Nicolas Poussin
Lundi le 03 janvier 2005
Le procédé de Nicolas Poussin, plus savant encore que celui de Claude Lorrain, n'est pas facile à définir. Poussin ne conçoit pas le paysage sans figures: il n'étudie pas la nature, comme le peintre hollandais, pour la corriger, pour l'agrandir en la transcrivant, et j'espère que le mot corriger ne sera pas pris pour une impiété. Il ne se préoccupe pas, comme Claude Lorrain, de la distribution de la lumière. Ce qui domine tous ses paysages, ce qui les explique, ce qui en démontre le mérité infini, c'est l'accord établi entre la nature muette et les personnages. Qu'il s'adresse aux traditions païennes ou aux traditions chrétiennes, il comprend toujours de la même façon, il pratique toujours avec le même respect la loi que je viens d'énoncer. Chez lui, le paysage sans les figures serait vide, les figures sans le paysage présenteraient un caractère incomplet. Qu'on prenne le Polyphème, le Diogène, et l'on pourra facilement vérifier ce que j'avance. Dans chacune de ces trois compositions, la nature muette et les personnages sont unis par un lien tellement indissoluble, qu'il serait impossible de les séparer. Les paysages de Nicolas Poussin n'ont pas autant de réalité que ceux de Ruysdael, autant de splendeur que ceux de Claude Lorrain. Aussi ne faut-il pas s'étonner qu'il n'ait pas obtenu la même popularité que ces deux maîtres, car il s'adresse, par la nature même de ses conceptions, à des esprits plus délicats. Il n'a pas pour lui le charme de la couleur. Au premier aspect, ses paysages déroutent par leur austérité les spectateurs frivoles; mais si l'on prend la peine de les étudier, la surprise fait bientôt place à l'enchantement. Toutes les parties de chacun de ces poèmes, car le Diogène, le Polyphème, sont de vrais poèmes, sont tellement conçues, tellement ordonnées, qu'elles n'ont pas de valeur absolue. Jamais la théorie du sacrifice n'a été plus franchement acceptée, plus franchement pratiquée. Ruysdael supprime ce qui lui paraît inutile: c'est un premier pas vers la vérité. Claude Lorrain interroge sa mémoire au lieu de s'en tenir au témoignage immédiat de ses yeux, et compose avant de se mettre à l'œuvre: c'est un second pas plus hardi que le premier. Nicolas Poussin est allé plus loin que Ruysdael et Claude Lorrain. Il ne s'est pas contenté de supprimer ce qui lui semblait inutile, il ne s'est pas borné à composer avant de se mettre à l'œuvre, en prenant pour but suprême et définitif un effet de lumière: il a voulu produire, et il produit constamment une impression morale. Et comment arrive-t-il à réaliser ce prodige? En sacrifiant résolument, dans les souvenirs dont il dispose, tout ce qui pourrait affaiblir l'expression de sa pensée.
Le Buisson, l'Entrée d'une forêt, la Cascade, prouvent que Ruysdael n'ignorait pas la théorie du sacrifice. Le Port de Messine, la Danse au bord de l'eau, le Troupeau à l'abreuvoir, démontrent surabondamment que Claude Gellée savait effacer ce qui lui semblait superflu; mais toutes ces compositions, consacrées depuis longtemps par une admiration légitime, n'ont pas dans l'ordre intellectuel la même valeur que le Diogène et le Polyphème. Poussin, qui ne fait pas un chêne avec autant de précision que Ruysdael, qui ne sait pas, comme Claude Lorrain, inonder de lumière la mer, le ciel, les forêts et les montagnes, occupe pourtant un rang plus élevé que ces deux maîtres, parce que la pensée rayonne dans toutes ses œuvres. Aujourd'hui que l'imitation domine dans notre école de paysage, le rêveur des Andelys est assez mal mené. La mode est de parler de lui très légèrement. Railler ce qu'il a fait passe pour un trait de bon goût. Réfuter une telle méprise serait mal employer son temps; le plus sage est de sourire. Ceux qui se moquent de Nicolas Poussin se calomnient à leur insu. Ils avouent sans le savoir que leur intelligence ne conçoit rien au-delà du témoignage des yeux. C'est à coup sûr une condition assez peu digne d'envie, et pourtant ils s'obstinent à n'en pas vouloir d'autre. A quoi bon troubler leur joie? Ils proclament leur infirmité, et s'enorgueillissent de l'avoir proclamée. S'ils pouvaient deviner jusqu'où va leur modestie, ils seraient bien étonnés; mais l'heure de la clairvoyance n'a pas encore sonné pour eux, et tous nos avertissements seraient perdus. Nos paroles s'adressent à ceux qui veulent s'éclairer, et la moquerie ne révèle pas le désir de s'instruire. Aimer Poussin, reconnaître et admirer tout ce qu'il y a d'élevé dans ses compositions, c'est à mes yeux la preuve d'un goût pur et délicat; médire de lui est un aveu involontaire d'infériorité. Ruysdael, qui excelle dans l'imitation de la nature, qui étonne le regard par la précision des détails, réveille en nous des souvenirs; Claude Lorrain, moins près de la réalité que Ruysdael, introduit notre intelligence dans une région supérieure; Nicolas Poussin, moins habile dans le sens matériel, occupe dans l'histoire une place plus considérable, parce que la valeur des œuvres humaines se mesure à l'intervention de la pensée. Si l'exactitude de l'imitation devait assigner les rangs, Ruysdael dominerait -Claude Lorrain, Claude Lorrain dominerait Poussin. La raison prescrit une hiérarchie toute différente: c'est le développement de la pensée qui assigne les rangs, et Nicolas Poussin se trouve naturellement le premier.