L'inflation législative
Il y a là évidemment bien des lois rendues nécessaires par le progrès technique, qui correspondent donc à des besoins nouveaux. Par exemple, il faut bien, par de nouvelles lois, faire en sorte que le droit puisse s'appliquer à l'informatique ou aux nouvelles techniques de reproduction.
Mais la multiplication des lois et règlements s'explique, pour l'essentiel, par d'autres facteurs. Mireille Delmas-Marty en distingue deux: le droit pénal magique, incantatoire et le droit pénal bureaucratique. Ces distinctions limitées ici au droit pénal ont une portée plus générale.
À propos du droit incantatoire, Jean Carbonnier écrit:
"À peine apercevons-nous le mal que nous exigeons le remède; et la loi est, en apparence, le remède instantané. Qu'un scandale éclate, qu'un accident survienne, qu'un inconvénient se découvre: la faute en est aux lacunes de la législation. Il n'y a qu'à faire une loi de plus. Et on la fait. Il faudrait beaucoup de courage à un gouvernement pour refuser cette satisfaction de papier à son opinion publique." [note: Jean Carbonnier, op.cit. p. 276.]
En mulitipliant ainsi les lois on leur enlève évidemment leur solennité et donc leur efficacité. On en eu la preuve au Québec. Depuis le début des années soixante chaque ronde de négociation dans le secteur public a donné lieu à des lois spéciales dont la plupart ont été inopérantes. Les peines, prévues à la hâte pour effrayer les grévistes, paraissaient déjà irréalistes au moment de l'infraction, soit parce qu'elles étaient trop dures pour un même individu, soit parce que le délit avait été commis par des milliers et des milliers d'honnêtes citoyens. Une fois la paix sociale revenue, on passait l'éponge. Si on avait été un peu plus lucide au moment de légiférer, on aurait fait entrer le pardon dans le texte même de la loi.
Il y a, semble-t-il, une homéostasie juridique. C'est, écrit Jean Carbonnier, comme s'il existait, pour chaque société, un point critique de la pression légale. Que le législateur l'ait dépassé, la société réagit, soit par un rejet de la loi nouvelle, soit par un amollissement de toutes les lois. [note: Cf. Shakespeare, Mesure pour Mesure, (V,1): ...Des lois pour toutes les fautes/ Mais des fautes tellement à l'abri que les lois les plus fortes/ Valent ce que valent les fausses dents exposées chez un barbier:/ (le dentiste de l'époque)/ On les remarque et on s'en moque.] L'ineffectivité des lois, à des degrés variables, c'est le trop-plein par où l'équilibre se rétablit entre la volonté du pouvoir et la tolérance du corps social. [note: Jean Carbonnier, op.cit. p. 274]
Évidemment, quand on légifère à la hâte, dans des cas spéciaux, on n'a pas le temps de s'assurer que les nouvelles lois vont bien s'intégrer à l'ensemble des lois existant déjà. D'où la remarque de Michael Krauss: déclin de l'importance du droit, au profit d'une multitude de lois sans cohérence ni structure.
Quant à l'inflation d'origine bureaucratique, elle est hélas!, plus que le bon sens de Descartes, la chose du monde la mieux partagée.
C'est d'abord par elle que plusieurs de nos correspondants, dont le président de Provigo, M. Pierre Lortie, se disent frappés. Parlant du recours à des spécialistes pour interpréter des textes législatifs et réglementaux de plus en plus nombreux, il écrit:
"Ce recours à des spécialistes est devenu lui-même la source d'un mouvement auto-entretenu de juridisme excessif, dans la mesure où les auteurs de ces textes, pour se prémunir contre des interprétations abusives ou conformes à la forme mais non à leur esprit, ont adopté une formulation et une terminologie destinées de plus en plus aux praticiens du droit plutôt qu'aux utilisateurs finals."
C'est là, dira-t-on, une thèse si bien reçue dans les milieux d'affaires qu'elle en devient suspecte. Mais qu'en pensent les juristes par exemple? Voici l'opinion de Jean Carbonnier:
"Il est probable qu'entre l'inflation des lois et celle des légistes se produit un effet que les sociologues qualifierait de parkinsonien: plus il y a de lois, plus il faut de technicien des lois; mais plus il y a de ces techniciens, moins le législateur hésite à faire des lois, se disant qu'il y aura toujours assez d'intermédiaires pour en faciliter l'application." [note: Jean Carbonnier, op. cit., p. 274.]
Bien entendu, l'inflation bureaucratique frappe d'abord le secteur public. Me René Dussault, professeur à l'École nationale d'administration publique du Québec, nous le rappelle en ces termes: "L'enthousiasme manifesté pour les droits et recours de toutes sortes et pour l'intervention des tribunaux a pour conséquence que la science et la "culture" juridiques s'étendent de plus en plus sur l'organisation et le fonctionnement de l'administration publique". [note: Administration publique du Canada, volume 25, no 4, p. 671.]
Voici comment, en juin 1986, lors d'un colloque de l'Association des anciens de l'École nationale d'administration publique, un haut fonctionnaire, M. Jean-Claude Deschênes, résumait la situation: le poids des lois, des normes, des systèmes de toutes sortes sur la petite et la moyenne entreprise, par exemple, a pour effet que ces organisations investissent des sommes exagérées pour faire vivre des avocats et des comptables et, par voie de conséquence, pour alimenter l'appareil bureaucratique de l'État. Quelques jours plus tard, à un autre colloque pour les hauts fonctionnaires, le Secrétaire du Conseil du trésor, M. Roland Arpin, disait l'inquiétude que lui inspire la multitude de tribunaux administratifs, d'organismes de protection des droits individuels et des droits collectifs, le grand nombre d'organismes réglementaires.
Progrès de la démocratie que tout cela? M. Jocelyn Jacques, Directeur général de l'Ecole nationale d'administration publique du Québec, y voit plutôt le prélude à une montée de l'intolérance et de la frustration, à une érosion des accords minimaux au sein de la population.
Il faudrait consacrer un ouvrage entier à l'inflation, à la fois judiciaire et législative découlant de la Charte canadienne des droits et libertés, et dans une moindre mesure de la Charte québécoise.
Les Chartes, pour plusieurs de nos correspondants, dont Michael Krauss, sont au coeur de l'inflation législative:
"Le déclin du Droit au profit des lois se voit aussi en l'importance décroissante du Code civil (Répertoire du Droit) et en la primauté toujours plus évidente des lois statutaires. Le premier a une structure profonde, et vise à établir les prémisses de l'ordre minimal dans une société où les individus s'auto-déterminent. Les secondes n'ont pas de thème commun, si ce n'est la récolte de rentes économiques par des agents ayant "acheté" une législation précise qui laisse peu de place à la spontanéité individuelle. De la Loi sur la protection du consommateur à certains aspects de la Charte des droits et libertés de la Personne, l'essentielle autonomie inhérente au Droit s'est vue attaquée et minée."
De nombreux avocats, dont Me Paul Martel, sont conscients des avantages apparents et des inconvénients réels que les Chartes présentent pour eux. Les chartes, nous dit-il, nous obligent à un réajustement et à une remise en question de bon nombre de lois et de règlements. Ceci tient déjà les tribunaux très occupés, et ouvre la porte à certains abus de la part des avocats.
Il importe de préciser que la porte a été ouverte officiellement et délibérément, comme Me Raymond Deraspe nous le rappelle dans sa lettre: Dans les rencontres avec le public précédant l'adoption de la charte canadienne des droits et libertés, Me Jean Chrétien avait informé ses confrères du Barreau de la manne qui les attendait avec l'adoption de la charte (dont il était le parrain).
Quant aux juges, il n'est pas du tout évident qu'ils échapperont aux méfaits de la griserie que leur procurent leurs nouveaux pouvoirs. Me Raymond Deraspe a retenu le témoignage de feu le juge Julien Chouinard lors d'une conférence Esso à l'Université Laval. Il était évident pour ce magistrat que les juges étaient devenus législateurs.
Au Québec, dans le cas de l'article de la Loi 101 relatif à l'affichage, c'est le plus naturellement du monde que les honorables juges de la Cour d'Appel, tous inconnus des électeurs, ont renversé une décision d'un parlement démocratiquement élu. Ce qui a inspiré le commentaire suivant à Lysiane Gagnon, de La Presse:
"Or toute activité publique (et même privée, car la Cour Suprême a déjà produit de mémorables jugements contre les poupées gonflables) est susceptible d'être jugée inconstitutionnelle si même l'affichage commercial doit y passer. À ce compte-là, les parlements vont finir par ne plus pouvoir légiférer que sur les autoroutes, les égoûts ou la forme des corbeilles à papier." [note: La Presse, mardi 23 décembre 1986.]
Encore faudrait-il s'estimer heureux que les tribunaux permettent aux parlements d'exister. Ils ont en tout cas le pouvoir de supprimer des partis politiques. Invoquant la Charte canadienne, le National Citizen's Coalition conteste en effet devant les tribunaux le droit qu'ont actuellement les syndicats de contribuer à la caisse des partis politiques. Si les juges donnaient raison à ce groupe de pression, le NPD, qui est financé en grande partie par les syndicats, serait menacé dans son existence même.
Chaque cause de ce type représente des centaines de milliers de dollars d'honoraires pour les avocats. Les hommes et les avocats étant ce qu'ils sont, c'est là un puissant et dangereux facteur d'inflation à la fois législative et judiciaire. À propos duquel il faut aussi noter qu'il joue en faveur des individus et des groupes possédant les centaines de milliers de dollars requis.
Dans une étude destinée à la Commission royale sur l'union économique et les perspectives de développement du Canada, Henri Brun, professeur à la Faculté de droit de l'Université Laval, a clairement souligné les dangers que présente la Charte canadienne en tant que facteur d'inflation judiciaire et d'injustice. Il écrit, en conclusion:
"Une Charte omniprésente, parce qu'interprétée dans l'abstrait et l'absolu, entraînera l'usure des droits qu'elle est censée servir. Plus encore elle sera source d'une injustice croissante au profit des plus forts, des plus puissants, des mieux organisés et des mieux nantis, au lieu d'assurer d'abord et avant tout, comme elle se doit, la protection des plus vulnérables. Bien loin d'engendrer une Société plus juste, plus sécuritaire et plus douce, c'est une société d'affrontements et de conflits qu'elle favorisera, une société fondée sur la réclamation maximale des droits et l'accomplissement minimal des devoirs." [note: Les Tribunaux et la Charte, Gouvernement du Canada, Éditeur officiel, 1984.]