L'Italie et l'art du paysage

Gustave Planche
On peut demander pourquoi Claude Lorrain et Nicolas Poussin, au lieu de chercher en France le cadre ou le sujet de leurs compositions, ont préféré le paysage d'Italie. Ce n'est pas chez eux pur caprice: ils avaient trop de gravité dans le caractère pour se décider légèrement. Quel était donc le motif de leur préférence? Il n'est pas douteux pour ceux qui ont quitté leur clocher qu'on ne trouve dans notre pays d'admirables points de vue. Les montagnes du Dauphiné, les montagnes de l'Auvergne, offrent sans contredit des sujets d'étude dignes du pinceau le plus habile. Cependant, quand on a vu la campagne romaine, on est forcé de reconnaître que l'Italie présente, sinon plus de grandeur, au moins plus de simplicité. Or, dès qu'il s'agit d'encadrer l'expression d'une pensée dans un paysage, la simplicité acquiert une immense importance. Est-ce la campagne romaine qui a déterminé le caractère habituel des compositions signées de ces deux noms illustres? Est-ce au contraire la nature même de leur génie qui a porté ces deux hommes si richement doués à préférer l'Italie à la France? Je croirais volontiers que chacune de ces deux solutions renferme une part de vérité. Nous avons des montagnes et des vallées qu'on ne peut contempler sans ravissement; mais trop souvent les détails sont tellement nombreux et tellement variés, qu'ils suffisent pour occuper l'attention. Il n'est pas défendu d'en supprimer une partie, mais comme ils intéressent par leur aspect original, le peintre se laisse aller au plaisir de les conserver. Il ne sent pas le besoin d'animer ce qu'il voit en cherchant dans la nature l'expression d'une pensée purement humaine. La simplicité de la campagne romaine invite à la méditation. Les ruines des aqueducs, les montagnes qui se découpent à l'horizon et qui paraissent voisines, quoique placées souvent à dix lieues de distance, les plantes sauvages qui envahissent la plaine, tout oblige l'homme à se replier sur lui-même. S'il tient le crayon ou le pinceau, il sent le besoin d'encadrer dans ce paysage solennel quelque scène empruntée au passé, ou bien, si l'histoire ne lui est pas familière, il s'abandonne à sa rêverie, et veut associer à l'expression de ses souvenirs personnels la forme des ruines, la ligne des montagnes et la plaine qui ne connaît plus le soc de la charrue.

Je ne m'étonne donc pas que Nicolas Poussin et Claude Lorrain aient préféré le paysage romain au paysage de leur pays. Cependant, tout en m'expliquant cette préférence, je ne voudrais pas conseiller aux peintres français de traiter des sujets du même ordre en les plaçant dans le même cadre. Ce qui me semblerait expédient pour donner au paysage de notre temps l'élévation, la grandeur et la simplicité qui lui manquent, ce serait d'étudier l'Italie avant d'imiter ce que nous avons sous les yeux. Cet avis pourra sembler singulier à plus d'un lecteur. Toutefois je crois qu'il n'étonnera pas ceux qui ont l'habitude de réfléchir. Quel devrait être en effet le fruit naturel de cette étude préliminaire? Le peintre qui tenterait l'imitation de l'Auvergne ou du Dauphiné, après avoir visité l'Italie, serait amené à son insu à simplifier ce qu'il aurait devant lui. Avec le secours de ses souvenirs, il agrandirait le modèle qu'il aurait choisi, au lieu de le copier. Et qu'on ne vienne pas dire que l'application d'une telle méthode s'opposerait au développement des génies originaux: autant vaudrait affirmer que la lecture des poètes de l'antiquité empêche l'expression d'une pensée nouvelle. Le spectacle de la nature italienne rend au paysagiste le même service que la connaissance des œuvres lyriques ou tragiques des siècles d'Auguste ou de Périclès à ceux qui veulent écrire des odes ou des drames. L'étude n'étouffe pas l'originalité. Il serait imprudent sans doute de conseiller aux paysagistes français une soumission absolue envers leurs plus illustres devanciers, mais il n'est pas inopportun de leur recommander comme excellente la source où ils ont puisé. Que nos contemporains apprennent à parler la langue de Poussin et du Lorrain, et le pinceau traduira sans effort leurs sentiments et leurs pensées. Or, pour connaître la langue de ces deux, maîtres, il ne suffit pas de contempler leurs œuvres; il faut encore voir ce qu'ils ont vu, c'est-à-dire savoir comment leur style s'est formé. Par l'étude simultanée de ce qu'ils ont créé et des éléments dont ils disposaient, on n'arrive pas à surprendre le secret de leur génie il y a toujours dans ces natures privilégiées quelque chose qui échappe à nos investigations; on arrive du moins à comprendre la nécessité de ne pas s'en tenir à l'imitation littérale, et c'est déjà un grand pas de fait. Puisqu'en face d'une nature grande, simple, sévère, ils ont senti le besoin de ne pas transcrire ce qu'ils avaient devant les yeux, a plus forte raison doit-on suivre leur méthode en face d'une nature moins simple, moins sévère et moins grande. La théorie se trouve ainsi confirmée par l’expérience, et le doute n'est plus permis. On sait pourquoi ils ont ajouté leur pensée au témoignage de leurs yeux, et l'on ne veut plus réduire le rôle du pinceau à la copie servile de la nature. Les œuvres de ces deux maîtres que nous possédons au Louvre enseignent cette vérité aux esprits clairvoyants. La vue de l'Italie, comparée à la vue de leurs œuvres, dessille les yeux mêmes qui n'ont pas une grande puissance, et je ne suis pas seul de mon avis, car les plus habiles ont suivi la route que j'indique.

Ce n'est pas sans raison qu'en parlant de l'Italie, j'ai insisté sur le caractère de la campagne romaine sans nommer les autres parties de ce beau pays. Il existe en effet une différence profonde entre le paysage romain, et le paysage napolitain par exemple. Le voyageur qui n'est pas habitué à se rendre compte des impressions qu'il reçoit peut d'abord préférer le paysage napolitain au paysage romain: il se laisse éblouir par la splendeur de la lumière. S'il est habitué à réfléchir sur ce qu'il voit et s'il connaît Rome, il ne tarde pas à comprendre que pour le peintre la pureté des contours vaut mieux que la lumière la plus splendide. Quelques instants avant le coucher du soleil, quand on regarde du haut du Pausilippe Ischia et Capri, dont la couleur change de minute en minute et passe du rose tendre au bleu, puis au gris, on est saisi d'admiration. Ischia et Capri sont a vingt-cinq milles, et la lumière, en les inondant, les rapproche de l'œil, on croit qu'on va les toucher; mais on n'aperçoit jamais la forme de ces deux îles comme celle des montagnes qui se découpent à l'horizon de la campagne romaine. C'est pourquoi Claude Lorrain et Nicolas Poussin ont été bien avisés en choisissant pour cadre de leurs compositions les bords du Tibre, Albano, l'Ariccia. Salvator Rosa, dont les gens du monde ont singulièrement exagéré le mérite, se plaisait à reproduire le paysage napolitain, et, quoiqu'il ait souvent fait preuve de talent, il n'a jamais rien produit qui fût empreint d'une vraie grandeur. La nature de ses facultés, son éducation ne sont pas les seules causes auxquelles nous devions attribuer le caractère de ses compositions: le choix du cadre est d'une immense importance. Or, dans le paysage napolitain, les lignes harmonieuses ne se présentent pas fréquemment; ce qui s'offre à nos yeux est plutôt bizarre que beau. Cette singularité de lignes se retrouve dans les ouvrages de Salvator Rosa. Sans parler de l'exécution, qui laisse beaucoup à désirer, et qui étonne plus souvent qu'elle ne charme, nous sommes obligé de reconnaître qu'il satisfait bien rarement aux conditions de l'harmonie linéaire. Pour les partisans de l'imitation pure, c'est une chose toute simple, et qui ne soulève aucune objection. Salvator a copié ce qu'il voyait habituellement, et l'on est mal venu à blâmer la fidélité de son pinceau; mais Salvator, qui ne compte pourtant pas parmi les peintres de premier ordre, ne faisait pas fi de l'idéal: il s'efforçait à sa manière d'agrandir ce qu'il voyait. S'il n'a pas mieux réussi, ce n'est pas faute de bon vouloir.

Les environs de Florence et la Toscane tout entière, sans offrir la même grandeur que la campagne romaine, présentent pourtant à la peinture plus de ressources que le royaume de Naples. Parmi les diverses parties de l'Italie, c'est la seule qui se rapproche du paysage romain par l'harmonie linéaire. Quand on a gravi la pente qui mène à Fiesole, on aperçoit des motifs nombreux, simples, variés, qui sollicitent le pinceau. A Pise, le peintre se trouve encore plus heureusement placé. Je ne parle pas des palais qui charment le regard par leur élégance plus encore que par leur richesse, je parle des montagnes dont le bleu sombre se détache sur l'azur du ciel. C'est un spectacle qui ravit les plus indifférents et ne s'oublie jamais. Ce n'est pas aussi beau que les environs de Rome ou de Subiaco, mais c'est un cadre excellent pour celui qui sait manier le pinceau de façon à révéler sa pensée en prenant pour interprète la nature qu'il a devant lui.

Les plaines opulentes de la Lombardie, très dignes d'étude pour l'agronome, n'offrent pas au peintre un bien vif intérêt. Quant à Venise, c'est un spectacle dont le type ne se retrouve nulle part, qu'on se rappelle avec bonheur; mais ce n'est pas en se promenant sur le Grand-Canal qu'on peut concevoir l'idée d'un beau paysage. Le Lido se prête à la rêverie, et ne serait pour la peinture qu'un thème indigent.

Il faut donc préférer pour l'étude, pour l'imitation, pour le développement de la pensée, les plaines et les montagnes que Poussin et Claude Lorrain ont préférées. C'est le parti le plus sage, et, quoi que puissent dire les partisans de l'originalité absolue, la vue du Campo Vaccino et du Colisée, du lac de Nemi et de la tour crénelée d'Ostie est sans danger pour ceux mêmes qui se proposent de représenter la Bretagne et la Normandie. Ce qu'il y a de salutaire pour l'esprit dans le séjour de Rome, dans l'exploration des environs, ce n'est pas seulement ce qu'on voit: les souvenirs qui s'éveillent à chaque pas donnent le goût de la méditation, et la méditation mène à l'amour des grandes choses. Quand on a vécu parmi les ruines pendant quelques mois, on traite avec dédain, c'est-à-dire avec justice, tout ce qui est mesquin. Est-ce donc là vraiment un danger dont il faille s'alarmer? Les peintres doivent-ils éviter Rome, s'ils veulent garder une physionomie:individuelle? Ceux qui le croient tombent dans une étrange méprise, et se font de l'originalité une singulière image. S'ils prenaient la. peine d'analyser ce qu'ils affirment, ils sentiraient qu'ils confondent deux choses fort diverses, — l'impersonnalité, qui se réfugie dans l’imitation et l’originalité vraie, qui se compose de mémoire et de volonté.

Le peintre qui, en maniant le pinceau, consulte sa mémoire, ou qui, se défiant de sa mémoire, veut voir à chaque instant ce qu'il a résolu de copier et se dispense d'intervenir dans son œuvre par sa volonté, peut-il se vanter de posséder une physionomie individuelle? Pour le croire de bonne foi, il faudrait commencer par changer la valeur des mots. Qu'il trouve, à force de patience, un procédé particulier pour imiter l'écorce du hêtre ou du bouleau, et qu'il baptise son procédé du nom d'originalité, je ne m'en plaindrai pas; s'il ne vise pas plus haut, s'il se contente à si bon marché, je lui pardonnerai son innocent orgueil, mais il ne sera jamais pour moi qu'un habile ouvrier. Pour atteindre à l'originalité, d'autres facultés sont requises, des facultés d'un ordre plus élevé. Tout homme qui ne met pas dans son œuvre l'empreinte de sa volonté doit renoncer à cette prétention. La patience seule est de la volonté, lorsqu'elle s'applique au travail; mais dans le domaine esthétique toute volonté qui n'est pas la forme active d'une pensée ne mérite aucune attention, et tant qu'on n'aura pas trouvé l'expression d'une pensée dans l'écorce du hêtre ou du bouleau, il faudra se résigner à ne pas compter ceux qui l'imitent fidèlement parmi les peintres originaux. La méprise que je relève s'explique aisément par de récentes mésaventures. Il est arrivé à plus d'un de ne pas mesurer ses forces et de se croire appelé à de hautes destinées. Un paysagiste à peine parvenu à la virilité fait le voyage d'Italie après avoir copié heureusement des pâturages de Normandie. Plein de confiance, enhardi par les succès de sa jeunesse, il traite au retour des sujets qui ne sont pas à sa portée. Il échoue, il s'étonne, il s'afflige; ses amis partagent son étonnement et son chagrin. L'échec n'est pas douteux. Est-ce le peintre qui a tort? Non vraiment. Le public se trompe-t-il en déclarant l'œuvre nouvelle moins digne d'attention queses sœurs aînées? Non, le public a raison. Le seul tort de l'auteur, c'est d'avoir visité l'Italie, d'avoir troublé par un voyage imprudent la sérénité de son intelligence. Avant cette folle équipée, il avait le regard pénétrant, la main sûre. Il faisait tout ce qu'il voulait, et n'échouait jamais dans l'accomplissement de son dessein. Depuis qu'il a franchi les Alpes, tout est changé; son regard est moins pénétrant, sa main hésite. On dirait qu'il aperçoit la nature à travers un voile, et que son pinceau refuse de lui obéir. Qu'il eût agi plus sagement en copiant toute sa vie les pâturages de Normandie!

Ai-je besoin d'écrire la péroraison de cette belle harangue? Il faut se défier de l'Italie. — On n'oublie qu'une chose, c'est que les plus grands spectacles ne suscitent pas de grandes pensées dans toutes les intelligences. Les mésaventures que je rappelle ne prouvent rien, sinon qu'au-delà comme en deçà des Alpes on garde ses facultés primitives. Cette conclusion ne vaut pas un blasphème. Ne profite pas qui veut des lectures les plus instructives; est-ce une raison pour maudire les livres, qui demeurent inutiles pour les intelligences vulgaires? Pourquoi les Italiens, en face d'une nature qui se prête si admirablement à la peinture du paysage, n'ont-ils jamais engagé une lutte sérieuse avec la Hollande et la France dans cette partie de l'art? C'est une question qui se présente naturellement, et qui n'est pas sans intérêt. Il semble en effet qu'ils étaient mieux placés que personne pour tenter l'imitation de la nature inanimée ou de la nature muette. Et cependant l'Italie ne compte pas un paysagiste éminent! L'imagination ne lui manque pas, Dieu merci! L'Italie tient le premier rang dans la peinture historique; elle réunit au plus haut point toutes les facultés nécessaires pour réussir dans toutes les parties de l'art. Est-ce dédain de sa part? Aurait-elle pris pour vraie la parole de Michel-Ange? Je répugne à le penser. Je crois plutôt que les Italiens, habitués à contempler les merveilles de leur climat, sont arrivés à leur insu à une sorte de satiété, et ne sentent pas le besoin d'imiter ce qu'ils ont devant les yeux depuis leurs premières années. Pour tenter la peinture de paysage, il ne faut pas seulement aimer ce qu'on voit, il faut encore le regarder avec curiosité. Or les Italiens sont depuis longtemps blasés sur les beautés de leur pays: ils aiment ce qu'ils ont devant les yeux, ils ne songent pas à le regarder.

Cette explication de leur infériorité dans le paysage ne serait pourtant pas sans réplique. Je ne parle pas des arguments tirés de l’histoire même de la peinture: les paysages du Dominiquin qui se voient à la villa Aldobrandini prouvent que les Italiens ne sont pas inhabiles dans ce genre; mais pour que l'explication proposée fût vraiment satisfaisante, et fermât la bouche aux plus sceptiques, il faudrait supprimer l'exemple de la Hollande, qui compte un grand paysagiste, une foule de paysagistes habiles, et qui cependant n'a cherché qu'en elle-même des sujets d'imitation. L'absence de curiosité ne suffit donc pas pour se rendre compte de l'infériorité de l'Italie dans le domaine du paysage. Il faut chercher ailleurs la cause du fait qui nous occupe. La satiété n'est pas à négliger; mais on pourrait à bon droit demander pourquoi l'Italie serait demeurée indifférente au spectacle de la nature, tandis que la Hollande s’en préoccupait. Je crois que l'histoire particulière de l'Italie répond à toutes les objections. Le gouvernement pontifical devait naturellement encourager la peinture religieuse, et les trésors dont il disposait, trésors renouvelés par la piété des fidèles, avaient une destination marquée d'avance, la décoration des églises Les plus grands génies de la peinture représentaient sur les murailles du Vatican, de la chapelle Sixtine, les scènes de l'Ancien Testament ou de l'Évangile. Quand on récapitule tout ce qu'il y a de talent dépensé dans les églises de Rome, on s'explique aisément que le temps ait manqué à l'Italie pour s'occuper du paysage. Toutes ses pensées, tous ses efforts dans le domaine de la peinture se portaient vers les sujets religieux. Devons-nous le regretter? Jamais la Genèse, l'Exode, l'Évangile, n'ont été interprétés plus habilement que par les maîtres italiens. Et quand ces génies privilégiés abandonnaient l'Écriture sainte pour aborder la légende, ils n'étaient pas moins heureux. Les paysages du Dominiquin, justement admirés, ne tiennent qu'une très petite place dans la vie de l'auteur. La Tribune de Saint-André-della-Valle, la chapelle de Saint-Basile à Grotta-Ferrata, suffiraient à sa gloire. C'est là qu'il a mis le sceau de son génie. Quand il quittait la figure humaine pour la nature muette, ce n'était pas chez lui un libre choix: il acceptait une commande qu'il ne pouvait refuser.

Je ne m'étonne donc pas que l'Italie ne compte pas un paysagiste du même ordre que Claude Lorrain et Poussin; elle a dépensé tout son génie dans les sujets bibliques. Ceux qui auraient tenté de représenter la nature inanimée se seraient trouvés aux prises avec la plus dure condition: ils n'auraient pu compter que sur les encouragements des particuliers; mais à Rome, comme ailleurs, l'exemple des grands est suivi par tous ceux qui approchent des grands. Un coin de l'Italie copié par un pinceau habile n'aurait attiré que les regards de quelques voyageurs opulents, et ce n'était pas assez pour décider le génie national à se frayer une route nouvelle. Or la Hollande et la France étaient placées dans d'autres conditions. Pour elles, la peinture religieuse n'était pas le seul moyen de s'illustrer et d'ajouter à la célébrité une vie douce et facile: elles ont traité les sujets bibliques avec moins d'habileté, mais presque aussi souvent que la patrie de Michel-Ange et de Raphaël, car les traditions chrétiennes sont une mine féconde dont les peuples de l'Europe se partagent les filons sans les épuiser. Seulement le génie français, le génie hollandais, pouvaient tenter l'imitation de la nature muette sans redouter l'indifférence ou le dédain. Comme le gouvernement n'était pas confondu avec la religion, ils n'étaient pas obligés d'interroger à toute heure le Pentateuque et l’Évangile, sous peine de voir leurs œuvres méconnues ou délaissées. Pour un Hollandais enrichi par le commerce, un paysage pris dans une terre qu'il possède a tout l'intérêt d'un portrait de famille. Bien des Français nés dans la richesse sont hollandais sur ce point. Il était donc naturel que l'imagination et le talent des peintres se tournassent de ce côté. Il est vrai que la représentation d'une maison de campagne soumise au contrôle du propriétaire n'est pas précisément un paysage dans le sens le plus élevé du mot; mais c'est le point de départ, comme la copie d'une figure. Comme le peintre ne peut exprimer sa pensée qu'en se servant de l’imitation ainsi que l'orateur de la parole, la représentation fidèle d'un champ, d'une prairie, d'un moulin ou d'un ruisseau n'est pas à dédaigner. C'est la formation d'une langue. Celui qui la parle correctement est en mesure de nous intéresser, pourvu qu'il ait quelque chose à nous dire. S'il n'a pas le goût de la réflexion, s'il n'est pas doué d'une imagination active, il nous laisse indifférents, comme les écrivains qui savent assembler les mots dans un ordre merveilleux, mais qui ne savent ni éclairer l'intelligence ni émouvoir le cœur.

Les conditions du paysage telles que les ont comprises Claude Lorrain et Nicolas Poussin sont d'une nature tellement élevée, qu'elles réduisent à leur juste valeur les paroles attribuées à Michel-Ange. Sans doute les compositions où la figure est le sujet principal tiennent le premier rang dans la peinture, mais cela n'est vrai que d'une manière générale, et quand il s'agit d'œuvres signées de ces noms, il faut que la règle fléchisse. Pourquoi en effet la figure tient-elle le premier rang dans la peinture? Ce n'est pas seulement parce qu'elle offre au pinceau un plus grand nombre de difficultés qu'un arbre ou une montagne; c'est aussi et surtout parce qu'en raison même de sa nature, elle est soumise à des expressions diverses. Or Claude Lorrain et Nicolas Poussin, en faisant du paysage l'interprète de leur pensée au lieu de dépenser toute leur habileté dans l'imitation des plantes et des terrains, l'ont placé au même rang que la peinture de figure. Si le grand Florentin avait pu contempler des œuvres conçues dans de telles conditions, il n'aurait pas traité le paysage avec tant de dédain; il aurait reconnu dans ces œuvres l'application de sa méthode. Qu'on ne se méprenne pas pourtant: il y aurait quelque chose de puéril à vouloir établir une parenté entre les procédés du Florentin et les procédés des deux peintres français. La méthode dont je parle ici est purement intellectuelle. Michel-Ange n'aimait pas l'imitation: s'il savait copier, il ne copiait pas; il ne prenait le pinceau que pour exprimer une pensée. La forme et le mouvement lui obéissaient; il ne les dénaturait pas, il les assouplissait. Ce n'est pas dans son habileté seule qu'il faut chercher le principe de son excellence, mais dans l'énergie de sa volonté. Claude Lorrain et Poussin, qui savaient imiter la nature muette aussi habilement que Michel-Ange la figure, voulaient, comme lui, mettre le sceau de leur pensée dans chacune de leurs œuvres. J'ai donc raison de dire qu'ils suivaient sa méthode. Quant à leurs procédés, ils n'ont rien à démêler avec la question qui nous occupe.

Dans les arts du dessin, comme dans la musique, comme dans la poésie, la valeur des œuvres se mesure d'après la part faite à l'intelligence. Il paraît qu'à l'époque de la renaissance comme aujourd'hui, la plupart des peintres qui se proposaient l'imitation de la nature muette ne faisaient pas à l'intelligence une part très opulente. Le dédain de l'auteur du Jugement dernier pour les praticiens étrangers à toute réflexion ne doit donc pas nous étonner. Tous les esprits élevés, à quelque partie de l'invention qu'ils aient voué leurs facultés, trouveraient autour d'eux des praticiens qui mettent le métier au-dessus de l'art, ou qui plutôt confondent l'un avec l'autre, et n'ont jamais entrevu l'importance et le rôle de la pensée. Le sentiment de leur supériorité, lors même qu'ils n'excelleraient pas dans tous les détails matériels de leur profession, leur permet de railler ceux qui se prennent pour des maîtres et n'ont jamais rien inventé. Les deux paysagistes français qui représentent avec Ruysdael l'interprétation de la nature muette sous sa forme la plus parfaite défient le dédain des peintres de figures. Le problème qu'ils se proposaient n'est pas moins difficile à résoudre que celui de la peinture historique. En groupant des personnages, on veut exprimer des passions: c'est là sans doute une tâche laborieuse, mais on a devant les yeux ou dans ses souvenirs ce qu'on essaie de traduire. Quand il s'agit de rendre l'impression qu'on a reçue à l'aspect d'une forêt, d'associer le spectateur à sa rêverie, c'est une rude besogne. C'est pour avoir posé ce problème dans toute sa franchise, c’est pour l'avoir résolu que Claude Lorrain et Poussin ont pris rang à côté des peintres d'histoire. Depuis qu'ils ont écrit leur pensée, il n'est plus permis de traiter le paysage comme un genre secondaire. Si les conditions qu'ils avaient acceptées, qui expliquent l'élévation de leurs ouvrages, n'étaient pas aujourd'hui méconnues ou négligées par ceux qui croient avoir agrandi leur domaine, les peintres d'histoire ne parleraient pas si légèrement de la nature inanimée. D'ailleurs l'oubli ou l'ignorance de ces conditions se rattache à une question plus générale, à l'éducation des artistes. Comment l'idéal tiendrait-il la place qui lui appartient dans le paysage, quand il joue dans l'enseignement un rôle si modeste? Les concours institués pour l'encouragement du paysage historique prouvent assez clairement qu'à l'école de Paris, la pratique matérielle du métier a plus d'importance que la pensée. Les figures indiquées par le programme, et qui doivent servir à la représentation d'une scène mythologique, sont traitées de manière à ne pas trop occuper l'attention. On dirait que les élèves sont invités à ne pas détourner les regards du spectateur de la forme et de la couleur des plantes et des montagnes: s'ils reçoivent un tel conseil, ils n'en tiennent que trop de compte; mais le paysage proprement dit manque de vie. Quelques masses traditionnelles, d'une couleur quelquefois heureuse, forment tout l'intérêt de la composition. Les exceptions qu'on pourrait citer ne démentiraient pas la justice de nos plaintes. Tant qu'on n'aura pas changé l'éducation générale des artistes, il ne faut pas espérer qu'ils comprennent de bonne heure l'importance de la pensée.

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