Noël ou la photosynthèse

Jacques Dufresne

Voici une invitation à découvrir la science sous un nouvel angle: en tant que bassin de métaphores pour penser les phénomènes d'un autre ordre.

Photosynthèse. Je ne cherche pas un mot neutre pour remplacer le mot Noël, menacé par le refroidissement des convictions, ou le mot blanc, menacé par le réchauffement climatique. Je cherche plutôt, dans la science et la technologie, des métaphores pour repenser un phénomène commun à bien des cultures: l'attente et la venue d'un médiateur entre Dieu et l'homme. La science en effet peut être considérée comme un bassin de métaphores pour redécouvrir l'essentiel. Ce fut même là peut-être le premier usage qu'on en fit. Pour les pythagoriciens, le nombre dix est divin parce qu'il est la somme des quatre premiers nombre, 1,2,3,4, à partir desquels on peut représenter les trois intervalles fondamentaux, ½, 2/3, ¾. On a dit aussi que leur recherche, par la géométrie, d'une moyenne proportionnelle entre un nombre quelconque et l'unité s'inscrivait dans leur recherche d'un médiateur entre l'homme et Dieu.

La question du médiateur se posait à eux comme elle s'est posée à presque tous les hommes: nous avons de telles aspirations au bonheur et à la perfection et nous sommes si démunis que nous éprouvons le besoin de faire appel à un être venu d'ailleurs, soit Dieu lui-même, soit une créature qui le représente. Le Christ est l'un de ces représentants et la fête de Noël est une commémoration de son incarnation.

Dans la vision du monde dominante en ce moment, l'appel à un médiateur apparaît comme une superstition ou, dans la meilleure des hypothèses, comme un joli conte. Il est entendu que l'homme doit trouver dans son monde unidimensionnel l'inspiration et l'énergie dont il a besoin pour s'élever. Aucun péché originel n'entrave désormais son élan. À la place de ce péché, il y a l'espoir qu'autorise l'évolution: si l'animal a pu sortir de la matière et l'homme de l'animal, pourquoi l'homme aurait-il besoin d'un secours venu d'ailleurs pour s'accomplir?

Mais feignons un instant de croire qu'un médiateur demeure nécessaire, ce qui n'a rien de déshonorant compte tenu de ceux qui nous ont précédés dans cette réflexion. Se pose alors la question suivante: comment ce médiateur peut-il insuffler son énergie aux êtres humains? Pascal est l'un des grands esprits qui, après Saint Augustin et saint Thomas, ont tenté de répondre à cette question. Il l'a fait dans un cadre qu'il a lui-même dessiné. En s'inspirant sans doute des trois dimensions de la géométrie: la ligne, le plan, le volume, il distinguait trois ordres dans le monde: les corps, l'esprit et la charité ou le surnaturel.

«Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre, et les Royaumes ne valent pas le moindre des esprits ; [106] car il connaît tout cela, et soi-même ; et le corps rien. Et tous les corps et tous les esprits ensemble, et toutes leurs productions ne valent pas le moindre mouvement de charité ; car elle est d'un ordre infiniment plus élevé. De tous les corps ensemble on ne saurait tirer la moindre pensée : cela est impossible, et d'un autre ordre. Tous les corps et tous les esprits ensemble ne sauraient produire un mouvement de vraie charité : cela est impossible, et d'un autre ordre tout surnaturel. »1

Dans un tel cadre, la question de l'action bienfaisante du médiateur se pose ainsi: comment l'énergie surnaturelle peut-elle descendre dans le second ordre, celui de l'esprit? Ou bien cette énergie, à l'image de la lumière du soleil, descend sur les hommes également et le salut de tous est ainsi assuré. Il est bien évident toutefois que les choses ne se passent pas ainsi, car la liberté est un des attributs des êtres doués d'esprit. Suffit-il que cette grâce soit désirée pour descendre vers l'homme ? Ne faut-il pas qu'en outre, par sa volonté, cet homme prépare en lui-même le terrain dont elle a besoin pour porter des fruits? Quelle doit être précisément la part du désir et celle de la volonté, ou en d'autres termes, jusqu'à quel point l'homme peut-il s'élever par lui-même sans le secours de la grâce? Dans la chrétienté, on s'efforcera pendant des siècles de se tenir dans le juste milieu entre la volonté sans la grâce et la grâce sans la volonté. Reste le fait, pour les chrétiens, que leur Dieu est un Dieu personnel accordant son amour selon les lois de l'amour. Cela ne simplifie pas la question de la grâce.

Les ordres de Pascal qui correspondaient à la hiérarchie sociale de son époque et à la fixité dans la vision du monde se sont effondrés. Sont apparus entre le premier et le second ordre (les corps et l'esprit) une biologie soulignant ce qui rapproche l'homme de l'animal plutôt que ce qui les sépare, entre le second et le troisième ordre (l'esprit et le surnaturel) sont apparues, là une psychologie, là une spiritualité qui rapprochent l'ordre du surnaturel de celui de l'esprit.
La vision unidimensionnelle du monde qui domine aujourd'hui se trouve ainsi renforcée. D'où le manque d'intérêt pour le débat sur la grâce, d'où aussi le monopole dans l'ordre moral de deux sphères voisines: le droit et l'éthique. Les grandes guerres du XXe siècle et la guerre ininterrompue de l'humanité contre la nature ont déjà fait la démonstration des limites de ces deux sphères. Certes, elles indiquent tant bien que mal le but à atteindre, la paix par exemple, et les catastrophes à éviter. Elles ne donnent toutefois pas l'énergie nécessaire pour atteindre ces buts et éviter ces catastrophes autrement que par des procédés techniques dont nous savons tous qu'ils ne suffiront pas. C'est le désir avivé par la consommation et la croissance économique qui est en ce moment le principal moteur des hommes et de l'histoire. C'est pourquoi l'inévitable décroissance – inévitable à cause des limites de la nature – sème la panique parmi les esprits lucides. Ce qui inquiète le plus le biochimiste James Lovelock c'est l'effondrement social consécutif aux catastrophes écologiques.

Comment pourrons-nous devenir meilleurs – ce qui sera nécessaire – en consommant moins – ce qui sera inévitable. Au plus fort de la crise qui frappa l'Europe et le monde entre 1914 et 1945, à un moment où il était plus facile de croire au péché originel qu'à la bonté naturelle de l'être humain, Simone Weil a répondu à cette question à l'aide d'une métaphore empruntée à la science contemporaine, celle de la photosynthèse.


Si la terre constituait un système fermé, si l'énergie solaire n'y pénétrait pas, la vie n'y aurait été possible, la matière inanimée serait demeurée l'unique dimension. Mais la terre est un système ouvert, ce qui rend la photosynthèse possible et donc la vie. Le nouveau monde qui en résulte, le système terre-soleil est-il ouvert lui aussi... sur une seconde dimension, sur un soleil invisible appelé Dieu?


Voici la réponse de Simone Weil: « Il y a analogie entre les rapports mécaniques qui constituent l'ordre du monde sensible et les vérités divines. La pesanteur qui gouverne entièrement sur terre les mouvements de la matière est l'image de l'attachement charnel qui gouverne les mouvements de notre âme. La seule puissance capable de vaincre la pesanteur est l'énergie solaire. C'est cette énergie, descendue sur terre dans les plantes et reçue par elle qui leur permet de pousser verticalement de bas en haut. Par l'acte de manger elle pénètre dans les animaux et en nous; elle seule nous permet de nous tenir debout et de soulever des fardeaux. Toutes les sources d'énergie mécanique, cours d'eau, houille et très probablement pétrole, viennent d'elle également; c'est le soleil qui fait tourner nos moteurs, qui soulève nos avions, comme c'est lui aussi qui soulève les oiseaux. Cette énergie solaire nous ne pouvons pas aller la chercher, nous pouvons seulement la recevoir. C'est elle qui descend. Elle entre dans les plantes, elle est la graine ensevelie sous terre, dans les ténèbres, et c'est là qu'elle a la plénitude de la fécondité et suscite le mouvement de bas en haut qui fait jaillir le blé ou l'arbre. Même avec l'arbre mort, dans une poutre, c'est elle encore qui maintient la ligne verticale; avec elle nous construisons nos demeures. Elle est l'image de la grâce qui descend s'ensevelir dans les ténèbres de nos âmes mauvaises et y constitue la seule source d'énergie qui fasse contrepoids à la pesanteur morale, à la tendance au mal. [...]

Ce n'est pas seulement la source d'énergie solaire qui est inaccessible à l'homme, mais aussi le pouvoir qui transforme cette énergie en nourriture. La science moderne regarde la substance végétale qu'on nomme chlorophylle comme étant le siège de ce pouvoir; l'antiquité disait sève au lieu de chlorophylle, ce qui revient au même. Comme le soleil est image de Dieu, de même la sève végétale qui capte l'énergie solaire, qui fait monter les plantes et les arbres tout droit contre la pesanteur, qui s'offre à nous pour être broyée et détruite en nous pour entretenir notre vie, cette sève est une image du Fils, du Médiateur» 2

Il faut expliciter cette analogie. On peut comprendre les raisons pour lesquelles Simone Weil ne distingue pas ici la vie de la matière inanimée, les considérant comme également soumis à la pesanteur. Il faut pourtant, dans le cas de l'homme en particulier, distinguer deux pôles dans la vie: la couleur et le fonctionnement. Par couleur, on peut entendre tout ce qui est de l'ordre de la qualité: l'identité, la richesse affective, l'authenticité, la créativité; par fonctionnement il faut entendre tous les processus physico-chimiques sous-jacents. Le développement de la couleur suppose une large part de cette attente, de cette passivité si bien évoquée par Simone Weil. Si c'est plutôt la volonté qui prend une place démesurée et si des objectifs de performances, déterminés arbitrairement, remplacent les fins de la vie (courir spontanément pour manifester sa joie, ou sa peur, etc.) alors c'est le fonctionnement qui prend le dessus et l'être vivant tend à ressembler à un robot.

Il conviendrait dans cette perspective de distinguer trois niveaux: la matière inanimée, la vie, la vie surnaturelle. Dans ce cadre, il est possible de répondre à la question suivante: un être qui possède la vie dans sa plénitude, qui en porte toutes les couleurs tout en étant capable des performances nécessaires, ne constitue-t-il pas, pour l'énergie venue du soleil invisible, un terrain plus fertile que l'androïde ou le cyborg? La réponse est évidement oui, ce qui est d'ailleurs conforme à la tradition qui présente la richesse de la nature comme condition de la descente du surnaturel dans l'homme.

On voit donc s'ébaucher une continuité là où Simone Weil a mis l'accent sur la séparation entre la pesanteur et la grâce. Le monde actuel incite les hommes à l'efficacité du fonctionnement plutôt qu'à la plénitude de la vie. La consommation s'explique en grande partie par le fait qu'aux êtres réduits au fonctionnement par la vitesse ambiante et le manque de temps, l'achat donne le sentiment de vivre, sentiment éphémère, que l'on retrouvera en faisant un nouvel achat, etc.
Il faut donc, plus que jamais dans le passé, se tourner vers la vie comme qualité, ce qui suppose qu'on veille sur ce qu'il reste des formes naturelles de vie autour de soi. C'est le choix des écologistes ayant une vision cohérente du monde, c'est le credo de la nature qui répond au credo de la chimie.


Cette conversion exige les mêmes qualités que l'orientation vers la sur-nature: abandon, désir, attente, participation, symbiose (la vie naît de la vie!) si bien qu'on peut être amené à penser que l'invocation d'un ordre supérieur de vie est superflue. C'est ce que pensent de nombreux tenants de l'écologie profonde qui poussent si loin l'immersion de l'homme dans la vie primordiale que cette vie devient le seul ordre qui subsiste. L'homme est englouti dans le vaste écosystème et Dieu, s'il survit à cet effondrement des ordres, n'est plus qu'une puissance immanente dont il ne faut attendre aucune grâce , aucune énergie de qualité supérieure. La solution consistera plutôt à réduire la population humaine de telle sorte que l'homme puisse vivre tant bien que mal avec les qualités et les défauts qu'on lui connaît depuis toujours. L'eugénisme, devenu une pratique courante, l'euthanasie, dont la légitimité s'accroît de jour en jour donnent une idée des excès non seulement possibles, mais pratiquement inévitables dans une telle perspective

Vers de terre amoureux d'une étoile. (Hugo)

 Si généreuse que puisse devenir la vie sous sa forme la plus naturelle, elle n'est pas à l'abri de la démesure qui caractérise l'être humain depuis toujours. L'homme certes ne doit plus régner en despote sur le reste des vivants. Il aura plus de joie et de mérite à coopérer avec eux, mais c'est lui qui découvrira et appliquera les lois de cette coopération; par là il conservera au moins une supériorité sur tous les autres vivants, celle de la pensée. L'homme ver de terre, certes, mais amoureux d'une étoile et capable de penser les deux infinis!


Cette pensée suffira-t-elle à produire en lui l'énergie dont il aura besoin pour que la coopération avec ses semblables, en même temps qu'avec la nature, devienne possible? Si nous ne pouvons évoquer le soleil invisible que par une analogie visible, tout conspire à nous convaincre que sans l'énergie qui pourrait venir de lui, il nous sera bien difficile d'échapper aux pires catastrophes. Même si en ce moment nous avons mille raisons de craindre les conséquences du réchauffement climatique, nous nous laissons emporter vers le pire scénario comme par une fatalité. Nous avons plus de preuves de notre impuissance que n'en avaient nos ancêtres qui attendaient tout de la grâce. Notre impuissance désormais, c'est notre puissance échappant à notre contrôle; c'est un état plus grave et plus irrémédiable que l'impuissance de nos ancêtres devant la nature.

Cette grâce, il nous est en outre possible de la redécouvrir dans ce qu'elle a d'essentiel au moyen de la métaphore de la photosynthèse et de celle des systèmes ouverts. Revenons à cette image du médiateur qu'est la chlorophylle aux yeux de Simone Weil et poursuivons l'explicitation de cette analogie. Dans la photosynthèse naturelle c'est sous la forme de molécules de sucre que se conserve et se transporte l'énergie solaire; au contact de l'oxygène dans le sang, ce sucre dégage de l'énergie et produit de l'eau et du gaz carbonique que l'organisme rejette. Rien ne nous empêche de considérer ces morceaux de sucre comme une métaphore pour les grandes œuvres d'art, lesquelles conservent le vivant souvenir des moments sublimes dont les êtres humains ont été capables ou auxquels ils ont aspiré. Qui n'a pas été transporté au dessus de lui-même, au moins une fois, par la beauté? Celle, par exemple de l'Antigone de Sophocle ou celle de la Cordelia de Shakespeare. Nous pleurons souvent au contact de ces êtres animés par l'amour le plus pur. Comme si les larmes, qui sont de l'eau

Il n'est pas nécessaire que l'œuvre d'art ait un sujet religieux pour se fondre en nous en enrichissant notre réserve d'énergie d'un autre ordre, il suffit que l'objet de l'œuvre devienne une présence sous la lumière qui la révèle, une présence qui nous fait sortir des limites où notre moi nous enferme parce qu'elle est un condensé de la condition humaine: une herse à l'abandon, comme dans tel poème de Hofmanstahl, une façade de Delft, comme dans tel tableau de Vermeerm, une botte de cuir racorni, comme dans tel tableau de Van Gogh. Il est des jours d'hiver glorieux où la lumière physique suscite une indicible joie intérieure tant elle s'apparente à la lumière d'un autre ordre que l'on a entrevue dans un regard humain ou dans un tableau. Un sceptique dirait que l'oxygène qu'on respire à ce moment suffit à expliquer cette euphorie. Il serait plus juste de dire qu'il en fait partie.

Dans l'ordre naturel comme dans l'ordre surnaturel ce qui nous nourrit est ce qui descend vers nous silencieusement et fait son œuvre lente dans l'obscurité de notre imaginaire. C'est pourquoi il est si important d'apprendre à distinguer l'oeuvre d'art réellement inspirée de celle qui n'est qu'une expression du moi.

La vie est la chute d'un corps. (Valéry) Mais quelquefois, disait déjà Pindare, «la lueur brève d' une joie descend sur lui il connaît quelque douceur». Là se trouve notre raison d'espérer. Une à une ces joies nous redressent de l'intérieur et nous illuminent, comme si une plante croissait et fleurissait en nous grâce à elles. La contemplation n'est jamais vaine.

1- Pascal, Les pensées, 106

2-Simone Weil, Pensées sans ordre concernant l'amour de Dieu

3-Photo: Wiki-Commons

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