Vie des Gracques - 1e partie

Plutarque
I. Du père et de la mère des Gracques. - II Éducation que leur donne leur mère. - III Différences de leurs caractères. - IV. Leur ressemblance. Mariage de Tibérius. - V. Campagnes de Tibérius sous Scipion Africain le jeune. Sa questure. – VI. Il fait avec les Numantins un traité qui sauve l'armée. - VII. Jugement du peuple sur Mancinus et Tibérius, à l'occasion de ce traité. - VIII. Usage d'affermer aux pauvres citoyens les terres du domaine, aboli par les riches. - IX. Tibérius entreprend de le rétablir. Sagesse de sa loi. - X. Discours dont il l'appuie. - XI. Le tribun Octavius s'oppose à la loi. Seconde loi de Tibérius. - XII. Autre loi de Tibérius, qui suspend tout magistrat de ses fonctions jusqu'à ce que sa loi soi approuvée. - XIII. II fait déposer Octavius du tribunat. - XIV. La loi pour la réduction des terres est adoptée. - XV. Il met sa femme et ses enfants sous la protection du peuple. - XVI. Loi qui ordonne de partager aux citoyens pauvres l'argent qui proviendrait de la succession d'Attalus. - XVII. Question embarrassante que lui fait Titus Annius. - XVIII. Discours de Tibérius pour justifier la déposition d'Octavius. - XIX. Autres lois proposées par Tibérius. - XX. Présages funestes pour Tibérius. - XXI. Blossius l'encourage. - XXII. Fulvius Flaccus vient l'avertir qu'on a formé dans le sénat le dessein de l'assassiner. - XXIII. Nasica sort du sénat pour aller assassiner Tibérius. - XXIV. Mort de Tibérius. - XXV. Son corps est jeté dans le Tibre. - XXVI. Nasica est obligé de sortir de Rome. Il meurt à Pergame. - XXVII. Ressentiment du peuple contre Scipion l'Africain. - XXVIII. Vie retirée de Caïus après la mort de son frère. -

    I. Après avoir achevé l'histoire des deux rois de Sparte Agis et Cléomène, les Vies des deux Romains Tibérius et Caïus Gracchus, que nous allons mettre en parallèle avec eux, ne nous offriront pas des événements moins funestes à raconter. Ils étaient fils de Tibérius Gracchus, qui, honoré de la censure, de deux consulats et d'autant de triomphes, tirait de sa propre vertu une gloire bien supérieure à celle que lui donnaient toutes ces dignités. Aussi, après la mort de Scipion, le vainqueur d'Annibal, fut-il choisi pour époux de Cornélie, fille de cet illustre Romain, quoiqu'il n'eût jamais été l'ami du père, et qu’au contraire ils eussent toujours été en opposition l'un avec 1’autre. On raconte qu'un jour il trouva deux serpents dans son lit; que les devins, après avoir attentivement examiné ce prodige, lui défendirent de les tuer ou de les lâcher tous les deux; que par rapport au choix de l'un ou de l'autre, ils lui déclarèrent que s'il tuait le mâle,
    il hâterait sa propre mort, et qu'en tuant la femelle, il avancerait celle de Cornélie. Tibérius, qui aimait tendrement sa femme, et qui pensait d'ailleurs qu'étant déjà assez âgé, et Cornélie encore jeune, c'était à lui à mourir le premier, tua le mâle et lâcha la femelle: il mourut peu de temps après, laissant douze enfants qu'il avait eus de Cornélie.
    II. La veuve se mit à la tête de la maison et se chargea elle-même de l'éducation de ses enfants; elle fit paraître en tout tant de sagesse, tant de grandeur d’âme et de tendresse maternelle, qu'il parut que Tibérius avait sagement fait de préférer sa propre mort à celle d'une femme de ce mérite. Le roi Ptolémée lui ayant offert de venir partager son diadème, avec le rang et le titre de reine, elle le refusa. Dans son veuvage, elle perdit le plus grand nombre de ses enfants, et ne conserva qu'une fille, qui fut mariée au jeune Scipion, et deux fils, Tibérius et Caïus Gracchus, dont nous écrivons la Vie; elle les éleva avec tant de soin, qu'étant, de l'aveu de tout le monde, les jeunes Romains les plus heureusement nés pour la vertu, leur excellente éducation parut encore avoir surpassé la nature. Les statues et les portraits de Castor et de Pollux, malgré la ressemblance de leurs traits, laissent voir cependant une différence sensible, qui fait reconnaître que l'un était plus propre à la lutte, et l'autre à la course : de même la grande conformité qu'avaient entre eux les deux jeunes Gracchus pour la force, la tempérance, la libéralité, l'éloquence et la grandeur d'âme, n'empêchait pas qu'il n'éclatât dans leurs actions et dans leur conduite politique des différences marquées , que je crois à propos d'exposer avant d'entrer dans le détail de leur vie.
    III. Premièrement Tibérius avait l'air du visage, le regard et les mouvements plus doux, plus modérés que son frère; Caïus était plus vif et plus véhément. Lorsqu'ils parlaient en public, l'un se tenait toujours à la même place, dans un maintien posé ; l'autre fut le premier des Romains qui donna l'exemple de marcher dans la tribune, de rejeter sa robe de dessus ses épaules; comme on dit de Cléon l'Athénien qu'il fut le premier orateur qui, dans ses harangues, ouvrit son manteau et se frappa la cuisse. En second lieu, l'éloquence de Caïus, pleine de passion et de véhémence, imprimait une sorte de terreur; celle de Tibérius, naturellement plus douce, était propre à exciter la compassion. Sa diction était pure et châtiée ; celle de son frère était persuasive et ornée avec une sorte de recherche. On voyait la même différence dans leur table et dans leur manière ordinaire de vivre. Tibérius menait une vie simple et frugale; Caïus, comparé aux autres Romains, paraissait tempérant et sobre; mais, en comparaison de son frère, il était recherché et donnait dans le superflu: aussi Drusus lui reprocha-t-il d'avoir acheté des tables de Delphes d'argent massif, qui lui avaient coûté douze cent cinquante drachmes la livre pesant. La différence de leurs mœurs suivait celle de leur langage: Tibérius était doux et tranquille; Caïus avait de la rudesse et de l'emportement ; souvent, dans ses discours, il s'abandonnait, sans le vouloir, à des mouvements impétueux de colère; il haussait la voix, se laissait aller à des invectives et tombait dans le plus grand désordre. Pour remédier à ces écarts, un esclave, nommé Licinius, qui ne manquait pas d'intelligence, se tenait derrière lui avec un de ces instruments de musique qui servent à régler la voix; et lorsqu'il sentait à l'éclat des sons que son maître s'emportait et se livrait à la colère, il lui soufflait un ton plus doux, qui, modérant aussitôt la véhémence de Caïus et lui faisant baisser la voix, adoucissait sa déclamation et le ramenait à une disposition plus tranquille. Telles étaient les différences qu'on remarquait entre eux.
    IV. Mais la valeur contre les ennemis, la justice envers les inférieurs, l'exactitude dans les fonctions publiques, la tempérance dans l'usage des plaisirs, étaient égales dans l'un et dans l'autre. Tibérius avait neuf ans de plus que son frère; ce qui mit entre son administration et celle de Caïus un intervalle considérable; et rien ne contribua davantage à renverser toutes leurs entreprises : comme ils ne fleurirent pas tous deux ensemble, ils ne purent réunir leur puissance; ce qui l'aurait considérablement augmentée et peut-être rendue invincible. Je vais donc écrire séparément la vie de chacun d'eux, et je commence par l'aîné. Tibérius, à peine sorti de l'enfance, se fit une réputation si rapide et si brillante, qu'il fut jugé digne d'être associé au collège des augures, moins encore pour sa naissance que pour sa vertu. Appius Claudius rendit à son mérite un témoignage bien flatteur, lorsque cet homme illustre, honoré du consulat et de la censure, que sa dignité personnelle avait fait nommer prince du sénat, et qui par sa grandeur d’âme surpassait tous les Romains de son temps, s’étant trouvé avec lui à un festin des augures, après l'avoir comblé de marques d'amitié, lui proposa sa fille en mariage. Tibérius accepta, sans balancer, une proposition si flatteuse. Les conventions ayant été faites sur-le-champ, Appuis, en rentrant chez lui, appela sa femme dès le seuil de la porte. « Antistia, lui cria-t-il, je viens de promettre en mariage notre fille Claudia. - Pourquoi donc cet empressement? lui répondit sa femme avec surprise; et qu'était-il besoin de précipiter ce mariage, à moins que vous ne lui ayez trouvé pour mari Tibérius Gracchus? » Je n'ignore pas que quelques historiens attribuent ce fait à Tibérius, père des Gracques, et à Scipion l'Africain: mais le plus grand nombre suit l’opinion que j'ai adoptée; et Polybe lui-même assure qu'après la mort de Scipion l'Africain, tous ses parents assemblés donnèrent la préférence à Tibérius le père, pour lui faire épouser Cornélie, que son père n'avait pas mariée avant de mourir.
    V. Le jeune Tibérius, servant en Afrique sous le second Scipion, qui avait épousé sa sœur, vivait dans la tente de son général, dont il reconnut bientôt l'excellent naturel, et ces qualités admirables si propres à exciter dans les autres l'amour de la vertu et le désir de l'imiter. Pour lui, il surpassa en peu de temps tous les jeunes gens de l'armée en valeur et en soumission à la discipline. Il monta le premier sur la muraille d'une ville ennemie, au rapport de Fannius, qui dit même y être monté avec lui et avoir partagé la gloire de ce trait de courage. Après cette guerre, il fut nommé questeur, et le sort l'envoya servir contre les Numantins, sous le consul Mancinus, homme qui ne manquait pas de talents, mais qui fut le plus malheureux des généraux romains. Il est vrai que ses malheurs et les événements funestes qu'il éprouva ne servirent qu'à faire éclater, non seulement la prudence et le courage de Tibérius, mais, ce qui est plus admirable encore, son respect et sa déférence pour son général, à qui le sentiment de ses infortunes avait fait presque oublier son rang et son autorité. Découragé par la perte de plusieurs batailles, il tenta de se retirer à la faveur de la nuit et d'abandonner son camp. Les Numantins, avertis de sa retraite, commencèrent par s'emparer du camp; ensuite, se mettant à la poursuite des fuyards, ils massacrèrent les derniers, et, enveloppant toute l'armée, ils la poussèrent dans des lieux difficiles, d’où il était impossible de la dégager. Mancinus, désespérant de forcer les passages, envoya un héraut aux ennemis, pour entrer avec eux en composition. Ils répondirent qu'ils ne se fieraient à personne qu'à Tibérius et demandèrent qu'on le leur envoyât. Ils avaient conçu cette estime pour ce jeune homme, et sur la réputation dont il jouissait dans l'armée, et par le souvenir qu'ils conservaient de son père Tibérius, qui, faisant la guerre en Espagne, après avoir soumis plusieurs peuples, avait accordé la paix aux Numantins et avait fait ratifier le traité par le peuple romain, qui l'avait exécuté avec une religieuse exactitude.
    VI. On leur envoya donc Tibérius, qui, s'étant abouché avec les principaux officiers, en obtenant d'eux certaines conditions, en leur cédant sur d'autres, conclut un traité qui sauva évidemment vingt mille citoyens, outre les esclaves et ceux qui suivaient l'armée sans être enrôlés. Les Numantins restèrent maîtres de tout ce qui était dans le camp romain et le pillèrent. Les registres de Tibérius se trouvèrent parmi le butin; ils contenaient ses comptes de recette et de dépense pendant sa questure; et, comme il attachait un grand prix à les recouvrer, il quitta l'armée qui était déjà en marche et s'en alla à Numance, accompagné seulement de trois ou quatre de ses amis. Il appela les commandants de la place et les pria de lui faire rendre ses registres, afin qu’à Rome ses ennemis ne prissent pas sujet de le calomnier, lorsque cette perte le mettrait hors d'état de rendre ses comptes. Les Numantins, ravis de l'occasion qui se présentait de l'obliger, l'invitèrent à entrer dans Numance; et, le voyant s'arrêter pour délibérer sur ce qu'il devait faire, ils sortirent de la ville, s'approchèrent de lui, et, le prenant par la main, le conjurèrent avec instance de ne plus les regarder comme des ennemis, et de prendre en eux toute confiance. Tibérius crut devoir le faire, soit par le désir de recouvrer ses registres, soit par la crainte de les offenser s'il paraissait se défier d'eux. Dès qu'il fut entré, les magistrats lui firent servir à dîner, le pressèrent de s'asseoir et de manger avec eux. Ils lui rendrent ensuite ses registres et l'invitèrent à prendre dans le butin tout ce qu'il voudrait. Il ne prit que l'encens, dont il se servait pour les sacrifices publics; et il les quitta, après les avoir remerciés et leur avoir donné des marques sensibles de confiance et d'amitié.
    VII. Lorsqu'il fut de retour à Rome, la paix dont il avait été l'agent fut généralement blâmée, comme déshonorante pour la dignité de Rome : mais les parents et les amis des soldats qui avaient servi dans cette guerre et qui formaient une grande portion du peuple, s'assemblèrent autour de Tibérius; et, attribuant au général seul ce qu'il y avait de honteux dans le traité, ils disaient hautement que c'était à Tibérius qu'on devait la conservation de tant de milliers de citoyens. Ceux qui étaient mécontents de cette paix voulaient qu'on suivît l'exemple des anciens Romains, qui renvoyèrent aux Samnite des généraux qui s'étaient trouvés trop heureux d'échapper à ce peuple par un accord honteux, et leur livrèrent aussi tous ceux qui avaient concouru ou consenti au traité, tels que les questeurs, les tribuns des soldats, pour faire ainsi retomber sur leur tête le parjure et l'infraction de la paix. Le peuple fit paraître en cette occasion sa bienveillance et son affection pour Tibérius; il ordonna que le consul Mancinus serait livré aux Numantins, nu et chargé de fers, et il fit grâce à tous les autres en faveur de Tibérius. On croit que la considération de Scipion, alors le plus grand des Romains, fut fort utile à Tibérius; mais on blâma Scipion de n'avoir pas empêché la condamnation de Mancinus, et fait confirmer la paix conclue avec les Numantins dont Tibérius , son parent et son ami, était l'auteur.

    VIII. Il paraît que ces plaintes contre Scipion venaient surtout de l'ambition de Tibérius et du zèle trop vif de ses amis et de quelques sophistes qui voulaient l’irriter contre Scipion; mais leur mésintelligence ne dégénéra point en une inimitié déclarée et ne produisit rien de fâcheux. Il est même vraisemblable que Tibérius ne serait pas tombé dans les malheurs qu'il éprouva depuis, si, lorsqu'il publia ses nouvelles lois, Scipion eût été à Rome; mais il était déjà occupé à la guerre de Numance quand Tibérius entreprit de les faire passer, à l'occasion suivante. Les Romains avaient coutume de vendre une partie des terres qu'ils avaient conquises sur les peuples voisins, d’annexer les autres au domaine et de les donner à ferme aux citoyens qui ne possédaient aucun fonds, à la charge d'une légère redevance au trésor public. Les riches ayant porté ces rentes à un plus haut prix, avaient évincé les pauvres de leurs possessions: on fit donc une loi qui défendait à tout citoyen d'avoir en fonds plus de cinq cents plèthres de terre. Cette loi contint quelque temps la cupidité des riches et vint au secours des pauvres, qui, par ce moyen ,demeurèrent sur les terres qu'on leur avait affermées et conservèrent chacun la portion qui lui était échue dès l'origine des partages. Dans la suite, les voisins riches se firent adjuger ces fermes sous des noms empruntés; et enfin ils les tinrent ouvertement en leur propre nom. Alors les pauvres , dépouillés de leurs possessions, ne montrèrent plus d'empressement pour faire le service militaire et ne désirèrent plus d'élever des enfants. Ainsi l’Italie allait être bientôt dépeuplée d'habitants libres et remplie d'esclaves barbares, que les riches employaient à la culture des terres, pour remplacer les citoyens qu'ils en avaient chassés. Caïus Lélius, l’ami de Scipion; entreprit de remédier à cet abus; mais les Romains les plus puissants s'y étant opposés , il craignit une sédition et abandonna son projet. Cette modération lui mérita le surnom de sage ou de prudent; car le mot latin signifie, ce me semble, l'un et l'autre.
    IX. Tibérius n'eut pas été plus tôt nommé tribun du peuple, qu'il reprit le projet de Scipion. Ce fut, suivant la plupart des historiens, à l’instigation du rhéteur Diophanes et du philosophe Blossius, dont l'un avait été banni de Mitylène, et l'autre, né à Cumes en Italie, avait été fort lié à Rome avec Antipater de Tarse, qui l’avait honoré de la dédicace de quelques uns de ses Traités philosophiques. Quelques écrivains leur donnent pour complice sa mère Cornélie, qui ne cessait de reprocher à ses fils que les Romains l'appelaient la belle-mère de Scipion, et pas encore la mère des Gracques. D'autres prétendent que Spurius Posthumius en fut la cause indirecte. Tibérius, dont il était le compagnon et le rival en éloquence, voyant, à son retour de l'armée, que Spurius lui était bien supérieur en gloire et en puissance et qu il attirait l'admiration publique, voulut se rendre supérieur à lui en exécutant ce projet hasardeux et qui tenait la ville dans la plus grande attente. Caïus son frère, dans un Mémoire qu'il a laissé, rapporte que Tibérius , en traversant la Toscane pour aller de Rome à Numance, vit ce beau pays désert, et n'avant pour laboureurs et pour pâtres que des étrangers et des Barbares; et que ce tableau affligeant lui donna dès lors la première pensée d'un projet qui fut pour eux la source de tant de malheurs. Mais ce fut réellement le peuple lui-même qui alluma le plus son ambition, et qui le détermina à cette entreprise, en couvrant les portiques , les murailles et les tombeaux, d'affiches par lesquelles on l'excitait à faire rendre aux pauvres les terres du domaine. Au reste, il ne rédigea pas seul la loi: il prit conseil des citoyens de Rome les plus distingués par leur réputation et par leur vertu; entre autres, de Crassus, le grand pontife; de Mucius Scévola, célèbre jurisconsulte, alors consul; et de son beau-père même, Appius Claudius. C'était, d'ailleurs, la loi la plus douce et la plus modérée qu'on pût faire contre l'injustice et l'avarice les plus révoltantes. Ces hommes, qui méritaient d'être punis de leur désobéissance, et chassés, après avoir payé l'amende, des terres qu'ils possédaient contre la disposition des lois, il leur ordonnait seulement de s'en dessaisir, en recevant le prix des fonds qu'ils retenaient injustement, et de les céder aux citoyens qui en avaient besoin pour vivre.
    X. Quelque douce que fût cette réforme, le peuple s'en contenta et consentit à oublier le passé, pourvu qu'on ne lui fît plus d'injustice à l'avenir: mais les riches et les grands propriétaires, révoltés par avarice contre la loi et contre le législateur, par dépit et par opiniâtreté, voulurent détourner le peuple de la ratifier; ils lui peignirent Tibérius comme un séditieux, qui ne proposait un nouveau partage des terres que pour troubler le gouvernement et mettre la confusion dans toutes les affaires. Leurs efforts furent inutiles: Tibérius soutenait la cause la plus belle et la plus juste avec une éloquence qui aurait pu donner à la plus mauvaise des couleurs spécieuses. Il se montrait redoutable et invincible, lorsque du haut de la tribune, que le peuple environnait en foule, il parlait en faveur des pauvres. « Les bêtes sauvages, disait-il, qui sont répandues dans l'Italie ont leurs tanières et leurs repaires où elles peuvent se retirer : et ceux qui combattent, qui versent leur sang pour la défense de l'Italie, n'y ont d'autre propriété que la lumière et l'air qu'ils respirent; sans maison, sans établissement fixe, ils errent de tous côtés avec leurs femmes et leurs enfants. Les généraux les trompent, quand ils les exhortent à combattre pour leurs tombeaux et pour leurs temples; mais, dans un si grand nombre de Romains, en est-il un seul qui ait autel domestique et un tombeau où reposent ses ancêtres? Ils ne combattent et ne meurent que pour entretenir le luxe et l'opulence d'autrui; on les appelle les maîtres de l'univers, et ils n'ont pas en propriété une motte de terre. »
    XI. Ce discours, qu'il prononça avec un grand courage et beaucoup de pathétique, remplit le peuple d'un enthousiasme qu'il ne pouvait contenir, et ne fut contredit par aucun de ses adversaires. Laissant donc toute discussion, ils s'adressèrent au tribun Marcus Octavius, jeune homme grave et modéré dans ses mœurs, et d'ailleurs l'ami particulier de Tibérius. Aussi, par égard pour son collègue, Octavius refusa-t-il
    d’abord de mettre opposition à sa loi; mais, pressé vivement par les plus puissants d'entre les Romains, et comme forcé dans sa résistance, il se déclara contre Tibérius et s'opposa à la ratification de sa loi. Parmi les tribuns, c'est toujours l'opposition qui l'emporte; l'accord de tous les autres est sans force, quand un seul refuse son consentement. Tibérius, irrité de cette opposition, retira cette première loi si douce pour les riches, et en proposa une seconde plus agréable au peuple et plus rigoureuse pour leurs injustes oppresseurs : elle ordonnait à ceux-ci de quitter sur-le-champ les terres qu'ils occupaient, au mépris des anciennes lois. Cette nouvelle ordonnance fit naître entre Octavius et lui des combats continuels dans la tribune; et quoiqu'ils y parlassent l'un et l'autre avec autant de véhémence que d'obstination, il ne leur échappa jamais une parole injurieuse, ni un seul mot que la colère eût dicté: tant il est vrai que, non seulement dans l'ivresse des plaisirs, mais encore dans les emportements de la colère, un bon naturel, une sage éducation modèrent l'esprit et le retiennent dans les bornes de l'honnêteté !
    XII. Tibérius voyant que sa loi intéressait personnellement Octavius, qui possédait beaucoup de terres du domaine, lui offrit, pour faire cesser son opposition, de lui rendre, de son propre bien, qui n'était pas fort considérable, le prix de ses terres. Octavius ayant rejeté cette offre, Tibérius rendit une ordonnance qui suspendait l'exercice des fonctions de toutes les magistratures, jusqu'à ce que sa loi eût été soumise aux suffrages du peuple. Il ferma et scella de son propre sceau les portes du temple de Saturne, afin que les questeurs ne pussent y rien prendre, ni rien y porter; il prononça de fortes amendes contre ceux des préteurs qui désobéiraient à son ordonnance, et la crainte de les encourir força tous les magistrats de suspendre l'exercice de leurs charges. A l'instant les possesseurs des terres prirent des habits de deuil et se présentèrent sur la place dans l'état le plus triste et le plus abattu. Ils tendirent secrètement des embûches à Tibérius et apostèrent des meurtriers pour l'assassiner; et, comme il en fut averti, il porta sous sa robe, au vu de tout le monde, un de ces poignards dont se servent les brigands et que les Romains appellent dolons . Le jour de l'assemblée, Tibérius appelait le peuple pour donner les suffrages, lorsque les riches enlevèrent les urnes et causèrent par-là une grande confusion. Mais, comme les partisans de Tibérius, beaucoup plus nombreux que leurs adversaires, l'auraient emporté de force, que déjà même ils se rassemblaient en foule autour de lui, Manlius et Fulvius, deux personnages consulaires, tombant aux genoux de Tibérius et lui serrant les mains, le conjurèrent, les larmes aux yeux, de renoncer à son entreprise. Tibérius, qui sentit de quel danger la ville était menacée, qui respectait d'ailleurs Manlius et Fulvius, leur demanda ce qu’ils voulaient qu’il fit. Ils lui répondirent qu'ils ne se croyaient pas capables de lui donner conseil dans une affaire si importante, et ils le conjurèrent d'en référer au sénat; ce qu'il leur accorda sur-le-champ.
    XIII. Le sénat, qui déjà s'était assemblé, n'ayant pu rien terminer à cause du grand crédit que les riches avaient dans ce corps, Tibérius eut recours à un moyen injuste en soi et contraire aux lois, mais auquel il se détermina par le désespoir de faire passer autrement sa loi; ce fut de déposer Octavius du tribunat. Il lui parla d'abord en public et le conjura, avec les paroles et les manières les plus insinuantes, de lever son opposition, d'accorder cette grâce au peuple, qui ne demandait rien que de juste, et qui n'obtiendrait même qu’une faible récompense de tous ses travaux et de tous les dangers auxquels il était chaque jour exposé. Octavius, ne se laissant point fléchir à ses prières : « Je vois, lui dit Tibérius, qu'ayant tous deux, comme tribuns du peuple, un pouvoir égal, le différend que nous avons ensemble ne pourrait se terminer que par les armes: je n'y connais qu'un seul remède; c'est que l'un de nous soit déposé de sa charge. » En même temps il ordonne à Octavius de demander d'abord les suffrages du peuple sur son collègue, ajoutant qu'il descendrait sur-lechamp de la tribune et rentrerait dans la classe des simples citoyens, si c'était la volonté du peuple. Octavius n'ayant pas voulu se prêter à cet arrangement : « Je demanderai, lui dit Tibérius, que le peuple donne sur vous ses suffrages, à moins qu'après avoir eu le temps de la réflexion, vous n'ayez changé d'avis; » et il congédia l'assemblée. Le lendemain, le peuple s'étant rassemblé, Tibérius monte à la tribune et tente un dernier effort pour gagner Octavius; mais, le trouvant toujours inflexible, il rend une ordonnance qui le destitue du tribunat et appelle aussitôt le peuple aux suffrages pour une nouvelle élection. Le nombre des tribus était de trente-cinq ; dix-sept avaient déjà donné leurs voix contre Octavius , et il n'en fallait plus qu'une pour qu'il fût réduit à l'état de simple particulier. Tibérius fit arrêter les suffrages ; et, s'adressant de nouveau à Octavius, il le conjura , en le tenant étroitement serré dans ses bras, à la vue de tout le peuple, de ne pas s'exposer à l'affront d'une destitution publique, et de ne pas le charger lui-même de l'odieux d'une ordonnance si dure et si sévère. Octavius, dit-on, fut ému et attendri de ces prières ; ses yeux se remplirent de larmes et il garda longtemps le silence: mais enfin ses regards s'étant portés sur les riches et les possesseurs des terres , qui étaient en fort grand nombre, la honte et la crainte des reproches qu'ils pourraient lui faire le retinrent; et, s'exposant avec courage à tout ce qui pouvait lui arriver de plus terrible, il dit à Tibérius qu'il n’avait qu'à faire ce qu’il voudrait. Sa déposition ayant été prononcée par 1e peuple, Tibérius commanda à un de ses affranchis (car c'étaient ses affranchis qui lui servaient de licteurs) de le faire sortir de la tribune: cette circonstance ajouta encore à la compassion qu'excitait Octavius, qu'on voyait si ignominieusement arraché de son siège. Le peuple voulut même se jeter sur lui; mais les riches, accourus pour le défendre, repoussèrent les efforts de la multitude. Octavius ne se sauva qu'avec peine de la fureur du peuple; un esclave fidèle, qui s'était toujours tenu devant lui pour parer les coups, eut les yeux arrachés. Ce fut contre l'intention de Tibérius, qui ne fut pas plus tôt informé de ce désordre, qu'il courut précipitamment pour en prévenir les suites.
    XIV. La loi sur le partage des terres passa donc sans résistance; on nomma trois commissaires pour en faire la recherche et la distribution; ce fut Tibérius lui-même avec Appius Claudius, son beau-père, et son frère Caïus Gracchus, qui n'était pas alors à Rome; il servait au siège de Numance, sous Scipion l'Africain. Tibérius, ayant terminé cette affaire paisiblement et sans trouver d'opposition, fit nommer un tribun à la place d'Octavius; mais, au lieu de le choisir dans la classe des citoyens les plus distingués, il prit un de ses clients, nommé Mucius. Les nobles, indignés de ce choix et craignant tout de l'accroissement de sa puissance, ne cessaient de lui attirer des mortifications dans le sénat. Il avait demandé qu'on lui fournît, suivant l'usage, aux dépens du public, une tente pour aller faire le partage des terres : ils la lui refusèrent , quoiqu'elle eût été toujours accordée pour des commissions bien moins importantes. Sa dépense fut taxée à neuf oboles par jour, sur le rapport de Scipion Nasica , qui, dans cette occasion, se déclara sans aucun ménagement l'ennemi de Tibérius, parce qu'il possédait une grande partie de ces terres domaniales et qu'il lui en coûtait beaucoup d'être forcé de s'en dessaisir.
    XV. La haine des riches contre le tribun ne faisait qu'enflammer davantage le peuple. Un des amis de Tibérius étant mort subitement, il parut sur son corps des taches suspectes. La multitude, ne doutant pas qu'il n'eût été empoisonné, courut à son convoi en poussant de grands cris; et, s'étant chargée de son lit funèbre, se répandit autour du bûcher. Le soupçon de son empoisonnement se confirma lorsqu'on vit son cadavre crever et rendre une si grande quantité d'humeurs corrompues, que le feu en fut éteint. On voulut inutilement le rallumer: le bûcher ne s'enflamma qu'après qu'on l'eut transporté dans un autre endroit; et ce ne fut qu'avec beaucoup de peine qu'on parvint à lui faire prendre feu. Tibérius, pour irriter davantage le peuple, prit un habit de deuil; et , ayant conduit ses enfants sur la place publique, il supplia le peuple de les prendre sous sa protection, eux et leur mère, parce qu'il désespérait lui-même de son salut.
    XVI. Cependant Attalus Philopator, roi de Pergame, étant mort, et Eudème le Pergaménien ayant apporté à Rome le testament de ce prince, qui instituait le peuple roman son héritier, Tibérius, qui cherchait toujours à flatter la multitude, proposa sur-le-champ, par une nouvelle loi, que l'argent de la succession d'Attalus qu'on avait apporté à Rome, fût partagé entre les citoyens à qui il était échu des terres par le sort, afin qu'ils pussent se fournir d'instruments aratoires et faire les premières avances de la culture. Il ajoutait que la destination des villes qui avaient appartenu à ce prince n'était pas de la compétence du sénat, et qu'il en ferait lui-même le rapport à l'assemblée du peuple. Cette loi blessa singulièrement ce premier corps de l'état. Un sénateur, nommé Pompéius , dit qu'étant voisin de Tibérius il savait très certainement qu'Eudème de Pergame lui avait apporté la robe de pourpre et le diadème du roi, comme devant un jour régner à Rome. Quintus Métellus lui reprocha qu'il tenait une conduite bien différente de celle de son père : lorsque celui-ci était censeur et qu'il revenait de souper en ville, tous les citoyens éteignaient leurs lumières, de peur qu il ne les soupçonnât d'avoir trop prolongé leurs repas et leurs amusements; et lui, il se faisait éclairer la nuit par les hommes les plus misérables et les plus séditieux.
    XVII. Titus Annius, homme peu honnête et peu sage, mais qui, dans la dispute, embarrassait tout le monde par ses questions et par ses reparties, proposa un compromis à Tibérius, dans le cas où il lui prouverait qu'il avait imprimé une note d'infamie à son collègue, dont les lois rendaient la personne sacrée et inviolable. Cette provocation ayant causé quelque mouvement, Tibérius s'avance, assemble le peuple et ordonne qu'on amène Annius pour lui faire son procès. Celui-ci, qui se sentait trop inférieur à Tibérius en dignité et en éloquence, a recours à ses subtilités ordinaires et demande à Tibérius qu'avant que l’accusation commence, il veuille bien répondre à une question fort simple. Tibérius lui ayant permis de l'interroger, il se fait un profond silence; et Annius prenant la parole: « Si vous vouliez, lui dit-il, me déshonorer et me couvrir d’infamie, et que j'appelasse à mon secours un de vos collègues; que ce collègue se levât pour prendre ma défense, irrité de cette démarche, le feriez-vous déposer de sa charge? » Cette question déconcerta tellement Tibérius, que, quoiqu'il fût d'ailleurs l'homme du monde le plus prompt et le plus hardi à parler, il n'eut rien à répondre et congédia l'assemblée.
    XVIII. Mais comme il ne pouvait se dissimuler que de tous les actes de son tribunat, c'était la destitution d'Octavius qui avait le plus offensé , non seulement les nobles , mais le peuple même, qui regardait cette entreprise comme l'avilissement et la ruine de la dignité tribunitienne, qui s'était maintenue jusqu'alors dans tout son éclat, il prononça devant le peuple un long discours, dont je crois à propos d'extraire ici quelques raisonnements, pour faire connaître la force de son éloquence et son talent pour la persuasion. « Un tribun, disait-il, est sans doute une personne sacrée et inviolable , parce qu'il est , en quelque sorte, consacré au peuple, et chargé de veiller à ses intérêts: mais si, oubliant cette destination, il se rend injuste envers le peuple, s'il énerve sa puissance, s'il l’empêche de donner ses suffrages, alors, infidèle au but de son institution , il se prive lui-même des privilèges attachés à sa charge. Il faudrait donc souffrir qu'un tribun abattît le Capitole, qu'il brûlât nos arsenaux? en commettant ces excès, ce serait sans doute, un mauvais tribun; mais enfin il le serait. Mais quand il veut détruire la puissance même du peuple, il cesse d'être tribun. Quelle inconséquence étrange qu'un tribun pût, à son gré, faire traîner un consul en prison ; et que le peuple n'eût pas le droit d'ôter au tribun une autorité dont il abuse contre celui de qui il l'a reçue !
    Le peuple nomme également et le consul et le tribun. La dignité royale, qui renferme en elle la puissance de toutes les magistratures, est de plus consacrée par des cérémonies augustes qui lui impriment un caractère divin. Cependant Rome chassa Tarquin , qui usait injustement de son autorité ; et le crime d'un seul fit détruire cette puissance qui était la plus ancienne parmi nous, et à laquelle Rome même devait son origine. Qu'avons-nous de plus saint et de plus vénérable dans notre ville, que ces vierges consacrées à la garde et à l'entretien du feu immortel? Si pourtant quelqu'une d'elles viole son vœu de virginité, elle est enterrée toute vive. Leur négligence dans le service des dieux leur fait perdre cette inviolabilité qu'elles n'ont que pour servir les dieux. Il n'est donc pas juste qu'un tribun qui offense le peuple conserve une franchise qu'il ne reçoit que pour l’intérêt du peuple, puisqu'il détruit lui-même l’autorité dont il tire toute la sienne. Si le choix du plus grand nombre des tribus lui a justement conféré le tribunat, n’est-il pas plus juste qu'il en soit dépouillé, lorsque toutes les tribus ont donné leur suffrage pour sa déposition? Est-il rien de si sacré et de si invio-lable que les offrandes faites aux dieux ? Mais a-t-on jamais empêché le peuple de s'en servir, de les changer, de les transporter à son gré d'un lieu à un autre? Pourquoi donc ne pourrait-il pas faire du tribunat comme d'une de ces offrandes et le transférer d’une personne à une autre? Une preuve certaine que cette magistrature n'est ni inviolable, ni inamovible, c'est que souvent ceux qui en avaient été légitimement investis ont demandé eux-mêmes à en être déchargés. » Tels furent les principaux raisonnements sur lesquels Tibérius motiva sa justification.
    XIX. Ses amis, voyant la ligue des nobles contre lui, et les menaces qu'ils ne cessaient de lui faire, crurent qu'il importait à sa sûreté de demander un second tribunat. Il recommença donc à flatter le peuple par des lois qui abrégeaient les années du service militaire, qui permettaient d'appeler au peuple des sentences de tous les tribunaux, qui joignaient aux sénateurs, chargés seuls alors de tous les jugements, un pareil nombre de chevaliers ; qui affaiblissaient de toutes manières la puissance du sénat: et en cela il cherchait moins à procurer les véritables intérêts du peuple, qu'à satisfaire son ressentiment et son obstination. Quand il recueillit les suffrages sur les nouvelles lois, il s'aperçut que l'absence d'une partie du peuple donnait la supériorité à ses adversaires. Alors ses partisans commencèrent à dire des injures aux autres tribuns, afin de gagner du temps; enfin Tibérius congédia l'assemblée et la remit au lendemain. Il se rendit sur la place publique dans une contenance triste et abattue, et il supplia le peuple, les larmes aux yeux, de veiller à sa sûreté , parce qu'il craignait que, dans la nuit suivante, ses ennemis ne vinssent forcer sa maison et le massacrer. Ses alarmes échauffèrent tellement le peuple, qu'un grand nombre de citoyens allèrent lui servir de gardes et passer la nuit au tour de sa maison.
    XX. Le lendemain, à la pointe du jour, celui qui avait la garde des poulets sacrés, dont les Romains se servent pour la divination , les apporta sur la place et leur jeta la nourriture ordinaire; mais il n'en sortit qu'un seul de la cage, après que l'officier l'eut longtemps secouée; encore ne voulut-il pas manger : il leva seulement l'aile gauche, étendit la cuisse et rentra dans la cage. Ce présage sinistre en rappela à Tibérius un autre qu'il avait eu précédemment. Il avait un casque magnifiquement orné et d'une beauté remarquable, dont il se servait dans les combats; des serpents s'y étant glissés sans être aperçus, y déposèrent leurs oeufs et les y firent éclore. Ce souvenir, lui fit redouter davantage le présage des poulets ; il sortit cependant pour monter au Capitole, lorsqu'il sut que le peuple s'y était assemblé. En passant le seuil de sa porte, il se heurta si rudement, que l'ongle du gros doigt du pied se fendit et que le sang coula à travers le soulier. II n'eut pas fait quelques pas dans la rue, qu'il vit, à sa gauche, sur un toit, des corbeaux qui se battaient; et quoiqu'il fût accompagné d'une foule nombreuse, une pierre poussée par un de ces oiseaux vint tomber à ses pieds: cet accident arrêta les plus hardis de ses partisans.
    XXI. Mais Blossius de Cumes, qui se trouvait dans cette foule, lui représenta que ce serait une faiblesse honteuse que Tibérius, fils de Gracchus, petit-fils de Scipion l'Africain et magistrat du peuple romain, refusât, par la crainte d’un corbeau, de se rendre à l'invitation de ses concitoyens; que ses ennemis ne le railleraient pas de cette faiblesse honteuse, mais qu'ils le diffameraient auprès du peuple, comme un tyran qui insultait à la dignité publique. Dans le même temps il reçut du Capitole plusieurs messages de ses amis, qui le pressaient de s'y rendre, en l'assurant que tout allait bien pour lui. On lui fit en effet l'accueil le plus flatteur; dès qu'il parut, il fut reçu avec les acclamations les plus affectueuses ; et quand il monta au Capitole, on lui prodigua les témoignages du plus grand zèle et l'on veilla à ce que personne ne l'approchât , qui ne fût bien connu. Mucius ayant commencé à prendre les suffrages , on ne put rien faire de ce qui était d'usage dans ces occasions; tant les derniers excitaient de tumulte, en se poussant tour à tour et se mêlant confusément les uns avec les autres , dans les efforts qu'ils faisaient pour pénétrer !
    XXII. Dans ce moment, le sénateur Flavius Flaccus, étant monté sur un lieu d'où il pouvait être vu de toute l'assemblée, comme il lui était impossible de se faire entendre, fit signe de la main qu'il avait quelque chose à dire en particulier à Tibérius. Celui-ci ordonna au peuple de lui ouvrir le passage; et Flavius , qui eut bien de la peine à l'approcher, lui déclara que, dans l’assemblée du sénat, les riches n'ayant pu attirer le consul à leur parti, avaient formé le dessein de le tuer eux-mêmes, et qu'ils avaient auprès d'eux , pour cet effet , un grand nombre de leurs amis et de leurs esclaves tous armés. Tibérius ayant fait part de cet avis à ceux qui l'environnaient, ils ceignirent aussitôt leurs robes, brisèrent les demi-piques avec lesquelles les licteurs écartaient la foule et en prirent les tronçons, pour se défendre contre ceux qui viendraient les assaillir. Ceux à qui leur éloignement n'avait pas permis d'entendre Tibérius, surpris de tout ce qu’ils voyaient, en demandaient la cause. Alors Tibérius porta la main à sa tête, pour faire connaître par ce geste, à ceux qui ne pouvaient pas l'entendre, le danger qui le menaçait.
    XXIII. Ses ennemis n'eurent pas plus tôt vu ce geste, que, courant, au sénat, ils annoncèrent que Tibérius demandait le diadème; et ils en donnèrent pour preuve le mouvement qu'il avait fait de porter la main à sa tête. Cette nouvelle causa l'émotion la plus vive dans le sénat. Scipion Nasica requit le consul d’aller au secours de Rome et d'abattre le tyran. Le consul lui répondit avec douceur qu'il ne donnerait pas l'exemple d'employer la violence, et qu'il ne ferait périr aucun citoyen qui n'aurait pas été jugé dans les formes. « Si le peuple ajouta-t-il , ou gagné ou forcé par Tibérius , rend quelque ordonnance qui soit contraire aux lois , je ne la ratifierai pas. » Alors Nasica s'élançant de sa place : « Puisque le premier magistrat, s'écria-t-il, trahit la république, que ceux qui veulent aller au secours des lois me suivent ! » En disant ces mots, il se couvre le tête d'un pan de sa robe et marche au Capitole. Tous ceux dont il est suivi, s'enveloppant le bras de leur robe, poussent tous ceux qui se trouvent devant eux, sans que personne leur oppose la moindre résistance : frappés de la dignité de ces personnages, ils prennent la fuite et se renversent les uns sur les autres. Les gens de la suite de ces sénateurs étaient armés de massues et de gros bâtons qu'ils avaient pris dans leurs maisons; et leurs maîtres, saisissant les débris et les pieds des bancs que la foule avait rompus dans sa fuite, montaient vers Tibérius , en frappant tous ceux qui lui faisaient un rempart de leur corps; il y en eut plusieurs de tués, et tous les autres prirent la fuite.
    XXIV. Tibérius, ayant pris lui-même le parti de s'enfuir, fut saisi par sa robe; il la laissa entre les mains de celui qui le retenait; et comme il fuyait en simple tunique, il fit un faux pas et tomba sur ceux qui étaient renversés devant lui. Dans le moment où il se relevait, un de ses collègues , Publius Saturéius , le frappa le premier sur la tête, au vu de tout le monde, avec le pied d'un banc; le second coup lui fut porté par Lucius Rufus , qui s'en vanta depuis comme d'une belle action. Parmi les autres partisans de Tibérius , il y en eut plus de trois cents qui furent assommés à coups de bâtons et de pierres. Les historiens assurent que ce fut la première sédition à Rome, depuis l'expulsion des rois, qui eût fini par le meurtre et le sang des citoyens: toutes les autres, quoique graves dans leurs motifs et dans leurs effets, s'étaient apaisées par l'abandon que les deux partis faisaient réciproquement de leurs prétentions : les nobles, parce qu'ils craignaient le peuple ; et le peuple, parce qu'il respectait le sénat. Dans celle-ci même il paraît que si l'on eût employé la douceur avec Tibérius, il n'aurait pas eu de peine à céder ; il l'aurait fait même plus facilement, si l'on ne fût pas venu l'attaquer à force ouverte et les armes à la main; car il n'avait pas autour de lui plus de trois mille hommes.
    XXV. Mais il paraît que cette conspiration contre Tibérius fut moins l'effet des prétextes qu'on allégua, que du ressentiment et de la haine des riches. Rien ne le prouve plus que les outrages et les cruautés qu'on exerça sur son corps. On ne voulut jamais accorder aux prières de son frère la permission de l'enlever pour l'enterrer la nuit; et il fut jeté dans le Tibre avec les autres morts. Ils ne bornèrent pas même là leur vengeance: de ses amis, les uns furent condamnés au bannissement sans aucune forme de procès, et on mit à mort tous ceux qu'on pût arrêter. De ce nombre fut le rhéteur Diophanes. Un certain Caïus Billius périt enfermé dans un tonneau avec des serpents et des vipères. Blossius de Cumes, mené devant les consuls, qui l'interrogèrent sur ce qui s'était passé, avoua qu'il avait exactement suivi tous les ordres de Tibérius. «Mais, lui dit Nasica, s'il vous eût ordonné d'incendier le Capitole? - Jamais , répondit Blossius, Tibérius ne m'eût donné un pareil ordre. » D'autres sénateurs lui ayant fait plusieurs fois la même question : « Si Tibérius me l'eût ordonné , j'aurais cru devoir le faire, parce qu'il ne m'aurait pas donné cet ordre, s'il n'eût été utile au peuple. » II échappa à ce danger, et se retira, quelque temps après, à la cour d'Aristonicus; mais lorsqu'il vit les affaires de ce prince perdues sans ressource , il se donna lui-même la mort .
    XXVI. Le sénat, pour apaiser le mécontentement du peuple, ne s'opposa plus au partage des terres et lui permit de nommer un autre commissaire à la place de Tibérius : les suffrages tombèrent sur Publius Crassus, allié des Gracques , dont la fille Licinia avait épousé Caïus. Il est vrai que, suivant Cornélius Népos, Caïus Gracchus était marié, non à la fille de Crassus, mais à celle de Brutus, celui qui avait triomphé des Lusitaniens ; mais le sentiment que j'ai adopté a été suivi par le plus grand nombre des historiens. Cependant le peuple, toujours aigri de la mort de Tibérius, paraissait n'attendre que le moment de le venger; déjà même il menaçait Nasica de le traduire en jugement; et le ,sénat , qui craignit pour sa vie , lui donna, sans aucune nécessité, une commission en Asie: car le peuple ne laissait passer aucune occasion de faire éclater contre lui son ressentiment : partout où il le rencontrait, il le poursuivait à grands cris, il le traitait de maudit, de tyran qui avait souillé du sang d'un personnage sacré et inviolable le temple le plus saint et le plus respecté de la ville. Nasica fut donc obligé de quitter l'Italie, quoique, par sa qualité de grand pontife, il fût chargé des principaux sacrifices. Il erra de côté et d'autre, dévoré de chagrin , et mourut peu de temps après à Pergame.
    XXVII. Au reste, il ne faut pas s'étonner de cette haine implacable que les Romains avaient pour lui, puisque Scipion l’Africain, lui que les Romains avaient aimé plus que personne et par les motifs les plus
    justes, fut sur le point de perdre leur bienveillance, parce qu'en apprenant devant Numance la mort de Tibérius, il dit à haute voix ce vers d'Homère.
    Puisse périr ainsi qui voudra l'imiter!
    Depuis, Caïus et Fulvius lui ayant demandé, dans l'assemblée du peuple, ce qu'il pensait de la mort de Tibérius, il fit connaître par sa réponse qu'il n'approuvait pas les lois de ce tribun. Aussi depuis ce temps-là fut-il souvent interrompu par la multitude lorsqu'il parlait en public, ce qui ne lui était jamais arrivé auparavant; et lui-même il se laissa aller à maltraiter le peuple de paroles. Mais j'ai rapporté ces faits en détail dans la Vie de Scipion.

    CAIUS GRACCHUS.

    XXVIII. Caïus Gracchus, dans les temps qui suivirent la mort de son frère, soit par crainte de ses ennemis , soit par désir d'attirer sur eux la haine du peuple, ne parut plus sur la place publique et vécut retiré dans son intérieur, comme s'il eût pris la résolution de passer le reste de sa vie dans l'état d'abaissement où il se trouvait: il fit croire par-là à quelques personnes qu'il blâmait, qu'il avait même en horreur la conduite de son frère. Il était encore dans sa grande jeunesse ; car il avait neuf ans de moins que Tibérius, qui, à sa mort, n'avait pas encore atteint l'âge de trente ans . Mais dans la suite il fit peu à peu connaître son caractère et ses mœurs, et il parut très éloigné de l'oisiveté, de la mollesse, de la débauche et de l'amour des richesses; on vit qu'il exerçait les dispositions qu'il avait à l'éloquence comme des ailes pour s'élever au gouvernement, et l'on jugea qu'il ne se livrerait pas à une vie oisive et inutile.

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