Du roi Crésus, de Lydie au roi Gadhafi, de Libye
De Crésus, roi de Lydie à Gaddafi, roi de Libye
La Méditerranée et 2 500 ans séparent ces deux rois; ils sont unis par une même démesure dans la richesse et par le même isolement au milieu de leurs palais bien gardés. Crésus eut toutefois un bonheur dont on se demande s'il fut accordé à Gadhafi, celui de rencontrer un véritable sage, Solon. Crésus aurait aimé que Solon reconnaisse en lui l'homme le plus heureux du monde. Son hôte lui rappela plutôt un trait de la sagesse grecque selon lequel nul ne peut se dire heureux tant que sa vie n'a pas atteint son terme. Cette vérité, Crésus ne la comprit que le jour où, vaincu par Cyrus, il sentit la morsure des flammes du bûcher qu'on avait dressé pour lui. Gadhafi a-t-il rencontré un tel sage? La page de la Vie de Solon où Plutarque raconte ces événements est l'une des plus belles de toute la littérature grecque.
Extrait de la Vie de Solon par Plutarque
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XXXVII. Quelques auteurs regardent comme controuvée son entrevue avec Crésus, et ils prétendent en prouver l'anachronisme. Mais un trait si généralement répandu, confirmé par un si grand nombre de témoins, si analogue d'ailleurs aux moeurs de Solon, si digne de sa sagesse et de sa grandeur d'âme, ne doit pas être rejeté, par la seule raison qu'il ne s'accorde pas avec quelques tables chronologiques que mille savants jusqu'à nos jours ont entrepris de réformer, sans avoir pu en concilier les contradictions. Solon donc, étant allé à Sardes, à la prière de Crésus, fit à peu près comme cet homme né dans le continent, qui, la première fois qu'il alla voir la mer, prenait pour elle chaque rivière qu'il rencontrait sur sa route; de même Solon, lorsqu'en traversant les appartements du palais, il vit une foule de seigneurs magnifiquement vêtus, qui marchaient avec faste, entourés de gardes et de courtisans, il les prenait tous pour Crésus. Enfin il arriva jusqu'à ce prince, qui, pour se faire voir dans toute sa majesté, s'était paré ce jour-là de ce qu'il avait de plus précieux et de plus recherché en pierreries, en étoffes de diverses couleurs brodées en or, où la beauté du travail le disputait à la richesse de la matière. Solon, en paraissant devant Crésus, ne fit et ne dit, contre l'attente de ce prince, rien qui marquât la surprise et l'admiration; il donna même à connaître aux gens sensés qu'il méprisait tout cet appareil de vanité comme la preuve d'un esprit faible. Crésus commanda de lui montrer ses trésors, d'étaler à ses yeux toute la richesse et la magnificence de ses meubles; mais Solon n'en avait pas besoin pour juger Crésus; il lui suffisait de le voir. Après qu'il eut tout visité, et qu'on l'eut reconduit auprès de Crésus, ce prince lui demanda s'il avait connu quelqu'un plus heureux que lui : « Oui, lui répondit Solon : c'était un simple citoyen d'Athènes nommé Tellus, qui, ayant vécu en homme de bien, laissa des enfants généralement estimés, et après avoir été toute sa vie au-dessus du besoin, mourut avec gloire en combattant pour sa patrie ». Déja, Crésus le prenait pour un homme grossier et stupide, qui, au lieu de mesurer le bonheur sur la quantité d'or et d'argent qu'on avait, préférait la vie et la mort d'un simple particulier à une si grande puissance et à un empire si étendu. Cependant il lui demanda encore si après ce Tellus, il avait vu un autre homme plus heureux que lui. « J'ai connu encore, répliqua Solon, Biton et Cléobis, deux frères qui s'aimaient tendrement, et qui avaient pour leur mère une si grande vénération, qu'un jour de fête où elle devait aller au temple de Junon, comme ses boeufs tardaient à venir, ils se mirent eux-mêmes au joug, et traînèrent le char de leur mère, qui était ravie de joie, et que tout le monde félicitait d'avoir de tels enfants. Après le sacrifice et le banquet, ils allèrent se coucher; mais le lendemain ils ne se relevèrent pas, et ils eurent le bonheur de couronner une si grande gloire par une mort douce et tranquille. - Eh quoi! reprit Crésus courroucé, vous ne me comptez donc pas au nombre des hommes heureux? » Solon, qui ne voulait ni le flatter, ni l'irriter davantage, lui répondit : « O roi des Lydiens, nous autres Grecs, nous avons reçu de Dieu la médiocrité en partage; mais il nous a donné surtout une sagesse ferme, simple, et pour ainsi dire populaire. Elle n'a rien de cet éclat qui convient aux rois; elle est la suite naturelle de cette médiocrité; et en nous faisant voir la vie humaine agitée par des vicissitudes continuelles, elle ne nous permet ni de nous enorgueillir des biens que nous possédons nous-mêmes, ni d'admirer dans les autres une félicité que le temps peut détruire. L'avenir amène pour chacun de nous des événements imprévus. Celui donc à qui les dieux ont accordé jusqu'à la fin de la vie une prospérité constante est le seul que nous estimions heureux. Mais l'homme dont la carrière n'est pas achevée, et qui dès lors reste exposé à tous les périls de la vie, son bonheur est aussi flottant et incertain que la couronne l'est pour l'athlète qui combat encore, et que héraut n'a pas proclamé vainqueur ». Ces paroles affligèrent Crésus sans le corriger, et Solon se retira.
XXXVIII. Le fabuliste Ésope était alors à la cour de Lydie, où Crésus l'avait attiré et le traitait honorablement. Fâché que Solon n'eût pas mieux répondu à la faveur du roi, il lui dit en forme d'avis : « Solon, il faut ou ne jamais approcher des rois, ou ne leur dire que des choses agréables ». Dites plutôt, lui répondit Solon,« qu'il faut ou ne pas les approcher, ou ne leur dire que des choses utiles ». Crésus eut alors beaucoup de mépris pour Solon; mais, lorsque dans la suite, vaincu par Cyrus, il eut vu sa capitale au pouvoir de l'ennemi; que lui-même, fait prisonnier et condamné à être brûlé vif, il montait déjà, les mains liées, sur le bûcher en présence de Cyrus et de tous les Perses, il éleva la voix autant que ses forces le lui permettaient, et s'écria trois fois : ô Solon! Cyrus, étonné, lui envoya demander quel homme ou quel dieu était ce Solon qu'il implorait seul dans la dernière extrémité. Crésus, sans rien déguiser, lui répondit : « C'est un des sages de la Grèce, que je fis venir à ma cour, non pour l'écouter et pour apprendre de lui ce que j'avais besoin de savoir, mais afin qu'après avoir été le témoin de ma puissance et de mes richesses, il allât attester à toute la Grèce une félicilé dont la perte me cause aujourd'hui plus de mal que sa jouissance ne m'a jamais fait de bien; je ne goûtais alors qu'un bonheur idéal, mais le revers que j'éprouve maintenant me plonge dans un malheur aussi réel qu'irrémédiable. Cet homme sage, augurant, d'après la manière dont je vivais alors, ce qui m'arrive aujourd'hui, m'avertissait d'envisager la fin de ma vie, et de ne pas m'enfler d'orgueil par une confiance présomptueuse en un bonheur incertain ». Lorsqu'on eut rapporté cette réponse à Cyrus, ce prince, plus sage que Crésus, voyant la conjecture de Solon confirmée par un exemple si frappant, ne se contenta pas de délivrer Crésus, mais le traita de la manière la plus honorable le reste de sa vie. Ainsi Solon eut la gloire d'avoir, par un seul mot, sauvé la vie à un roi, et donné à un autre une leçon utile.