L'alchimie d'Albert le Grand

Claude Gagnon
Un récent Dictionnaire du Moyen Âge écrit qu'Albert le Grand fut le «premier interprète scolastique de l'ensemble de l'œuvre d'Aristote accessible au Moyen Âge» et aussi celui qui «a laissé une œuvre monumentale, de caractère encyclopédique, couvrant tous les domaines du savoir tant en philosophie qu'en théologie» (1). Pour sa part, Benoît Patar, dans son récent Dictionnaire abrégé des philosophes médiévaux, fait du célèbre docteur dominicain rien de moins que «LE philosophe latin du Moyen Âge» (2). Le célèbre philosophe allemand mérite bien son qualificatif de docteur universel et l'ampleur aussi bien que le génie de son jugement, qu'il a appliqué à tous les domaines d'étude, explique que sa réputation ait dépassé le milieu universitaire.

Dès son vivant, les multiples observations et expériences scientifiques du maître de Thomas d'Aquin lui valurent un halo de mystère et, une fois décédé, de multiples recueils d'alchimie et de magie circulèrent sous son nom, dont l'ouvrage éponyme qu'est Le Grand Albert, aujourd'hui encore le plus populaire.

Parmi tous les ouvrages d'alchimie et de magie que l'on a attribués à ce célèbre philosophe, son traité consacré aux minéraux, le De Mineralibus, dont l'authenticité ne fait aucun doute, permet de statuer sur l'opinion précise qu'il avait de l'alchimie puisque la question y est abordée de front (3).

En 1967, Dorothy Wyckoff publiait une traduction anglaise annotée du traité (4). Elle souligne d'abord que le traité d'Albert sur les minéraux est un traité typique du genre scolastique. Elle résume ensuite la position de notre théologien aristotélicien sur la nature des minéraux et des métaux (5). Elle choisit judicieusement de regrouper le jugement d'Albert sur les métaux selon les quatre causes d'Aristote, qui constituent horizon théorique à l'intérieur duquel lui et ses successeurs vont déployer leurs innombrables théories scientifiques.

La cause matérielle d'abord: les minéraux sont composés des quatre éléments que sont l'eau, l'air, la terre et le feu. Ces derniers vont se composer en deux mixtures de bases: le souffre et le mercure. Cette composition primordiale, Albert la prend dans la physique arabe et plus précisément dans les traités d'Avicenne, qui compte parmi ses autorités. Le vif-argent, composé de terre et d'eau, et le souffre, composé de chacun des quatre éléments, forment ensuite, selon diverses proportions, les différents métaux.

Albert désigne ensuite la cause efficiente, c'est-à-dire le processus de maturation des métaux, comme étant les deux exhalaisons, sèche et humide, dont parle Aristote dans ses Météorologiques, et dans lesquelles il voit les actions respectives du souffre et du mercure.

La cause formelle de la formation des métaux, Albert la situe dans le pouvoir céleste du rayonnement des étoiles qui détermineront la nature du métal formé en tel lieu et à tel moment. Ce pouvoir céleste, pour les savants de cette période, est aussi réel que le pouvoir élémentaire du monde sublunaire. La nature des métaux est formée par le mixte des éléments et par le rayonnement stellaire particulier à l'endroit du sol ou du sous-sol considéré.

La quatrième cause, celle de la finalité, est rapidement écartée par notre chercheur, qui s'accorde avec Aristote pour dire que les minéraux sont inanimés et qu'en cela, ils n'ont pas de destinée ou de but particulier comme en ont les êtres vivants. Voilà pour l'horizon métaphysique de la science d'Albert.

La question de l'alchimie est directement travaillée au Livre III du De Mineralibus, qui traite de la substance des métaux (Tractatus primus qui est de substantialibus metallorum). L'auteur commence par préciser qu'il ajoute ses propres observations aux considérations des philosophes et qu'il a enquêté sur la transmutation des métaux par l'alchimie. Il passe ensuite à l'étude la possibilité transmutatoire, à laquelle il consacre plusieurs chapitres.

Il considère alternativement deux théories physiques. La première consiste à postuler qu'il n'y a qu'une seule forme métallique spécifique et ce serait celle de l'or. Aucun autre métal n'a de forme spécifique; voilà pourquoi l'alchimie pourrait parfaire, dans chaque métal, la forme spécifique de l'or. Ici, la transmutation serait un perfectionnement, voire un anoblissement de la forme spécifique de n'importe quel métal.

Albert rejette cette possibilité. D'abord, il regrette l'emploi de termes métaphoriques utilisés par les alchimistes et qui est peu conforme à la coutume de la philosophie (6). Ensuite, il rejette l'argument alchimiste car, soutient-il, s'il n'y a qu'une forme substantielle métallique, celle de l'or, comment peut-on expliquer la stabilité de l'argent, de l'étain et de tous les autres métaux? Cet anoblissement expérimenté, ajoute le philosophe naturaliste, ne concerne que les apparences, c'est-à-dire les accidents. On peut donner l'apparence de l'argent au cuivre, de l'or au plomb et de l'argent au fer mais rien n'est changé dans la substance, c'est-à-dire dans la nature intime du métal. Cette apparente procession des différents métaux vers une substance dorée ou argentée ne concerne que la couleur, la saveur, le poids ou même la densité du métal mais pas sa nature intime. Et bien que tous les métaux soient composés des quatre mêmes éléments, la forme de leur mixtion est stable car elle repose sur une forme fixe qui en garantit la diversité essentielle.

La seconde théorie qu'Albert considère ensuite est celle attribuée à Hermès, suivant lequel il y aurait plusieurs formes substantielles latentes dans chaque métal. D'où la possibilité de faire ressortir la forme aurifère et de transformer ainsi en or tous les métaux ou presque. Cette théorie repose, dit Albert, sur le paradigme d'Anaxagore pour qui tout est dans tout, et donc chaque métal dans chaque métal. Or elle s'oppose à l'homéométrie des métaux affirmée par Aristote dans ses Météorologiques (7). Les métaux sont des substances homéomères, c'est-à-dire «des parties de même nature qui sont constituées à partir des quatre éléments» (8). Mais c'est l'expérimentation qui apporte la réfutation définitive. En effet, Albert affirme que l'expérience de la fusion du plomb n'est jamais achevée et qu'elle ne fait jamais apparaître l'or qui est supposé inclus.

Étant donné l'impossibilité des deux théories, est-ce que la transmutation d'une forme substantielle en une autre demeure réaliste? Dans un chapitre consacré à cette question (Utrum species metallorum possint adinvicem transmutari sicut alchimici), Albert s'en rapporte alors directement au jugement d' Avicenne: les alchimistes ne peuvent faire de transmutation de la forme substantielle des métaux mais seulement celle de leurs accidents. À moins que, ajoute le philosophe persan, la forme substantielle soit d'abord réduite à la matière première pour ensuite recevoir une nouvelle forme spécifique.

Cette infime possibilité, qui repose sur la notion toute métaphysique de matière première, avancée par Platon dans son Timée, est reprise par le philosophe expérimentateur qui semble lui donner un certain crédit. À la fin de ce chapitre, il estime que les meilleures opérations alchimiques sont celles qui consistent à purifier le souffre et le vif-argent pour ensuite les mélanger avec d'autres métaux. Ces manipulations agiraient sur les pouvoirs élémentaires et célestes qui forment les différents métaux.
Mais il n'y a aucun doute sur les produits de ceux qui travaillent sur les apparences ou les accidents seulement. Le philosophe termine son enquête sur l'alchimie en racontant comment il a fait faire des expériences (ego experiri feci) avec de l'or et de l'argent d'origine alchimique, et comment ces produits transmutatoires ont bien résisté à plusieurs combustions mais que, sous la persistance du feu, ils se sont évaporés subitement sans laisser rien d'autres traces que des scories dans le vaisseau.

Cette enquête met en valeur, ainsi que plusieurs commentateurs l'ont déjà remarqué, l'importance de l'expérimentation pour le célèbre philosophe encyclopédiste. Elle montre aussi l'importance d'une croyance au rôle de la lumière des étoiles dans la formation des métaux. Cette croyance, issue directement de l'astronomie de Ptolémée et à laquelle Albert se réfère explicitement dans son chapitre suivant, lui permettait d'expliquer la formation des métaux sur une terre positionnée au centre de tout le rayonnement stellaire. Croyance qui s'ajoutait à la métaphysique platonicienne des éléments, celle d'Aristote sur la forme substantielle stable et celle des arabes sur les composés primordiaux du souffre et du vif-argent. Il n'est pas surprenant que dans un tel horizon, la transmutation soit possible en réduisant le métal jusqu'à sa matière première, parfaitement indéterminée, pour ensuite la reformer en s'aidant des composés primordiaux et de la configuration stellaire appropriée. Mais la recherche se clôt sur son insatisfaction devant les résultats des expériences entreprises ou proposées.

Dès son vivant, la réputation d'alchimiste et de magicien d'Albert se développa, probablement à cause, comme le rappellent les historiens, de ses nombreuses expériences scientifiques de toute sorte. L'ouvrage que le philosophe consacra aux minéraux donna rapidement naissance à d'autres ouvrages au contenu semblable mais plus ou moins corrompu: Semita recta, Alchimia minor, Compositum de compositis, Libellus de Alkimie, Secreta Alkimie, etc. (9) Une partie des recettes alchimiques et magiques qui lui sont attribuées et qui sont regroupées sous le vocable du Grand Albert remonterait aussi jusqu'à son temps (10). Sans parler du De secretis mulierum, qui fut peut-être autant réédité au long des siècles que le furent les recettes du Grand Albert.

Une anecdote, dont on ne peut douter de l'authenticité, a peut-être aussi contribué à l’idée que notre philosophe encyclopédiste fit de l'alchimie. En l'an 1260, le pape fait appel à lui pour redresser les finances de l'évêché de Ratisbonne qui sont dans un état lamentable. Le dominicain s'installe dans le château de Stauff, dominant cette ville au bord du Danube. Après une seule année, la situation économique est rétablie; on dit qu'Albert y a appliqué sa règle de stricte frugalité. Mais l'application d'une telle règle de vie ne peut, selon plusieurs commentateurs, expliquer à elle seule l'ampleur du résultat en cause. Albert quittera rapidement cette ville et cette fonction mais sa réputation de magicien et d'alchimiste se répandra d'autant. Les chroniqueurs appliqueront à celui que l'on a nommé le docteur universel et le patron des scientifiques chrétiens le geste réservé au plus grands et aux plus illustres: «Albert réalise ce que Cicéron écrivait de Thalès et Pline de Démocrite, à savoir qu'un philosophe sait faire de l'or quand la situation l'exige.» (11)


Notes
1. Claude Gauvard, Alain de Libera et Michel Zinc, Dictionnaire du Moyen Âge, Paris, P.U.F., 2002, p. 26.
2. Benoît Patar, Dictionnaire abrégé des philosophes médiévaux, Longueuil, Les Presses Philosophiques, 2000, p. 29.
3. Une réimpression de l'édition de 1541 du De Mineralibus vient d'être publiée par la Bibliothèque Interuniversitaire de Médecine de Paris, Éditions Manucius, 2003 (préface de Didier Kahn).
4. Dorothy Wyckoff, Albertus Magnus; Book of Minerals, Oxford, Clarendon Press, 1967.
5. Idem, «Argument of the Book of Minerals», p. XXXI et suivantes.
6. Cette réserve d'Albert sur le langage de l'alchimie a été utilisé par Guy-H. Allard qui concluait un peu rapidement qu'Albert le Grand rejetait l'alchimie. Cf. Allard, (Guy-H.), «Réactions de trois penseurs du XIIIe siècle vis-à-vis de l'alchimie», dans La science de la nature: théories et pratiques, Montréal-Paris, Bellarmin-Vrin, 1974.
7. Aristote, Les météorologiques, Paris, Vrin, 1976, 388a10 et suiv.
8. Idem, Commentaire de Jean Tricot, p. 267, note 2.
9. Robert Halleux, Les textes alchimiques, Louvain, Brepols, 1949, p. 103-104.
10. Le Grand et le petit Albert, préface de Bernard Husson, Paris, Belfond, 1970, p. 7.
11. Idem, p. 37.

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