Un exemple pour la justice: la santé

Jacques Dufresne
De même qu'il y a des maladies iatrogènes, c'est-a-dire causées par le système médical, de même il y a des maux sociaux causés par le système jurique. Si l'on avait poussé la critique aussi loin dans le second cas que dans le premier, peut-être reconnaîtrait-on davantage l'importance du droit préventif et de la justice douce.
Vers le milieu de la décennie, en 1970, Ivan Illich a introduit dans le monde une façon nouvelle de penser les systèmes de santé. Il existe, a-t-il rappelé, des maladies iatrogènes, c'est-à-dire causées par la médecine elle-même. Non seulement les traitements ne sont pas tous efficaces, mais encore certains ont pour effet d'aggraver le mal. À partir de ce moment, on a cessé d'identifier le progrès de la santé publique à la croissance des dépenses dans ce secteur.

Quand Némésis médicale, le maître-livre d'Illich sur cette question, est paru en 1976, ceux qui s'en réclamèrent dans les débats passèrent tantôt pour des esprits forts qui troublaient l'ordre public, tantôt pour des esprits chagrins qui minaient la confiance des gens dans le système de soins.

Aujourd'hui, même le magazine The Economist se réclame d'Ivan Illich, et l'approche de ce dernier, basée sur l'idée de contre-productivité, fait partie de la culture de base des milieux où l'on réfléchit sur les systèmes de santé. Si à l'heure actuelle au Québec, tant de gens à la Commission parlementaire sur la santé sont d'accord pour reconnaître qu'on pourrait donner de meilleurs services avec les mêmes ressources, c'est en grande partie parce que tout le monde sait qu'il existe une foule de traitements coûteux dont l'efficacité n'a jamais été prouvée.

De l'altitude, de l'altitude!

Un tel esprit critique existe à peine dans le secteur de la justice où, pourtant, il est tout aussi raisonnable que dans le secteur de la santé de faire l'hypothèse que le remède peut aggraver le mal, et parfois même le créer. C'est pourquoi il y a quelque chose de suranné dans la façon dont le Sommet de la Justice semble devoir s'articuler autour de remèdes classiques comme l'élévation du seuil d'admissibilité à l'aide juridique. On sait que ce seuil passera, si les voeux les plus audacieux sont exaucés, de 10000 à 25000$ de revenu annuel.

La critique et les vues d'ensemble auront été sacrifiées aux considérations pratiques, tandis que dans le secteur de la santé, c'est précisément dans la mesure où l'on a pu prendre de l'altitude que le débat progresse. Certes il est inadmissible que la limite d'accès à la cour des petites créances soit encore de 1000$ et il faut vite passer à l'action dans ce cas. On n'aura toutefois pas réglé ce problème une fois pour toutes tant qu'on n'aura pas expliqué pourquoi un statu quo absurde a pu durer si longtemps. Qui donc avait intérêt à ce qu'on retarde ces changements?

Voici une histoire qui illustre bien les problèmes qu'il faut régler. Un mécanicien et sa femme, qui s'occupe des enfants à la maison, sont en instance de divorce. Ayant choisi de ne plus vivre sous le même toit que son mari, la femme aura droit à l'aide juridique. Son mari gagne malheureusement 40000$ par année. Au moment où j'écris ces lignes, il a déjà dépensé 7000$ en frais d'avocats et rien n'est encore réglé. Ce couple aurait pu s'entendre moyennant une médiation familiale qui lui aurait coûté entre 350 et 500$.

Parce qu'elle bénéficie de l'aide juridique, la femme peut envisager le procès. Parmi les contribuables qui paient son avocat, il y a son mari, lequel doit en outre payer son propre avocat pour se défendre. Qui est gagnant dans une telle affaire? Si l'on portait le seuil de l'admissibilité à l'aide juridique à 25000$, on ne ferait qu'accroître les risques d'injustice de ce genre. Le budget de l'Aide juridique a doublé entre 1982 et 1990-91, mais le nombre de dossiers financés par le programme est demeuré constant. Avant toute injection de fonds nouveaux, ne conviendrait-il pas de faire une analyse rigoureuse du système? Le recours aux avocats de pratique privée travaillant à l'acte est-il une bonne chose à l'Aide juridique?

Dans le cas de la mésentente conjugale tout au moins, ne faudrait-il pas permettre aux juges de rendre la médiation obligatoire comme le demande l'Association de médiation familiale du Québec? Cela contribuerait à résoudre le problème de l'engorgement des tribunaux1.

Le groupe de travail Macdonald a fait la découverte suivante: 10 p. cent des causes de rupture matrimoniale font l'objet d'une contestation judiciaire. Elles occupaient toutefois à 80 p. cent le temps de tous les juges de la Cour supérieure du district de Montréal en 1989.

De nombreuses causes de divorce se rendent jusqu'en cour d'appel aux frais des contribuables. Voici un exemple: en 1974, une femme divorcée depuis peu fait appel à un avocat de l'aide juridique pour obtenir une augmentation de 30$ par semaine de la pension alimentaire que devait lui verser son mari. Non satisfait du premier jugement, l'avocat en question porte la cause à la cour d'appel, où elle est entendue, 17 ans plus tard, en 1991, mobilisant trois juges qui, cela va de soi, avaient au préalable consacré beaucoup de temps à l'étude du dossier, devenu volumineux, par a force des choses.

Le serviteur prédateur

Plus j'observe l'ensemble de notre société, plus il m'est difficile d'échapper à la conviction que les producteurs de biens et les créateurs d'oeuvres, dont nous dépendons tous pour le maintien et le sens de notre existence, risquent d'être de plus en plus parasités par ceux dont la mission est de les soutenir.

Là se trouve peut-être la principale cause du marasme économique qui frappe nos sociétés. Si bien que le principal intérêt d'un Sommet de la Justice dans la conjoncture actuelle, c'est que s'il était mené adéquatement, il contribuerait à rétablir les conditions sociales de la prospérité. Comment? En rappelant à tous que les producteurs de biens ont besoin d'être soutenus par les producteurs de services.

Il faudrait appliquer à l'administration de la Justice le principe du moindre recours que l'on peut illustrer à l'aide d'une pyramide.

À défaut d'avoir été empêché d'éclater par la vertu des citoyens, le litige devrait, autant que possible, être réglé spontanément par la société. Dans les situations où le risque de litige est grand, on devrait avoir recours à un spécialiste du droit préventif. C'est-à-dire, soit à un notaire qui, s'il se conforme à son statut d'officier public, est au-dessus de la mêlée, soit à un avocat qui se donne comme but de jouer un rôle semblable à celui du notaire.

Si le litige éclate malgré toutes ces précautions, il faut d'abord tenter de le résoudre par des procédés qui, tout en garantissant le maximum de justice, sont plus légers et plus doux que le recours aux tribunaux. Ces procédés sont, dans l'ordre: la conciliation, la médiation et l'arbitrage. Les règlements à l'amiable viennent en dernier lieu parce c'est le procédé qui offre le moins de garanties contre le recours à la force.

Ne se rendraient dans ces conditions jusqu'aux tribunaux que des litiges qu'il aurait été absolument impossible de régler autrement. Ils auraient alors une valeur exemplaire.

Notons que cette approche est également semée d'embûches. Parmi les promoteurs de la médiation familiale, il y a des gens qui souhaitent que des équipes multidisciplinaires interviennent dans chaque cas aux frais de l'État. Le bien fondé de cette méthode ne fait aucun doute, mais n'est-ce pas là un autre brèche par où de nouveaux producteurs de services pourront s'engouffrer pour coloniser encore davantage les producteurs de biens?

Note

1) La médiation familiale, Collectif multidisciplinaire coordonné par Lisette Laurent-Boyer,Les Éditions Yvon Blais, Cowansville, 1992.

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