L'inflation juridique
Première version écrite 1987, Tirée de Le procès du droit, IQRC, 1987. À l'intérieur d'un phénomène global qu'il appelle, avant toute analyse, l'inflation juridique, l'auteur distingue l'inflation judiciaire, caractérisée par le nombre de procès et l'inflation législative, caractériséepar le nombre de lois. Il appelle la première le fléau américain et la seconde le mal français.
Les chiffres donnés ici datent de la décennie 1980, mais rien n'indique que la tendance ait changé.
J'avais depuis quelques années la pénible certitude que, si nous étions sortis de l'inflation économique, nous nous enfoncions chaque jour davantage dans une autre inflation, plus nocive peut-être, plus insidieuse en tout cas: l'inflation juridique.
Aux États-Unis, ce phénomène a pris ces dernières années l'ampleur d'une catastrophe. Déjà en 1976, dans Harper's, Jerold S. Auerbach le comparaît à une plaie d'Égypte. Le titre de l'article, "A plague of lawyers" (Les avocats, une plaie!), avait quelque chose d'apocalyptique et le sous-titre semblait emprunté au pessimisme de Spengler: As the laws multiplies, so does the civilization decay. (La décadence d'une civilisation va de pair avec la multiplication des lois) Suivait une allusion à la Bible complétée par une incursion dans le langage prophétique propre à notre époque, celui des chiffres.
Ce que Dieu a épargné aux Égyptiens (la plaie des avocats), les Américains se le sont infligés à eux-mêmes. Au début du siècle il y avait aux États-Unis environ 1 avocat pour 1,100 habitants; vingt-cinq ans plus tard, le ratio était de 1:700. Aujourd'hui, il est de 1:530. [note: En 1985, il y avait 622,000 avocats aux États-Unis, soit 1/370. On en prévoit 1000000, soit 1/250 en 1990.] Depuis 1970, la population a augmenté de 6% et la profession juridique de 14%. (...) Par comparaison, le ratio au Japon est de 1:10,300. Le Canada est dans le peloton de tête, loin devant des pays comme la France et l'Allemagne. Les pays arabes sont au bas de la liste. [note: Jerold S. Auerbach, "A Plague of Lawyers", Harper's, Octobre 1976, p. 37.]
À cette plaie américaine, qu'il conviendrait d'appeler inflation judiciaire, parce qu'elle est caractérisée par le nombre d'avocats et de procès, correspond un mal français [note: Le Mal français, titre d'un célèbre ouvrage d'Alain Peyrefitte décrivant l'inflation juridique dont la France centralisée souffre depuis des siècles.], caractérisé par le nombre de lois, qu'il conviendrait d'appeler inflation législative pour cette raison. Déjà au seizième siècle, avant la grande ère de centralisation, Montaigne se plaignait de ce mal: nous avons en France plus de lois que tout le reste du monde ensemble, et plus qu'il n'en faudrait pour régler le monde. [note: Essais, III, 13.] Que dirait Montaigne devant les chiffres que citait Jean Carbonnier dans un remarquable article sur l'inflation des lois.
Une inflation, très sèchement, ça doit pouvoir se chiffrer. L'année 1978 s'est achevée sur un bilan de 1,250 lois et 1,308 décrets. Encore n'est-ce pas assez exactement compter: chacun de ces textes renferrmait plus ou moins d'articles, dont chacun était à lui seul un ordre. Et comme, de surcrôit, la production législative d'une année s'ajoute à toutes celles des années précédentes depuis 1,804 environ, sans en abroger plus qu'une fraction, c'est au bas mot une centaine de milliers d'impératifs variés qui planent au-dessus de nos têtes. L'homme étant la mesure de toute chose, sa capacité de connaissance et d'obéissance est-elle à la mesure d'un tel déluge de lois? (...) Car nul n'est censé ignorer la loi. [note: Jean Carbonnier, Essais sur le droit, Répertoire du notariat defrénois, Paris, 1979, p. 272. ]
Critique de l'expression inflation juridique
[...]il nous faut dissiper un malentendu possible sur le sens de l'expression inflation juridique. Le mot juridique est trompeur. Il vient du latin jus qui signifie droit. Parler d'inflation juridique à propos des exemples donnés c'est supposer une définition du droit qui n'est peut-être pas la bonne ou qui, si elle est la bonne, aurait besoin d'être explicitée. Me Michael Krauss, professeur à la Faculté de droit de l'Université de Sherbrooke, a attiré notre attention sur ce point avec la plus grande fermeté:
" Nous n'assistons pas du tout à un accroissement du Droit, ni à une augmentation de son importance. Une fois la vraie acception de ce terme comprise, une analyse poussée révèle clairement, je crois, que nous assistons à un effritement du Droit, et à un déclin de son importance, au profit d'une multitude de lois sans cohérence ni structure. Le déclin du Droit s'accompagne d'un désordre social dont l'une des manifestations est certes l'augmentation du nombre de litiges."
Au moins un autre de nos correspondants, Me Paul Martel, souligne l'existence d'une inflation caractérisée par le nombre et l'incohérence des nouvelles lois. Les lois, écrit-il, sont parfois adoptées ou modifiées sans vue d'ensemble, sans tenir compte des répercussions sur les autres facettes du système juridique. Elles sont rédigées par des fonctionnaires préoccupés par leur propre champ d'activité et ignorants et insouciants des autres, et adoptées par des politiciens qui ne peuvent en comprendre toute la portée. Ceci ajoute au climat de confusion et rend nécessaire l'intervention des juristes.
En attendant de poursuivre pour notre propre compte la réflexion sur le Droit que nous proposent Michael Krauss et Paul Martel, il conviendrait donc de renoncer à l'expression d'inflation juridique, pour ne retenir que les expressions moins ambiguës d'inflation judiciaire et d'inflation législative.