Paysage
Le paysage, selon les sciences sociales
Le "paysage est à la fois une construction culturelle et une production sociale.
Construction culturelle, parce que la qualification d’un espace en tant que paysage n’a rien d’une évidence. Elle est le fruit, dans notre société, d’une histoire vieille de quatre siècles, inaugurée par l’invention du terme paysage pour désigner un certain type de représentation picturale. Au cours de cette histoire, des modèles se sont peu à peu élaborés, sans cesse enrichis et modifiés, qui déterminent notre perception actuelle de l’espace.(...)
Production sociale, parce que le paysage est aujourd’hui devenu un enjeu majeur : enjeu dans la gestion d’un territoire dont il faut maîtriser tantôt le trop-plein, tantôt la déprise ; enjeu pour le développement économique de zones agricoles ou industrielles dont il faut redéfinir la « vocation » ; enjeu électoral quand la décentralisation accentue l’autonomie de collectivités locales confrontées à la pression des associations de défense de l’environnement.
Le paysage constitue aussi un nouveau marché, avec des professionnels, des techniques de production, des réglementations en voie d’élaboration, des systèmes d’expertise et l’inévitable violence que représente l’imposition, sur les « terrains » ruraux, d’une préoccupation paysagère qui prend souvent la forme d’un outil de contrôle, d’un instrument de pouvoir."
Source : Claude Voisenat (dir.), Paysage au pluriel. Pour une approche ethnologique des paysages, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1995
Le paysage dans la Grèce antique par Rainer Maria Rilke
(…) les hommes nus y sont tout pareils à des arbres qui portent des fruits et des guirlandes de fruits, ou à des buissons qui fleurissent et à des printemps où chantent les oiseaux. En ce temps-là, le corps que l'on cultivait ainsi qu'une terre, sur lequel on prenait de la peine comme pour en tirer une récolte, et que l'on possédait ainsi que l’on possède un bon terrain, était la seule beauté qui retînt le regard, l’image que traversaient en rangs rythmiques toutes les significations, dieux et animaux, et tous les sens de la vie. L’homme, quoiqu’il durât depuis des millénaires, était encore trop neuf pour lui-même, trop enchanté de lui pour porter son regard ailleurs et loin de soi-même. Le paysage, c’était le chemin sur lequel il marchait, la piste sur laquelle il courait, c’étaient tous ces stades et ces places de jeux ou de danse où s’accomplissait la journée grecque; c’étaient les vallées où se rassemblait l’armée, les ports d’où l’on partait pour l’aventure et où l’on rentrait, plus vieux et plein de souvenirs inouïs (…) – c’était le paysage où l’on vivait.
Rilke, "Le paysage", trad. Maurice Betz.
Le paysage est un produit de l'art
Dans la définition qui suit, tirée de Terra erotica, (Fides, Montréal 2009) le géographe Luc Bureau nous rappelle que le paysage est un produit de l'art.
«L'esprit apollinien hante les paysages modelés par l'homme, tandis que les ondes d'Éros vagabondent au-dessus des lieux. Au dire des plus grands exégètes de la paysagerie1, le paysage serait né le jour où un gentilhomme fortuné vivant aux heures denses et agitées des débuts de la Renaissance s'employa à remplacer la toile cirée et opaque — aussi opaque qu'un drap mortuaire ! — garnissant les fenêtres étroites de sa gentilhommière — peut-être s'agissait-il au lieu de toile cirée de papier huilé ou de peaux de bêtes — par de minces panneaux de verre transparent permettant à la lumière d'entrer et à l'œil de sortir. Le verre à vitre translucide, dont jamais jusqu'à ce jour on n'avait fait usage dans l'architecture civile, venait de faire une percée spectaculaire2. Notre messire, subjugué par cette mise en lumière de sa demeure et les trouées murales ouvrant sur des lambeaux du décor champêtre, passa les premiers jours enchaîné aux fenêtres à regarder à travers les vitres l'étrange spectacle qui s'offrait à son regard : Lesguérets, les champs couverts de moissons, les bêtes craintives, le bosquet touffu perché sur la butte à quelque quatre cents pas à gauche de la chapelle, sont-ils les mêmes qu'avant lorsque je les regarde par la fenêtre ? Ses réponses étant hésitantes, il fit mander ses amis et voisins afin qu'ils puissent à leur tour constater de visu le phénomène qui tenait de la magie, du miracle peut-être. (Tableau, L'oeil de la souche par Pierre Lussier)
Après que les visiteurs eurent vingt fois braqué leurs yeux à chacune des fenêtres, un étrange personnage parut sur le seuil de la porte laissée entrouverte. Ses cheveux broussailleux, sa barbe décolorée, ses habits élimés, son air absent et mal assuré, tout en lui trahissait l'artiste. D'autant qu'il portait sous son bras droit un chevalet et sous le gauche une toile de petite dimension tendue sur un cadre de bois mal dégrossi. À peine fut-il entré qu'il déploya le chevalet devant une fenêtre, plaça sa toile sur la barre d'appui, sortit d'un vieux sac de lin des pinceaux de soie de porc, une palette en bois dotée de petits enfoncements qu'il remplit largement de diverses couleurs.
L'heure était gravissime! Un œil sur la scène extérieure, l'autre sur le subjectile, la bouche béante d'étonnement, l'artiste s'emballa, sa main nerveuse et douée s'agita, ondula dans les airs comme un serpent qui se glisse entre des pierres. Comment une aire aussi vaste que celle qui se déployait devant ses yeux pouvait-elle s'inscrire sur un support de moins de deux coudées de largeur par trois ou quatre empans de hauteur? L'inimaginable pouvait-il se produire ? Tout comme le choix d'un premier mot décide parfois du contenu d'un livre, le premier coup de pinceau du maître laissa présager l'œuvre finale. Des lignes, des volumes, des formes, des reliefs apparaissent; «It's a work in progress», comme disent les critiques d'art! Les uns après les autres les visiteurs s'approchèrent en demi-cercle autour du démiurge qui tentait de recréer le monde en le miniaturisant. Certains montrèrent du doigt la chapelle qui, à petites touches, surgissait du néant; on la croyait presque sans épaisseur, comme si son arrière tentait de rejoindre son devant.
Mais la chapelle n'était pas seule en cause : tous les éléments qui composaient l'environnement, arbres, rochers, bêtes à cornes, silhouette embrumée des collines, semblaient subir une spatialité contractée, les objets reculés occupaient parfois plus d'espace que ceux du premier plan, le lointain ne se différenciait en rien de ce qui était rapproché. On aurait cru à un dessin d'enfant (explication simple et évidente : ces temps-là, hélas ! maîtrisaient mal la perspective !). Mais ce qui étonna davantage les invités, c'était le découpage que le tableau infligeait au monde extérieur. Comme si, au moyen d'une scie cyclopéenne, l'artiste eut découpé la nature par le haut et par le bas, sur le flanc gauche et le flanc droit, afin de la contraindre à s'ajuster au subjectile rectangulaire. Ces êtres quelque peu déphasés comprenaient mal que l'environnement qu'ils percevaient depuis toujours comme une unité indivisible, la chaîne sans fin et sans frontière de tout ce qui existait, puisse être tout à coup réduit en pièces et en morceaux.
Quelques sabliers plus tard, l'artiste recula d'un pas pour juger de l'ensemble de son œuvre. Il vit que cela était bon. Il lui donna le nom de « Paysage ».Telle est, à peine déformée, la légende de la naissance du paysage, cette surface plate et cadrée recouverte ou non de couleurs, qui tente plus ou moins adroitement de mimer la nature. Que cette naissance survint à la fin du Moyen Âge, au xv* siècle ou au xvie, dans la brumeuse Hollande, dans les forêts ombreuses de l'Allemagne ou dans la rieuse Italie ne change rien à l'affaire: c'est par une « fenêtre » que l'accouchement se produisit. Certains artistes pourront bien ultérieurement transporter leur chevalet à l'extérieur de leur foyer, en pleine nature s'il le faut, ils n'en continueront pas moins de peindre avec dans l'esprit une fenêtre invisible et secrète, étroite ou d'une béance énorme, mais au pouvoir redoutable. On a toutes les peines du monde à croire que cette simple ouverture pratiquée dans un mur et le châssis vitré qui ferme cet orifice tout en laissant passer la lumière ait pu imposer un modèle de représentation du monde dont la postérité n'est pas encore éteinte3.
La fenêtre est l'œil du logis. Elle gratifie l'artiste d'une «vue», d'un «point de vue», d'un rayon visuel — l'ineffable veduta — sur un fragment du milieu géographique qu'il s'efforce, par mille trahisons obligées, de recréer sur un support quelconque. Tant et aussi longtemps que cette re-création ne s'incarne que sur des toiles accrochées aux cimaises des demeures princières et n'a aucune incidence sur l'ordonnancement de la planète, on peut ne voir là qu'un courant artistique parmi d'autres, à côté de la peinture pieuse, de la peinture historique, de la sculpture de personnages mythiques. Dans la deuxième moitié du xvme siècle, le chevalier de Jaucourt, collaborateur attitré de L'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, résume en ces termes la portée limitée du concept: « paysage, s. m. {Peinture) c'est le genre de peinture qui représente les campagnes & les objets qui s'y rencontrent. Le paysage est dans la Peinture un sujet des plus riches, des plus agréables & des plus féconds. [...] Parmi les styles différens & presqu'infinis dont on peut traiter le paysage, il faut en distinguer deux principaux: savoir le style héroïque, & le style pastoral ou champêtre. » Nulle part dans l'article rédigé par Jaucourt, il n'est question d'autre chose que de représentation par l'art d'un espace cadré, de figuration picturale, de coloris qui fassent effet... Mais ne voilà-t-il pas que, quelques courtes années plus tard, concomitamment peut-être, comme un incendie qui gagne du terrain, le paysage se répand; il ne se cantonne plus dans les limites d'un subjectile rectangulaire, il ne se satisfait plus à représenter « les campagnes & les objets qui s'y rencontrent », mais il tend à se substituer comme mot et comme chose à la campagne elle-même. Bref, le dessin de l'artiste ne s'en tient plus à mimer la réalité du monde, il aspire à ce que cette réalité se conforme au dessin. L'utopie se fait chair.
Le paysage comme tableau ou dessin annexe désormais le paysage comme point de vue sur la nature ou le pays environnant. On croirait, à ce chapitre, que chaque dictionnaire pille comme un élève paresseux sa définition sur les feuilles de l'autre : « paysage s. m. Étendue de pays qui offre un coup d'œil d'ensemble: Riche Paysage. Paysage riant. La variété fait le charme du Paysage (Fén.). Le paysage n'est créé que par le soleil; c'est la lumière qui fait le paysage (Chateaub.) » (Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle, 1874); «paysage s. m. Étendue du pays que l'on voit d'un seul aspect. "Nous parcourons toute cette belle côte, et nous voyons deux mille objets différents qui passent incessamment devant nos yeux comme autant de paysages nouveaux..." (Sév.) » (Dictionnaire Littré, 1877); «paysage n. m. Étendue de pays que l'on voit d'un seul aspect. Paysage riant. Il y a des paysages délicieux sur les bords de la Seine, de la Loire» (Dictionnaire de l'Académie Française, 1935) ; « paysage n. m. Étendue géographique qui présente une vue d'ensemble; site, vue: Le Val de Loire offre un paysage souvent riant» (Le Grand Larousse universel, 1984) ; « paysage n. m. Partie d'un pays que la nature présente à l'œil qui le regarde. V. Site, vue. Paysage immense» (Le Grand Robert, 1953) ; « paysage n. m. Étendue de pays qui s'offre à la vue. Une telle étendue, caractérisée pas son aspect. Paysage montagneux. Paysage urbain » (Le Petit Larousse, 1995). Ces définitions, on le voit, font preuve d'une mémoire et d'un mimétisme obstinés.
Qu'en retenir? Que c'est l'œil, le coup d'œil, les battements de paupières qui font le paysage. Dans de telles circonstances, il saute aux yeux que pour un aveugle, il ne saurait y avoir de paysage. Voilà qui est quelque peu affligeant! D'autre part, l'étendue du paysage dépend de la position de la « fenêtre » de l'œil : du sommet d'une colline, l'œil perçoit une « étendue géographique » plus vaste que depuis le fond d'un ravin. En un mot, l'homme qui veut avoir \ accès à une profusion de paysages a fort avantage à se percher le plus haut possible au-dessus du sol : « Un Païsage dont on aura vu toutes les parties l'une après l'autre, n'a pourtant point été vû, il faut qu'il le soit d'un lieu assés élevé, où tous les objets auparavant dispersés se rassemblent sous un seul coup d'œil. Il en va de même des vérités» (Fontenelle, «Eloge de M. Varignon»). En deuxième lieu, il semble préférable que l'homme, l'être humain, soit absent, ou tout au moins le plus éloigné possible du paysage. Car l'homme y apparaît comme un corps étranger qui irrite, comme une poussière dans l'œil ou une écharde au pied. D'où la réticence manifeste à l'égard des villes. D'accord pour les petites villes, villages et hameaux champêtres, mais les grandes villes saturées d'autos, de stations-service, de parkings, de centres commerciaux, de tours d'habitation, de «foules en chaleur» ne sont accueillies qu'avec réticence dans le cénacle paysager.(Pénitence de St-Jérôme par ¨Piero della Francesca.)
Enfin, il est un élément d'une immense portée : le paysage n'est perçu comme tel qu'en autant que l'œil y détecte un parfum de beauté, y repère un objet d'admiration4. Décréter que tel paysage est « affreux » ou « laid » relève du même genre de paradoxe que de clamer la bonté du diable ou la fidélité d'un trousseur de jupons. En tout autre cas, les qualificatifs les plus souvent utilisés pour singulariser le paysage sont de nature laudative : riant, serein, riche, varié, beau, admirable, lumineux, charmant, émouvant, magnifique, champêtre, enchanteur, idyllique, sublime... Au fait, parler de «beau paysage» à propos d'un paysage semble pesamment tautologique, car si le paysage n'est pas beau, ça ne peut être un paysage. Si parfois on lui adresse des épithètes péjoratives - paysage ingrat, dévasté, anarchique, chaotique, répulsif, désertique, dégradé... -, on se doit de préciser que cette flétrissure ne se situe aucunement dans la tradition paysagère et qu'il s'agit en fait d'un refus implicite de reconnaître aux espaces géographiques ainsi flétris le statut de « véritables paysages »
Nous retrouvons les jumeaux qu'une fenêtre jadis enfanta. Si ce n'est de l'échelle incomparable des deux objets, on sue comme des bêtes à chercher les différences essentielles entre le paysage peint et le paysage in situ. L'un et l'autre sont saisis par un rayon visuel qui en délimite le format. Un paysage naturel ou champêtre sans limites est aussi inconcevable qu'un tableau sans commencement ni fin, qu'un poisson gros comme un bœuf échappé par un pêcheur du dimanche. Parler du paysage de la Russie, de la France ou du Canada relève de l'incontinence langagière. Ne pas oublier que le paysage est à la mesure de l'œil ! Vu cette délimitation, le paysage du tableau et son vis-à-vis terrestre, tout en demeurant virtuellement imbriqués dans des ensembles de grande ampleur, sont tous deux perçus comme des entités discrètes ou closes se suffisant à elles-mêmes. Le tableau de la montagne Sainte-Victoire et le massif montagneux qui porte ce nom sont des îlots singuliers et souverains au milieu d'une mer terrestre, trouvant en eux-mêmes leur propre sens. Et ce sens, dans un cas comme dans l'autre, pointe tout droit vers l'esthétique. Ce serait là, semble-t-il, la vocation ultime du paysage que de permettre à l'œil humain de saisir un instant de beauté dans le flux hideux du reste du monde5. Quand j'entends le mot paysage, je ne sors pas mon pistolet mais mon appareil photo!
Les paysages sont des grains de beauté sur l'épiderme de la Terre6. Nous sommes à ce point hypnotisés par ces grains de beauté que nous en oublions le reste, qui est dans un état avancé de dégradation. Autre version : les paysages sont un alibi que les hommes ont inventé pour soulager leur conscience du viol quotidien de la planète. De fil en aiguille, cela nous rappelle l'histoire de cet agonisant qui, dans son dernier râle de vie, s'inquiétait de l'état broussailleux de ses moustaches !
Si abusive que puisse sembler une pareille ascendance, je ne peux me défendre de rapprocher l'avènement de l'espace éclaté, démembré en autant de paysages qu'on le voudra de l'empire apol-linien de la raison. Il n'est d'abord pas indifférent que cette mise au monde paysagère advienne en pleine Renaissance. S'il est un personnage mythique qui incarne le grand destin que nourrit cette période de l'histoire, qui en révèle l'espace mental et les aspirations profondes, c'est bien le dieu archer de la clarté solaire, de la beauté, de la raison, de l'intelligence, de la science, de la vérité, des arts et de la poésie.
On a pu croire, dans le creuset de la foi ardente du Moyen Âge, que le dieu de la lumière et du savoir avait été totalement éclipsé par le Dieu tout-puissant d'Israël, que ce dernier avait à jamais fait perdre au premier son panache et ses plumes. C'était faire fi de tous les bégaiements, entourloupettes et reculades dont est si fertile l'histoire. L'itinéraire biblique menant à l'inaccessible Jérusalem céleste que suivait le très dévotieux Moyen Âge va bientôt céder la place à un nouvel itinéraire qui se veut le calque approximatif d'un itinéraire antique, gréco-romain. Il existe à ce propos une légende aussi lointaine que persistante qui raconte que la dernière prophétie de l'oracle de Delphes fut: «Un jour, Apollon reviendra et ce sera pour toujours.» Quel que soit le haut degré d'invraisemblance de cette prophétie, la Renaissance y a cru et a fait en sorte qu'elle puisse se réaliser.
La culture de l'époque n'en a donc que pour Apollon qui, pour mieux cacher son identité, s'affuble de noms d'emprunt, ceux de Léonard de Vinci par exemple, de Montaigne, de Rabelais, de Pic de La Mirandole, de Copernic, d'Érasme, de Thomas More aussi; et, quelques générations plus tard, il signera sous les pseudonymes de Francis Bacon, de Galilée, de Descartes. Les regards se tournent désormais vers l'avenir ; la raison remanie l'espace mental ; une soif incoercible de connaissance tourmente les esprits; la nature, en se désacralisant, acquiert son autonomie; les artistes prennent modèle sur la nature plutôt que sur les Écritures; l'esthétique se substitue à l'art allégorique religieux; l'espace «sublunaire» devient mathé-matisable et infiniment morcelable; le monde s'ouvre à la découverte. Tout ne se réalisera pas d'une seule venue, mais les cibles de l'itinéraire sont en place.
L'artiste peintre témoigne par excellence de cette lente mais irréversible révolution apollinienne. En tournant son regard vers la nature concrète plutôt que vers un Au-delà brumeux, il lui prend le désir d'apprivoiser cette nature, d'atteindre en la reproduisant un mimétisme parfait, au point de confondre la copie et le modèle, d'actualiser et d'aviver le dualisme entre cette nature et le sujet humain, de la contraindre à obéir aux lois mathématiques de la perspective (on songe à l'expression si audacieuse à l'époque de la « Natura vexata » de Francis Bacon : nature vexée, contrainte, tourmentée, forcée), d'assurer son empire sur elle en la rendant morcelable et étiquetable à volonté, de privilégier un esthétisme formel plutôt qu'un érotisme fusionnel avec la nature.
Le paysage, qu'il soit peint ou qu'il soit une réelle « étendue de terrain qui s'offre à la vue », s'inscrit précisément dans ce nouveaurapport d'arrachement, d'objectivation, de chosification, de dévitalisation de la nature. O n s'imagine désormais le monde, dans toutes les sphères que l'on veut, à l'image d'une horloge (Descartes,Voltaire), d'une scène de théâtre (Fontenelle) et, pourquoi pas, d'ungros dictionnaire illustré. Ce dernier serait, par les mots et les figures qui le constitueraient, la doublure du monde? L'analogie suggère d'autres transgressions. À l'image du dictionnaire juxtaposant des mots les uns à la suite des autres sans intelligence autre qu'alphabétique, le paysage exhibe des morceaux d'espace les uns à côté des autres sans intelligence autre qu'esthétique, bien qu'égailement écologique depuis peu. Ce n'est surtout pas d'un dictionnaire de paysages dont nous souffrons, mais d'un poème qui aille par-delà les séparations pesant sur le monde, d'une ode infinie qui recoud l'épiderme scarifié de la Terre.
Résumons ainsi la saga du paysage. Ce dernier n'existe pas dans la nature ni ailleurs, bien entendu, sauf dans l'esprit de ses géniteurs et des marchands de vacances et de bibelots. Comme objet géographique, il fut inventé dans les parages de la révolution industrielle à peine. La montagne, les forêts, la mer et les littoraux, perçus jadis comme des forces iniques et répulsives, n'ont accédé au titre hautement convoité de « paysage » qu'au cours des deux derniers siècles7. Et c'est depuis cette consécration qu'ils n'ont cessé de se dégrader.»
Notes