justice venait de créer un comité d'experts ayant pour mandat d'examiner les alternatives à une judiciarisation coûteuse et inopérante. Les quelques personnes qui ont pu apercevoir cette annonce ont du même coup constaté, avec consternation, qu'on accordait aux citoyens un délai de trois semaines pour produire un rapport destiné à ce comité.
Des alternatives, avec un peu de détermination on en trouverait facilement: droit préventif, droit de s'entendre consistant à donner plus d'importance aux contrats signés dans une atmosphère favorable à une explication des causes possibles de litige, à y introduire des clauses comprissoires d'application facile; formes nouvelles de médiation et d'arbitrage, appel à des non professionnels, à des bénévoles mêmes.
Au lieu de se mettre résolument à la recherche de solutions de ce genre, les seules que nous pouvons nous permettre, le ministre de la Justice ne semble avoir qu'un désir: associer son nom à une réforme du Code civil, qui s'impose certes, mais qui, si l'on n'y prend garde, multipliera les litiges. Le ministre de la Justice ne s'en cache d'ailleurs pas. La porte-parole de son ministère, Mme Anne Lebel, déclarait récemment que le nouveau code aurait pour effet de judiciariser davantage notre société et que c'est là une excellente chose. (cf. The Gazette, 1er avril).
Excellente chose, reprise à son compte sous une autre forme par le bâtonnier du Québec, Me André Gauthier: nous devons ajuster notre droit à celui de nos voisins anglo-saxons.
Décider d'imiter le droit américain au moment précis où les premiers intéressés constatent qu'il conduit leur pays à la ruine! Vraiment! Et sans demander aux citoyens leur avis! Aux États-Unis, le président de l'Association nationele des manufacturiers déclarait récemment: "Comme une nuée de sauterelles, les avocats et leurs clients se sont abattus sur l'Amérique mettant le pays hors d'état de faire des affaires. Suing the contry out of business!"
Et la société distincte? Notre ministre de la Justice n'est-il pas aussi ministre de la société distincte? Et il veut troquer notre tradition juridique contre celle des Américains au moment précis où il se présente comme le chantre de la société distincte. Comme si le droit ne faisait pas partie de la culture, comme s'il n'était pas un élément essentiel du caractère distinctif.
"Les recueils de droit (d'un peuple) deviennent, au même titre que sa littérature ou ses arts, un monument de sa personnalité nationale." Cette réflexion est de Lionel Groulx, mais elle pourrait être de Solon ou de Lycurgue, les fondateurs du droit en Occident. Les conquérants anglais ont si bien compris ce message qu'ils ont maintenu le droit français. Faudrait-il faire l'hypothèse que notre ministre de la société distincte s'apprête à faire sur ce point historique des concessions majeures que personne ne lui demande, du moins si on en juge par la réaction à la loi sur le patrimoine familial, un avant-goût du nouveau code?
Moderniser le droit civil, certes, mais à condition de se souvenir que les modèles allemand, français et japonais sont aussi modernes que le modèle américain. Avec 20 fois moins d'avocats que les Américains et plus de sens de l'honneur, les Japonais ne s'en tirent pas si mal.

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