Le contrat social selon Rousseau

Harald Höffding
Le troisième (voir textes précédents) domaine, où Rousseau crut voir un nouveau monde, était le monde social et politique. Ici encore on constate qu'il ne désespérait pas de voir succéder à l'étiolement et à l'oppression de la nature un développement qui rendrait justice à la nature. Dans le Contrat social (1. 8), il exprime en termes vigoureux le progrès réalisé par ce fait, que l'homme renonce à l'état de nature pour entrer, aux termes d'un contrat (tacite), dans la vie de la société: «Quoiqu'il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu'il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s'exercent et se développent, ses idées s'étendent, ses sentiments s'ennoblissent, son âme tout entière s'élève à tel point, que, si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l'instant heureux qui l'en arracha pour jamais, et qui, d'un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme.»

La philosophie du droit de Rousseau clôt toute une série de tentatives, commencées au cours des luttes de la Réforme, et qui visent à édifier l'Etat sur la libre délégation individuelle. Rousseau n'a pas inventé l'idée du contrat social, mais il s'en sert pour montrer que la société est née en accord avec la nature: à l'état de nature les hommes ont vécu isolément; le seul passage à une vie civile, qui puisse rendre l'Etat naturel, c'est donc une association volontaire, une libre délégation. C'est cette délégation qui fait du peuple un peuple: l'individu reporte le pouvoir absolu qu'il possède sur lui-même au peuple considéré comme collectivité. La souveraineté du peuple est absolue et inaliénable. Rousseau transporte la notion absolutiste de souveraineté de Hobbes au peuple conçu comme collectivité. Il s'accorde à dire avec Hobbes que la souveraineté ne peut résider qu'en un seul point, mais au lieu d'admettre avec Hobbes — que le contrat social implique une soumission immédiate à l'autorité gouvernementale, il proclame, comme Althusius, auquel ses expressions font songer, le principe de la souveraineté du peuple — et admet que la «volonté générale» englobe la volonté de tous les individus. Il distingue, ainsi qu'Althusius, entre forme d'État et forme de gouvernement, et il n'établit qu'une seule forme d'État, mais plusieurs formes de gouvernement. La meilleure forme de gouvernement est une aristocratie élective. Il rejette toutefois la séparation des pouvoirs et conteste que la souveraineté puisse être exercée par des représentants. Le pouvoir suprême réside et demeure dans le peuple, qui doit être assemblé de temps en temps pour donner des lois. Dès que le peuple est assemblé, tout pouvoir gouvernemental cesse; toute autorité est alors suspendue. Le pouvoir législatif — en tant qu'identique au peuple lui-même — est souverain; le pouvoir exécutif est son auxiliaire. Le pouvoir législatif est le cœur, le pouvoir exécutif est le cerveau: le cerveau peut s'atrophier, et l'homme continuer à vivre, si le cœur est intact.

La condition pour que la souveraineté du peuple s'exerce, c'est d'après Rousseau que le peuple entier puisse être assemblé. Voilà pourquoi l'État ne peut être grand; l'idéal de Rousseau, c'étaient — sans parler de Genève, sa propre patrie — les petits États de l'antiquité. La seule forme qui permette à la souveraineté du peuple de subsister dans un grand État, c'est la constitution fédérale. Rousseau avait composé un mémoire sur ce genre de constitution; il remit ce mémoire à un de ses amis, qui le détruisit au commencement de la Révolution, afin qu'il ne fit pas de mal! C'était, ainsi — que Rousseau fait observer, un sujet entièrement nouveau, dont les principes étaient encore à poser. Ce sujet fut traité peu de temps avant — la Révolution française par Alexandre Hamilton, l'auteur de la constitution des Etats-Unis de l'Amérique du Nord, dans «The Federalist». Les hommes de la Révolution française qui tirèrent tant de devises du Contrat social, ne tinrent compte ni de cette question, mentionnée plus haut, de savoir comment les avantages d'un grand État sont compatibles avec ceux d'un petit État, et les avantages de la centralisation avec ceux de la décentralisation, ni de la tentative pratique qui se faisait à ce point de vue de l'autre côté de l'Océan. On se contenta de prendre dans la théorie de Rousseau la partie qui réclame que l'individu absorbe complètement sa volonté dans la volonté générale, laquelle se manifeste par les décisions de la majorité et a un pouvoir absolu sur la vie et la propriété, sur l'éducation et les pratiques religieuses de tous les citoyens. Hobbes faisait abdiquer l'individu en faveur du pouvoir souverain du gouvernement, Rousseau fît abdiquer l'individu en faveur de la souveraine démocratie.

Il y a une opposition catégorique entre le Discours sur l'inégalité (1755) et le Contrat social (1762), — opposition, il est vrai, que lui-même sûrement remarquait. À une analyse plus exacte, il apparaît que son deuxième exposé voulait corriger et compléter le premier. Il montre dans le Discours, que l'inégalité économique tient à la division du travail, et qu'ensuite l'État formé par un pacte n'agrée et n'accentue que plus tard la différence du riche au pauvre. «Les lois, dit-il (Discours, Paris 1819, p. 301), donnèrent de nouvelles entraves au faible et de nouvelles forces au riche; détruisirent sans retour la liberté naturelle, fixèrent pour jamais la loi de la propriété et de l'inégalité, d'une adroite usurpation firent un droit irrévocable, et assujettirent désormais tout le genre humain au travail, à la servitude et à la misère, il voit donc ici dans le contrat primitif une sanction de l'inégalité. Il dit au contraire dans le Contrat social (I,9): au lieu de détruire l'égalité naturelle, le pacte fondamental substitue au contraire une égalité morale et légitime à ce que la nature avait pu mettre d'inégalité physique entre les hommes, de sorte que, pouvant être inégaux en force ou en génie, ils deviennent tous égaux par convention et de droit. Rousseau ajoute dans une note que ce n'est que sous des mauvais gouvernements que cette égalité est seulement apparente; il avoue que l'état social n'est effectivement utile aux hommes que si tous possèdent quelque chose et que si personne ne possède trop. Il est hors de doute que par ces mots Rousseau veut montrer que son nouvel exposé peut se concilier avec le premier. Du reste il a raison de dire que la loi et le droit peuvent aussi bien servir à sanctionner la situation d'inégalité actuelle, qu'à la faire disparaître. Dans le Discours il s'en tient à la première face de la question, qui d'ailleurs était la plus évidente dans l'ancienne société; dans le Contrat social, qui a la prétention de peindre un idéal, et qui, pour cette raison, fait abstraction des faits réels, il aborde la deuxième face de la question et recommande ce qu'il faut faire: le cours même des choses (et cela déjà dans l'état de nature, comme le montrait le Discours), ayant toujours une tendance à abolir l'égalité, — ainsi qu'on lit dans le Contrat social (Il, 11) — le pouvoir législatif doit toujours s'efforcer de maintenir cette égalité, doit veiller à ce que personne ne devienne assez riche pour en acheter un autre, et à ce que personne ne devienne assez pauvre pour se vendre. Les temps suivants ont montré que cette observation n'a rien de fantastique: on reconnaît de plus en plus que la suppression des inégalités sociales est un devoir essentiel du pouvoir çivil. Rousseau n'était pas socialiste, mais il voyait clairement l'influence des inégalités sociales et les inconvénients résultant du système de la propriété privée. Il dépasse dans une bien plus grande mesure que les doctrinaires précédents du droit naturel les principes formels de la politique, et sous toutes les questions de constitution il trouva le problème social. Il n'y a qu'une seule chose à laquelle il soit resté fermé, comme tous ses contemporains: l'importance des libres associations. L'État une fois formé, il doit tout régler. Rousseau se combat ici lui-même. Dans L'Émile, il insiste justement sur le développement individuel, sur l'épanouissement du caractère naturel particulier à chaque individu: mais comment ce développement est-il possible sous la tyrannie de la «volonté générale»?

Nous n'avons pas à nous étonner que Rousseau n'ait pas aperçu le grand problème contenu ici: il vivait au milieu de l'arbitraire de l'ancien régime, où la volonté générale ne pouvait pas plus se faire jour que la volonté individuelle; il vouait les émanciper toutes les deux, il avait bien le droit de ce reposer sur l'avenir du soin de les concilier mutuellement. Il avait donné assez de problèmes à résoudre à son siècle.

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