Ruysdael
Les deux mérites que je relève dans Ruysdael sont les mérites d'un observateur attentif et d'un homme habitué à la réflexion. Personne aujourd'hui ne possède une habileté supérieure dans le maniement du pinceau, et l'on voudrait pourtant réduire la peinture à ce qui n'était pour Ruysdael que la moitié de sa tâche! Le premier paysagiste de la Hollande, celui qui représente l'imitation de la nature de la manière la plus excellente, avait plus de clairvoyance et de modestie; il avait beau reproduire avec une incomparable finesse les détails qu'il avait aperçus: il ne s'abusait pas sur l'insuffisance de l'imitation, il comprenait qu'il avait autre chose à faire pour que son œuvre fût vraiment sienne. Il voulait que le spectateur sentît, en regardant sa toile, ce que l'auteur avait senti lui-même. La nature lui parlait une langue mystérieuse qui ne s'adresse qu'aux âmes d'élite. Cette langue qu'il avait entendue, dont il avait pénétré le sens, il s'efforçait de la rendre intelligible à tous. Il n'allait pas aux champs, il ne s'enfonçait pas dans l'ombre des forêts pour chercher l’expression d'une idée préconçue; il rapportait dans son atelier les sentiments qu'avait suscités en lui le spectacle des rochers ou le bruit des flots, et s'appliquait à les traduire. La simplicité de Ruysdael s'élève rarement jusqu'à la grandeur. Cependant la contemplation de ses œuvres laisse dans l'âme un souvenir fortifiant. La mélancolie qu’elles respirent n'a rien qui pousse au découragement: elles réveillent le souvenir de nos douleurs; mais il y a tant de sève et tant de force dans les branches dont l'ombre se projette sur le terrain, que nous sentons le besoin de vivre à notre tour d'une vie énergique. La tristesse, au lieu de nous affaiblir, nous relève. L'étude de Ruysdael est doublement salutaire: elle donne au goût plus de délicatesse, à la pensée plus de vigueur. On apprend de lui à trier les détails, à ne pas leur attribuer une importance égale et constante. Son regard ne négligeait rien, son pinceau ne transcrivait -pas tout ce que son œil avait aperçu. Il comprend la vie des plantes et la rend avec une évidence, une splendeur qui n'ont jamais été surpassées. Or le spectacle de la vie ainsi révélée suscite en nous le désir de voir, le besoin d'agir. Les œuvres de ce maître, qui a mis l'empreinte de son âme dans les compositions mêmes que les ignorants prennent pour impersonnelles, nous émeuvent comme la nature, tant il y a de vérité, de fraîcheur, de jeunesse, dans les branches que le vent soulève, ou que viennent éclairer les derniers rayons du soleil. Pour produire en nous une émotion si profonde, un regard pénétrant, une mémoire fidèle, une main docile ne suffiront jamais.