Noël ou le déconfinement de l'âme
Que Noël, fête de la naissance du Christ, Dieu incarné, Verbe fait chair, soit aussi celle de cette étincelle divine appelée âme.
Étoiles, bergers, crèches, cloches, sapins, chants, lumières, rennes, traîneaux, je ne parviens pas à considérer ces festivités de Noël sous un angle profane, j’y vois l’écho lointain d’une joie dense et rayonnante associée à la naissance du Christ, Dieu incarné, Verbe fait chair; mais à Noël, tout nous invite, et aujourd’hui plus que jamais, à célébrer aussi la naissance de tout être habité par cette étincelle divine appelée âme. Qu’est-ce que l’âme? Quel grand poète, quel grand philosophe, n’a pas cherché une réponse à cette question ? Près de nous Lamartine : « Je t’aurai dit mon âme et le reste n’est rien »…«Objets inanimés avez-vous donc une âme/qui s’attache à la nôtre et la force d’aimer? » Plus près de nous encore le philosophe Gustave Thibon écrira :« Définition de l’âme : ce par quoi j’échappe à toute définition » à toute finitude donc, à tout encadrement, à tout confinement. Simone Weil, dans ses derniers écrits, identifiera l’âme à un je ne sais quoi: « Il y a depuis la petite enfance jusqu'à la tombe, au fond du cœur de tout être humain, quelque chose qui, malgré toute l'expérience des crimes commis, soufferts et observés, s'attend invinciblement à ce qu'on lui fasse du bien et non du mal. C'est cela avant toute chose qui est sacré en tout être humain[1]».
Nous sommes en 1943, au coeur d’une guerre marquant une étape décisive dans la retraite de l’âme devant l’armée des savants réductionnistes, lesquels l’ont remplacée par le hasard dans l’univers, les gènes dans tous les êtres vivants, dans l’homme en outre par l’inconscient et les conditionnements et enfin, dans les objets, par l’obsolescence programmée.
De tous les mots menacés d’extinction, le mot âme est le plus en péril. Si l’éclipse de l’âme n’est pas encore totale, elle masque presque tous les astres, c’est-à-dire presque tous les êtres et toutes les œuvres qui témoignent d'une présence intérieure : du chant grégorien à Bach et à Mahler, de Dante à Marie Noël, de Giotto à Chagall, des églises romanes aux églises rustiques de la vallée du Saint-Laurent… Ces astres appartiennent au passé et nous tournons le dos au passé. Depuis un an, pendant la multitude de bulletins de nouvelles sur la pandémie, le mot âme a-t-il fait surface une seule fois pour évoquer la détresse des mourants confinés ? On a fini par comprendre qu’ils avaient besoin de la compagnie de leurs proches et on peut s’en réjouir car c’était là reconnaître qu’Ils étaient plus et mieux que de la cendre en devenir, mais dans leur cas, comme dans celui de l’ensemble des confinés, on a mis l’accent sur les problèmes de santé mentale plutôt que sur la détresse intérieure et le malheur d’être privé de marques d’amour. Pour remédier à ces problèmes on a misé et on mise toujours avant tout sur des techniques de conditionnement et des arts de distraction plutôt que sur des présences nourricières pour l’âme.À Noël, la réinsertion dans le passé, si superficielle et éphémère soit elle, est une belle occasion de réfléchir sur le bon parti qu’on peut tirer du réductionnisme des savants et des maîtres du soupçon, ces philosophes et ces spécialistes des sciences humaines qui n’ont vu dans l’âme qu’un appendice du corps : « Mais celui qui est éveillé et conscient dit : Je suis corps tout entier et rien autre chose ; l’âme n’est qu’un mot pour une parcelle du corps, ein Etwas am Leibe. » Cette formule est de Nietzsche, le premier et le plus grand des maîtres du soupçon. Mais c’est également à ce contempteur de Dieu que l’on doit ces appels au divin: « Que votre amour soit de la pitié pour des dieux souffrants et voilés » … «Toute joie veut la profonde, profonde éternité»… « Il faut quitter la vie, comme Ulysse quitta Nausicaa, en la bénissant et non amoureux d’elle. » La réduction par la science ou le soupçon peut avoir un effet purificateur à condition « qu’on ne soit pas dupe de sa volonté de ne pas être dupe. » … « Que la claire vue des choses d’en bas n’éteigne pas la mystérieuse vision des choses d’en haut. » (Thibon)
La science a rendu aux hormones et aux neurones ce qui appartient aux hormones et aux neurones, mettant ainsi en évidence le caractère infinitésimal de l’âme et de l’esprit, de même que leur intime union au corps, mais elle ne les a pas détruits pour autant, car même les savants qui les réduisent à la matière le font par un acte de la pensée qui les élève au-dessus de cette matière. Il n’y a pas de matière pour la matière.
Si on est triste parce qu’on digère mal il vaut mieux prendre acte de ce fait que d’attribuer la tristesse à une angoisse métaphysique, mais l’inverse est aussi vrai : on peut digérer parfaitement bien et être triste parce que les plus hautes et les plus pures aspirations de l’âme ne sont pas satisfaites. La réduction doit avoir pour fin la purification de l’âme et de l’esprit.
L’amour, la pensée et la vie commune auraient tout à gagner d’une telle finalité. Il est bon, pour l’amour, de se savoir soumis aux hormones et d’apprendre ainsi « qu’Il est une orientation de l’âme et non un état d’âme.»(S.W) La pensée s’épanouit par son appartenance au corps :«Rien dans l’intelligence qui n’ait d’abord passé par les sens»(saint Thomas)… «la véritable image du monde est celle qui entre en nous par le regard. »(Klages) Quant à la société, sans la communion entre les âmes de ses membres, que deviendra-t-elle ?
Sur le bon usage de la réduction, Nietzsche a tout dit en quelques mots : «Quand le scepticisme s’allie au désir, alors naît le mysticisme.» Sinon, le cynisme risque fort de tenir lieu de mysticisme. Et qu’est-ce que le cynisme ? Le prurit de l’âme désacralisée.
[1]Simone Weil, Écrits de Londres et dernières lettres., Gallimard, Paris 1957, p. 13.