Terre de France : Poussin

Marthe de Fels
C'est pourquoi je suppIie
qu'on mette l'impatience française à part.
NICOLAS POUSSIN (Lettre à Chantelou).


Un beau chêne de France, tenant de toutes ses racines à la sagesse du sol, cependant que du front il baigne librement dans la lumière du soir...

Tel est pour moi Poussin, homme d'extrême après-midi dans l'éternelle mesure de l'été, âme toute laurée de cette calme grandeur qui fait plus longue l'ombre humaine au royaume de France.

Et voici que par la seule autorité de son maintien, par je ne sais quelle sereine et mystérieuse gravitation, il fait de ce royaume comme une sorte d'« Empire du Milieu ».

Un grand air de famille apparente ces hommes de bonne race qui, chacun selon soi-même, mais s'épaulant les uns aux autres, ont donné la hauteur et l'ampleur de notre XVIIe siècle. Un prince de l'esprit comme Corneille, un bâtisseur comme Colbert sont de même souche qu'un Poussin, et un homme de guerre comme M. de Vauban porte peut-être en lui la sève d'un Bossuet, mêlée à celle d'un Descartes. De tels êtres parlent entre eux la même langue, encore que leurs modes d'expression diffèrent. C'est une longue conversation, pareille au long murmure des forêts faites d'essences diverses, et ce mélange est un mélange d'enthousiasme et de pondération, d'héroïsme et de prudence, d'austérité et de licence, toutes contradictions sublimes que ces aristocrates pensent traiter entre eux. « J'agis pour rendre témoignage à la vérité », dira Poussin. C'est bien d'une mission qu'ils doivent s'acquitter et c'est là le secret de leur force. Leurs confidences ressemblent à des messages. A les entendre jusqu'à nous témoigner de la France en témoignant d'eux-mêmes, il nous semble, soudain, percevoir un seul souffle : celui d'une même famille d'arbres par leurs plus hautes branches alliés.

II


Nicolas Poussin est issu du sol même de la France : paysan, de vieille et pure lignée, de cette race admirable d'hommes de la terre qui sont les vrais garants de l'authenticité française.

Il a reçu le jour de parents pauvres sous le chaume, mais conscients, à leur façon, d'être « bien nés ». « Qui n'est point né prince se montre tel par les nobles actions de qui la nature l'a orné. » Ainsi s'exprimera-t-il plus tard. Et quant au lieu de sa naissance, il peut à bon droit s'en réclamer comme d'un privilège : à la limite extrême de cette table d'abondance qu'est le plateau normand, là où la terre trop grasse et lourde de son lait semble céder à l'excès même de ses richesses et soudain défaillir dans le dénûment pur de ses blanches falaises, au seuil d'un autre monde de promesses qu'exile la Seine, les Andelys, comme à l'orée d'un songe, franchissent en silence leur frontière fluviale pour emprunter à 1'Ile-de-France tout ce qu'elle compose de douceur, de pudeur et de tendre réserve sous l'éclat spirituel d'un ciel plus délicat... Par l'étroite fenêtre de la masure familiale, Poussin enfant voit s'assembler maintes vertus, mâles et femelles, de notre race dans cette intime union de deux provinces françaises.

Un tel enseignement lui vaut une précoce maturité. Son cœur est plein de certitude quand il s'écrie un jour, à peine adolescent : « Et moi aussi je serai peintre!… » A l'âge où d'autres rêvent d'éloquence aux pays de langue d'oc, un fils de paysan normand, longeant le fleuve issu des Gaules, choisi déjà de faire « profession de choses muettes ».

Quels sont les traits essentiels qu'il doit à cette naissance, qu'il doit à cette enfance ?

C'est avant tout un homme fort et qui ne transige point, dans son étroite révérence aux lois de la nature. Il vit avec l'aisance d'une plante. Son art lui-même, mystérieux et profond, enchanteur à la façon d'un conte éternel, est comme le reflet de son être originel. Il tend à n'être plus rien que d'élémentaire. D'où cette magistrale certitude de l'instinct et cette science innée d'un équilibre qui lui est aussi nécessaire que la respiration. « Le repos et la tranquillité de l'esprit que vous pouvez posséder, ce sont des biens qui n'ont point d'égal », écrira-t-il à un ami.

Par ailleurs, homme de bon sens et de mesure, il sait allier prudence et clairvoyance dès qu'il s'agit de composer avec la vie, pour sauvegarder, au fond de l'âme, l'ordonnance essentielle qui doit présider à la naissance de l'œuvre vive. « Mon naturel me contraint de chercher et aimer les choses bien ordonnées, fuyant la confusion qui m'est aussi contraire et ennemie comme est la lumière des obscures ténèbres. » Dans la clarté et dans la discipline résident pour lui les principes mêmes du bonheur.

Aussi s'efforce-t-il de mettre toutes ses facultés au service de la raison, dont les lumières sont « au-dessus de ce que la main de l'ouvrier peut exécuter ». Sous une telle préséance, son art ne connaît d'autre complaisance que celle de la sagesse : rien ne doit être abandonné à l'imagination, à cette part fortuite de la fantaisie qui naît du rêve, mais chaque trait, pour ainsi dire, doit être rapporté au contrôle du jugement. Un long usage de la préméditation donne au surplus à l'œuvre peinte son caractère de fatalité. Et par là même, à son insu, la pure gravité d'une âme se reflète sur la toile.

Probité de Poussin. S'il en était besoin, nous en chercherions l'attestation dans l'émouvant portrait qu'il a peint de lui-même. L'œuvre est d'un homme qui ne sait pas se mentir. C'est la nudité même de l'honneur. Le dépouillement et la sincérité de cet art sont tels, qu'il n'invoque plus rien entre son objet et nous, et la contemplation du masque ravagé, douloureux mais ferme, nous éloigne un instant de l'artiste pour nous mêler seulement à l'homme.

Poussin serait-il donc humain au point d'être trahi par son humanité ? Serait-il homme, malgré lui, à sacrifier parfois le formalisme de son époque aux sollicitations immédiates de la création ? Sinon par l'instinct brut, comment donc expliquer, au plus intime de son œuvre, ce je ne sais quoi de pénétrant et de troublant que la vision n'élucide point, comme un halo doublant le témoignage de la raison ? C'est que chez lui, né près du sol, l'instinct, vivace et fort comme un levain, demeure assez fidèle pour animer secrètement l'œuvre captive, et la raison, qui croit tout étreindre, n'est plus alors qu'un simple filet aux larges mailles jeté sur la substance palpitante des choses.

Substantiel lui-même comme l'argile normande dont il semble pétri, Poussin garde au meilleur de son être cette loi de nature qui le fait rejeter loin de lui tout ce qui n'est pas sain, c'est-à-dire propre à le nourrir.

Pour goûter la saveur et l'entrain d'une si large vitalité, relisons cette lettre à M. de Chantelou :
    Monsieur et Patron,
    Mardi dernier, après avoir eu l'honneur de vous accompagner à Meudon, et avoir été joyeusement, à mon retour je trouvai que l'on descendait en ma cave un muid de vin que vous m'aviez demandé, comme c'est votre coutume de faire regorgerr ma maison de biens et de faveurs. Mercredi j'eus une de vos gracieuses lettres par laquelle je vis que particulièrement vous désiriez savoir ce qu'il me semblait dudit vin. Je l'ai essayé avec mes amis aimant le piot. Nous l'avons tous trouvé très bon, et m'assure, quand il sera rassis, que l'on le trouvera excellent. Du reste, nous vous servirons, car nous en boirons à votre santé, quand nous aurons soif, sans l'épargner; car aussi bien je vois que le proverbe est véritable qui dit : qui chapons mange, chapon lui vient. Mêmement hier M. de Costance m'envoya un pâté de cerf si grand que l'on voit bien que le pâtissier n'en a retenu sinon les cornes. Je vous assure, Monsieur, que désormais je ne manquerai pas, à commencer par le dimanche, à me réjouir comme je fis le dimanche passé, afin que la semaine ensuivante soit comme l'on dit que toute l'année est au pays de Cocagne. Je vous suis le plus obligé homme du monde, comme aussi je vous suis le plus dévotieux serviteur de tous vos serviteurs.
POUSSIN
De votre maison du Jardin des Tuilleries,
ce tantième d'Avril 1641.

L'intégrité de nature d'un tel être est chose entre toutes réconfortante. Il entre « gaillardement » dans le siècle avec la carrure des grands « bonshommes » qui ont charge de renouveler l'apport de la sève française. La rectitude de son jugement lui assure son aplomb. Et son ombre même assainit tout ce qui l'entoure. Il a poussé trop droit pour tolérer jamais, à portée de sa vue, rien de tortueux ni de mesquin : « Je prie à Dieu que mon Seigneur donne une bonne mortification à ce larron et ignare de Jacquelin; il méritait que l'on le pendît par les génitoires ! » Il a donné trop largement, il a donné trop simplement son feuillage et son fruit, pour rien entendre au maniérisme des infirmes : « J'ai reçu du maître de la poste de France un livre ridicule, des frénésies de M. Scarron. J'ai parcouru le susdit livre une seule fois pour toujours. Si j'étais obligé de dire mon sentiment des œuvres de ce bon malade, je dirais, sauf votre respect, qu'il fait des merveilles, car il a le cul rond et fait des étrons carrés. »

Voilà bien la « gaillardise » française d'un homme de terroir. On parle aussi vert et dru dans tous villages de France, où la saveur d'une province imprègne l'homme comme un fruit. Écrire « sans sel et sans doctrine » n'est point le fait d'un Poussin : il entend s'exprimer librement comme il peint, « vu que ce n'est pas bien l'office d'une plume mal taillée comme la sienne, mais d'un pinceau bien emmanché ».
    Monseigneur,
    Puisqu'il vous a plu me commander de faire le dessin du frontispice du livre de Virgile, et étant le premier que j'ai fait pour mettre en lumière, je viens avec simple et dévotieux silence vous le dédier tel qu'il est, étant assuré que, comme quelquefois les muettes images appendues à un temple par les hommes lais ne sont pas moins agréables à Dieu que les psaumes éloquents chantés par les prêtres, ainsi j'espère que votre bénignité trouve à aussi agréables mes tacites images, comme lui sont les facondes louanges de qui les sait faire. M'inclinant, je vous fais très profonde révérence, me confessant votre esclave.
A l'ordinaire, plantureux et sensuel, avec des mots rassemblés comme de la matière brute et posés au hasard de la fantaisie, sans nul égard pour la syntaxe, il semble prendre plaisir à éprouver en lui ce rapport immédiat entre l'homme et le sol. Que d'autres cèdent aux connaissances d'une civilisation urbaine où il est de bon ton de « faire l'ange » plus que « la bête »; pour lui, sa nature animale le tient encore serf des influences du climat : « La grande et fâcheuse chaleur de l'été a mis mes affaires assez en derrière, n'ayant quasi pu rien faire depuis le commencement de juin jusques à maintenant que nous sommes étouffés. »

Cette fidélité aux conditions de sa naissance fait l'absolue sincérité d'un homme aussi loyal. Il n'exige pas de ses amis moins de franchise que de lui-même : « Je vous ai supplié de m'en écrire votre sentiment à la réale, sans flatterie, car ce serait faire tort à vous et à moi. » Aussi bien, dans le commerce humain, son cœur viril, pour se faire bienveillant, sait-il s'élever jusqu'à l'autorité : « Vous vous saurez, dit-il simplement, bientôt remettre en votre ferme et constante assiette. » Mais, tout bas, il s'avoue les limites de ce commerce humain et déplore peut-être que « la vertu, la conscience et la religion soient bannies d'entre les hommes ». Solitaire malgré lui, comme tout homme de grande race, trop vigilant envers lui-même, qu'on ne juge pas son cœur aux liens précaires et mesurés qu'il noue de bonne grâce. Son besoin d'affection est inné et son mépris des hommes le laisse tout « déconsolé ». C'est un jour de profonde tristesse que celui où il s'écrie avec naïveté, du fond de son honnêteté foncière : « On ne voit pas dans le cœur des hommes... »

Ce n'est pas moi qui interrogerai le cœur de Nicolas Poussin. Voici que déjà il s'est repris et, fils de paysans attelé au rythme universel, il ne veut plus que s'acquitter envers la vie, comme envers la nature. « C'est une chose si commune aux hommes que les misères et disgrâces, que je m'émerveille que les hommes d'esprit s'en fâchent et ne s'en rient plutôt que d'en soupirer. Nous n'avons rien en propre, nouss tenons tout à louage. » Il rêve hâtivement d'une vie toute dirigée vers l'action. Goût d'épuiser, dans l'œuvre personnelle, la force originelle d'une fatalité... Qu'un cycle de saisons ramène de grandes et belles choses dans la trame rigoureuse d'une vie de travail : choses muettes et pures comme des évolutions d'astres visitant le songe des humains.

Aux travailleurs de la terre, Poussin a pris le goût du labeur quotidien, méthodique et régulier. Sa vieillesse consomme autant d'ardeur que sa jeunesse. « Qu'ai-je à faire de tant tenir compte de ma vie qui, désormais, me sera plus fâcheuse que plaisante : la vieillesse est désirée comme les noces, et puis, quand l'on y est arrivé, il en déplaît. Je ne laisse pourtant pas de vivre allègre le plus que je peux. »Bien loin de se décourager, et à mesure qu'il prend de l'âge, il se sent « au contraire des autres enflammé d'un grand désir de bien faire ». La maladie même ne peut émousser cette impatience du génie : « Il faut se faire entendre pendant que le pouls nous bat encore un peu. » Et c'est un agonisant qui trouve encore la force d'écrire à Chantelou, parlant de son dernier ouvrage : « Je sais que vous n'avez pas grand sujet de vous en satisfaire : mais après y avoir employé toutes mes forces, et ne pouvant plus, au moins considérez la bonne volonté que j'ai toujours eue de bien servir. »

Celui qui a reçu la vie sous une telle amplitude doit s'éteindre lentement avec tout le recul et la sérénité du sage : « J'ai abandonné les pinceaux, ne pensant plus qu'à me préparer à la mort. J'y touche du corps. C'est fait de moi. »

Ainsi se tait la vie sous l'écorce de l'arbre... Ainsi l'arbre, debout, se survit dans la mort... Un grand chêne de France, tenant par toutes ses racines à la terre natale...


III


La vie extérieure de Nicolas Poussin peut être évoquée en toute indépendance de sa psychologie.

Dans les plus beaux herbages de France, parmi les plantes et les bêtes, un enfant pauvre ouvre les yeux au monde de la salubrité. L'esprit clair et le geste prompt, il ne s'égare point aux rondes du mystère. Il a trop goût de netteté, il est de race trop despotique et fière pour céder à la confusion du rêve. Nul autre tourment que de comprendre et d'ordonner. Cet enchevêtrement de lignes courbes ou brisées, toujours fuyantes, qu'est le monde, cette mêlée de signes, de mobiles, de valeurs et de tons, ce n'est point là matière à plaisir ni à commodité, à moins de saisir l'art d'en débrouiller le fil. Où chercher, à son âge, l'enseignement de cet art ? Son désir d'apprendre est intense, mais le village natal n'offre guère de ressources.

A cette époque, des peintres parcouraient la France, comme des vagabonds, de village en village quêtant quelque travail. L'un d'eux vient à passer. Poussin le suit. Son enseignement ne lui révèle rien. D'autres le décevront, comme ce Georges Lalleman, comme ce Ferdinand Van Elle, dont le prestige l'avait séduit. Que faire pour ce pauvre garçon qui, de tous côtés, dit Félibien, cherchait à s'instruire et « ne rencontrait ni maîtres, ni enseigneurs qui convinssent à l'idée qu'il s'était faite de la perfection de la peinture » ?

À Paris, un hasard imprévu le met en présence d'une collection de gravures de Marc-Antoine d'après Jules Romain et Raphaël. C'est la rencontre du destin. Ce qu'il n'avait fait jusque-là qu'entrevoir s'éclaire pour lui de tout l'éclat de l'évidence. Il est déjà trop en puissance de son génie pour ne pas mesurer l'importance de cette révélation. Il se sent comme libéré. Et certain désormais de pouvoir s'exprimer, il ne pense plus qu'à mieux capter la force vive de son instinct. À lui de prendre en mains la conduite de cette force.

Le départ pour l'Italie s'impose au jeune Poussin comme une conquête de soi-même. Il y a pour lui de l'héroïsme dans cet exil. Aller à Rome, pour un gentilhomme du XVIIe siècle, est déjà un événement considérable : on en parle à l'avance; on s'y taille à loisir figure d'importance; on s'y ménage l'assistance et l'honneur des plus flatteuses relations. Aller à Rome, pour un pauvre peintre, c'est une rude et longue épreuve matérielle : c'est le lent pèlerinage de misère, le cheminement solitaire, la vie besogneuse aux villes du chemin. Besace au dos, bâton en main, Nicolas Poussin des Andelys s'avance, de son pas normand, sur les grand'routes de France.

Il frappe un soir à la porte d'un gentilhomme poitevin. Trumeaux à peindre, chapelle à décorer : son art n'aura-t-il pas ici emploi ? Mais non. La mère du gentilhomme est là qui veille. « Un peintre » dans la maison, domestique inutile ». La peinture au XVIIe siècle est plaisir de la ville, luxe de riches, et l'austère province n'admet pas ce métier d'oisif. Qu'un paysan fasse profession de peintre, quelle dérision ! « Le coût en ferait perdre le goût », comme l'on dit en Normandie. Aussi bien un peintre, à la ville même, n'est guère plus considéré qu'un vitrier.

Cependant notre garçon ne se décourage pas. Pour subvenir à son existence, il fait, comme son premier Maître errant, des travaux par-ci, par-là : bacchanales à Chiverny, peintures pieuses pour la Consécration d'Ignace de Loyola et de François Xavier, un « may » pour Notre-Dame, et autres pièces de circonstance... Un tâcheron à la journée gagnerait plus que lui. Épuisé de fatigue et de privations, il tombe malade, et doit un jour se résigner à reprendre la route des Andelys.


* * *


À peine remis par l'air natal, il repart de nouveau à la conquête de son génie.

Je ne sais rien de plus beau ni de plus émouvant que cette « quête » éternelle de la jeunesse en marche vers son destin... Voyage de Tobie conduit par l'Ange énigmatigque. Poussin vainqueur et glorieux se souviendra t-il de ce touchant symbole, lorsqu'il lui adviendra un jour de fixer sur la toile ces deux figures de la Bible ?

Après maintes épreuves, c'est l'arrivée à Rome, sous la poussière de l'anonymat. Un peintre de plus fait son entrée dans la Ville Sainte. Un peintre comme beaucoup d'autres, sans fortune et sans nom. Ceux qui l'ont précédé n'étaient pas moins fervents.

On va pieusement à Rome pour retrouver le sens de la plasticité antique; pour y chercher aussi les formes neuves que réclame le goût du jour. Déjà la Renaissance française avait fait appel à la main-d'œuvre italienne pour la décoration de ses palais royaux. Au XVIIe siècle, une sorte d'émulation s'empare de nos peintres, architectes et sculpteurs, impatients de surprendre sur place le secret d'une technique qu'ils ignorent. Au surplus, Rome est la ville entre toutes favorable à l'artiste étranger, qui peut y oublier l'ingratitude de son statut social. Les arts y sont trop honorés pour garder rien de subalterne. Le souvenir de Jules II y entretient une atmosphère de cordialité, d'élégance et d'espoir. Et le milieu, très raffiné, est d'une somptuosité stimulante pour l'esprit. Chacun aspire à devenir un Michel-Ange, un Raphaël, le favori du Prince qui imposera à son époque une technique ou une mystique nouvelle, Et ceux-là mêmes dont l'ardeur dépasse le talent, portés par l'illusion à la limite de leurs moyens, s'enfoncent sans tristesse dans la servitude de l'école, qui fera d'eux des copistes attentifs et dociles, des ouvriers d'art bien plus que des artistes.

Lorsque Poussin foule la pierre romaine, il a trente ans déjà et, derrière lui, tout un passé de réflexion. Débordant d'impulsions, il vient demander à l'Italie le moyen d'utiliser ce bouillonnement de forces et d'idées. Son idéal est l'idéal français de mesure, de secrète retenue. Comme tous nos grands classiques, il désire l'apaisement que donne une pleine maîtrise, il entend contrôler les élans de sa liberté et mettre enfin bon ordre à cet ensemble de qualités et de défauts qui constitue son être intime.

Étranges dispositions et qui répondent bien peu aux exigences de l'époque. Le Caravage, impulsif et brutal, met toute sa complaisance à restituer, sans transposition, la crudité d'une réalité immédiate. Les Carrache, épris seulement d'un absolu de perfection formelle, cherchent dans la précision et la rigueur de la reproduction littérale l'amélioration d'une technique qui ne doit laisser place à aucun apport personnel, à aucun frémissement susceptible d’humaniser une œuvre. Avec eux l'art devient scientifique, il perd toute sa sève. Et pour remédier à cette sécheresse, le Guide rêve encore d'attraits tout extérieurs, mêlant à l'esprit académique du jour une sorte de maniérisme gracieux, de charme faux dont le public s'est engoué.

Poussin, dans cette ambiance, va-t-il oublier sa naissance française pour verser dans l'automatisme et dans l'affectation ? La certitude de son instinct le guide. C'est la mort qu'il repousse en s'écartant des Maîtres du jour; c'est la vie qu'il épouse quand il va droit un jour à un pauvre peintre décrié. Loin de l'esprit du siècle, dans la pénombre d'une humble église romane où sa sincérité l'exile, le Dominiquin se révèle à Poussin comme une vérité intérieure. Avec lui survit, dans l'art de peindre, l'état de grâce cher au Français. C'est le miracle même de l'authenticité. Et devant cette source de pureté, lui, Poussin, s'agenouille, s'humilie. Il ne se lasse point d'interroger l'innocence de cette âme, la tendresse d'un être sensuellement ému devant l'inexplicable mystère de la beauté... A celui que bafouent et qu'insultent les fanatiques du Guide, à celui que l'on nomme par dérision : « le Bœuf », il apporte l'hommage de son admiration. Et pour plus de dévotion, il s'impose d'abord de le copier docilement.

Ainsi, à l'âge où l'impatience de s'affirmer accepte tous moyens, fût-ce la ruse et l'artifice, ou bien l'appui d'un homme célèbre, Poussin, élève d'un Maître méprisé, poursuit en soi-même, hors du temps et du lieu, son élucidation personnelle. À la faveur de son exil, se découvrant chaque jour plus français et lui-même, il consomme en silence l'orgueil secret de l'abnégation, il s'abandonne à son métier avec un luxe de grand seigneur, affranchi d'ambition comme de toute servitude, et qui ne chercherait librement dans la vie que la satisfaction de son intime plaisir. N'est-ce pas déjà ce sens de la « délectation » en art, qui l'engagera toujours dans les voies solitaires ? Suivons un instant, dans la campagne romaine, les écarts de ce fils de terrien : « Il évitait, nous dit Félibien, autant qu'il pouvait les compagnies et se dérobait à ses amis pour se retirer seul dans les vignes... »

Au demeurant nulle vie de peintre ne s'organise plus largement que celle de cet autodidacte : en même temps qu'il dessine et modèle des statues antiques, il recherche les principes de l'architecture, fait de l'anatomie, « s'applique, pour se rendre capable dans la pratique autant que dans la théorie de son art, à étudier la géométrie et particulièrement l'optique ». A la mesure de sa robuste nature, où rien n'est parcimonieux, il satisfait consciencieusement ses plus fières exigences d'artiste soucieux de synthèse et d'équilibre.

* * *


En possession de tous ses moyens, prêt à donner licence à son génie, Poussin s'attarde encore à Rome. C'est que la France, au XVIIe siècle, ne reconnaît pas valeur de peintre qui n'ait été consacrée en Italie. Aux Italiens donc, tout d'abord, il convient d'imposer son ascendant.

Poussin compte déjà parmi eux des protecteurs et des admirateurs, comme ce charmant Cavalier del Pozzo, qui demeurera l'ami de toute sa vie; comme ce Cardinal Barberini, médecin de haute culture. Des sympathies discrètes et vigilantes lui ont été déjà assurées, de loin, par Marini, le poète enthousiaste et violent, exilé en terre française, et qui le premier, dans sa jeunesse, lui avait révélé le goût des antiques, en même temps qu'il l'initiait, par sa parole ardente, à l'atmosphère voluptueuse et troublante de l'Italie. Dans ce milieu éclairé se dégagera peu à peu l'autorité du Poussin, jusqu'à la pleine et éclatante consécration qui lui est due.

Célèbre en Italie, le voilà aussitôt célèbre en France : c'est désormais « l'Illustre Poussin ».

Richelieu le mande pour décorer le Louvre. Mais il ne montre nul empressement à lui répondre. On a beau multiplier les promesses, notre homme hésite et tergiverse. A l'instant de céder aux avances de la gloire, il en pressent la servitude. Il se renfrogne encore en lui-même et fait front. Il espère peut-être éluder le péril : « Je vous supplie donc, écrit-il à Chantelou, s'il se présente la moindre difficulté en l'accomplissement de notre affaire, de la laisser aller à qui la désire plus que moi. »

Au fond, ce solitaire a trop longtemps pratiqué le recueillement solitaire pour ne pas mesurer tout le prix de sa liberté d'artiste. Il hait la dispersion d'esprit autant que l'instabilité. En pleine maturité et libéré enfin du tourment intérieur, il n'a d'autre ambition que de consacrer toutes ses forces à l'accomplissement de son œuvre. Pourquoi donc partir, « pourquoi laisser et âbandonner la paix et la douceur de ma petite maison pour des choses imaginaires qui me succéderont peut-être tout au rebours » ?

Pathétique débat, où l'artiste est vaincu d'avance. Car l'homme est avant tout français. Cette pensée en lui prévaut contre tout égoïsme. Si le Roi a vraiment besoin de ses services, c'est fini d'hésiter. Servir!... nous connaissons ce mot d'ordre du XVIIe siècle. Un paysan gentilhomme comme Poussin, un hobereau comme Vauban, un seigneur comme le duc de Saint-Simon sont de même religion : celle du sacrifice personnel au souverain bien de l'État. De cette abnégation suprême dérive toute conduite de leur vie morale.

Poussin fait à Paris un retour triomphal. Il y devient, malgré lui, l'homme du jour, et Vouet, le grand peintre de Cour, passe bientôt au second plan. Mais la rançon prévue ne se fait pas attendre. Le Maître glorieux est accablé de travaux de toute sorte. « J'aurais grand plaisir, écrit-il au Cavalier del Pozzo, à m'occuper du sujet que votre Seigneurie me propose; mais la facilité que ces messieurs ont trouvée en moi est cause que je ne puis me réserver aucun moment, ni pour moi, ni pour servir qui que ce soit, étant occupé continuellement à des bagatelles, comme dessins de frontispices de livres ou projets d'ornements pour des cabinets, des cheminées, des couvertures de livres et autres niaiseries... » Où sont les longues et calmes journées d'Italie, si propices au vrai travail de création ? « Avec le temps et la paille se mûrissent les nèfles », a-t-il coutume de dire. « Je ne suis pas un bousilleur », écrivait-il déjà de Rome, en parlant de ses œuvres : « Ce ne sont pas des choses que l'on puisse faire en sifflant comme vos peintres de Paris qui, en se jouant, font des tableaux en vingt-quatre heures. Il me semble que je fais beaucoup quand je fais une tête en un jour, pourvu qu'elle fasse son effet. C'est pourquoi je supplie qu'on mette l'impatience française à part, car si j'avais autant de hâte comme ceux qui me pressent, je ne ferais rien de bien. »

... Tristesse, affreuse tristesse de se sentir ainsi dilapidé : « Il m'est impossible de travailler en même temps à des frontispices de livres, à une Vierge, au tableau de la Congrégation de Saint-Louis, à tous les dessins de la Galerie, enfin à des tableaux pour les tapisseries royales; je n'ai qu'une main et une débile tête, et je ne peux être ni aidé, ni soulagé par personne. »

Comment, dans toute cette hâte de Paris, sauvegarder la source et le loisir de l'instinct créateur ? C'est le martyre de Poussin. On oublie qu'il compose en poète, avec une sorte de lente et tendre volupté, et l'on voudrait l'astreindre au travail d'automate. Il ne se révolte pas contre son sort librement accepté – un homme du grand siècle ignore ce manque de dignité – mais il s'afflige et s'inquiète au plus profond de lui-même. S'il doute de son sort, ne va-t-il pas douter aussi de son travail ?

Enfin, dernière atteinte à sa liberté d'esprit, voici que son crédit lui-même suscite la méchanceté des hommes. Des cabales s'organisent autour de son nom. Vouet et Lemercier essaient de le perdre aux yeux du Roi. « La fragilité de la fortune des hommes a toujours besoin de puissants et gaillards étançons. » M. de Noyers, son protecteur et ami, commence à prendre peur. Dans un dernier sursaut, Poussin s'efforce d'imposer ses conceptions pour l'embellissement du Louvre. Là encore, il se heurte à la malignité des concurrents jaloux de son immense talent. Ses projets sont desservis avec une habile perfidie. « Je n'ai point d'autre arme, écrit-il, assez forte pour réparer les coups de la méchanceté, de l'envie et de la rage de nos Français, sinon en souffrant et en prenant patience. Il est vrai que mon bonheur ne dépend nullement de là : il est mieux fondé. »

Toute la fierté d'un artiste de race est dans cette allusion finale; mais aussi toute sa nostalgie... A quoi bon, désormais, faire le sacrifice de son rêve intérieur ? Il ne fera rien pour désarmer ses ennemis; il vaut mieux les tenir pour des libérateurs. « Par la grâce de Dieu, écrira Félibien, il s'est acquis des biens qui ne sont point des biens de fortune qu'on lui puisse ôter, mais avec lesquels il peut aller partout. »

Au vrai, la révolte du Poussin ressemble bien plutôt à une émancipation. Il se sent quitte envers chacun. A l'appel de son Roi, il est venu apporter à la France sa modeste contribution. La France lui a rendu, au centuple, et la faveur de son sol, de son feuillage, de ses eaux, et, par-dessus toutes choses, la grande douceur de son haleine, comme un bienfait spirituel. Mais de toutes ces vertus assemblées dans son œuvre, il n'a rien fait qui fût valable pour ses compatriotes, « la négligence et le trop peu d'amour que ceux de notre nation ont pour les belles choses étant tels, qu'à peine celles-ci sont-elles faites qu'on n'en tient plus compte et, qu'au contraire, on prend souvent plaisir à les détruire ». Que d'autres, moins français, reçoivent charge d'« embellir Paris d'excellents ouvrages qui feront honneur à notre Nation »... Poussin repart pour l'Italie, emportant dans son cœur l'image d'une France à laquelle il restera toujours fidèle.

Dans son exil volontaire il continuera de vivre encore plus Français; jusqu'à sa mort, qui le surprend dans sa soixante-douzième année, solitaire, ombrageux et toujours étranger, indifférent à tout ce qui n'est pas son art.

* * *


... Un grand arbre de France, par deux fois transplanté, avec toute la terre qui tient à ses racines... Et qu'un souffle du large vienne à souffler, c'est une voix française qui chante encore dans sa feuille... Douceur, ah ! douceur de ce rythme natal...

Parmi la foule cosmopolite de la Ville Éternelle, écoutons un instant respirer l'homme des Andelys.

Italianisé de costume et de mœurs, il se révèle, au premier mot, lui-même : Français de race et qui s'émeut au seul nom de France, souriant étrangement s'il s'agit d'évoquer le charme de son pays. Que le Cavalier del Pozzo se dise bien que son ami Poussin, malgré les déceptions de la Cour, a vécu un vrai conte de fées dans son petit appartement des Tuileries : « Neuf pièces et trois étages, avec un endroit pour renfermer l'hiver les jasmins, avec trois autres resserres commodes pour beaucoup de nécessités; et de plus un beau et grand jardin plein d'arbres fruitiers, avec trois petites fontaines et un puits, outre une belle cour où sont d'autres arbres fruitiers... et tout l'étage bien accommodé et meublé noblement... avec des vues qui ouvrent de tous les côtés.

Une réelle tendresse s'émeut au cœur de l'exilé. La France est sa vraie famille; le roi, son père spirituel qu'il doit vénérer et aimer « dévotieusement ». Et si la religion d'État lui commandait encore le sacrifice de sa liberté, il accepterait la servitude comme un destin de Maître : « Là sont mes promenades, mes jeux, mes ébattements et ma délectation. »

Ce n'est pas qu'il se fasse beaucoup d'illusions sur l'esprit subversif des Français, « connaissant fort bien ce qu'il y a en leur sac », mais il ressent quelque fierté d'appartenir à cette grande famille dont il suit chaque jour l'histoire vivante, « M. Pointel m'a écrit depuis le traité d'accord et me raconte plusieurs choses merveilleuses qui se sont passées en tout le temps que le blocus a duré. » Les héros d'armes deviennent ses familiers, il est tout à la joie des succès de MM. de Turenne et Gassion : « Dieu veuille que le tout se termine à la gloire de Dieu et au bien et repos de notre pauvre patrie. »

De loin, il prend des choses une vue cavalière qui lui permet de juger sainement un événement et d'évaluer les hommes à leur juste mérite. Cette sollicitude n'est pas sans lui créer quelque tourment, car, « à la vérité, les affaires de delà ne me sont pas si indifférentes que je ne désire, comme bon Français, qu'elles ne soient mieux conduites qu'elles n'ont été depuis quelques années en ça... mais je crains la malignité du siècle... Que sert-il de tailler si le bras est pourri ? »

Lui apprend-on la mort de Louis XIII, il s'en afflige comme d'un deuil personnel : « Je vous assure, monsieur, que dans la commodité de ma petite maison et dans le peu de repos qu'il a plu à Dieu me prolonger, je n'ai pu éviter un certain regret qui m'a percé le cœur jusqu'au vif; en sorte que je me suis trouvé ne pouvoir reposer ni jour, ni nuit. »

Aux heures de doute et de tristesse, il se rejette avec confiance dans tout ce qui fait pour lui la vraie noblesse de la France. Il songe, avec orgueil, à ce Grand Siècle où règne une si belle aristocratie des Arts et des Lettres. « Ce n'est pas en vain que la France se devra maintenant appeler heureuse, puisqu'elle reconnaît ceux qui, seuls, peuvent augmenter son nom et sa gloire. » Il y voudrait, pour sa part, concourir humblement : « Il plaira à Monseigneur de me donner occasion de pouvoir laisser quelque chose en France, de moi, avant que je meure, digne du peu de nom que j'ai acquis envers les entendus. »

Ce n'est pas lui qui tranchera jamais les derniers liens qui le rattachent à Paris. Lorsqu'il apprend, dans son exil, qu'on parle de lui retirer son petit logement des Tuileries pour le céder à un maréchal des logis du régiment des Gardes Suisses, il se sent blessé à vif, dans son orgueil et dans son cœur : son vieux sang de paysan se révolte à l'idée qu'on puisse le déposséder d'un dernier refuge au pays natal, où « finalement chacun désire mourir »...

Singulière destinée, que celle d'un grand peintre français, né aux confins de l'Ile-de-France, dont la vie doit s'écouler loin de la France : de cette France qu'il aime dans son esprit et dans sa chair, de cette France agreste et raffinée qu'il a, plus que tout autre, révérée, dans sa candeur de paysanne et ses pudeurs de grande dame.

IV


L'apport d'une œuvre personnelle doit respecter d'abord l'ordre établi où se prépare l'événement de sa libération. Le génie de Poussin est trop harmonieux pour rompre le fil de cette continuité. Il s'accommode en apparence du formalisme de son époque, sans rien, au fond, lui sacrifier de son libre mouvement.

Quelles sont donc les exigences de cette tradition ?

Lorsque Stendhal écrit que « la peinture n'est que de la morale construite », il ne croit pas si bien définir l'art du XVIIe siècle, qui, d'après Félibien, « doit être capable d'instruire et de satisfaire l'esprit en divertissant agréablement la vie ». Il ne s'agit point alors, pour l’artiste, de chercher gratuitement son plaisir sous les lois propres de son art : sa mission est d'édifier. Moraliste, il doit tendre au bien par delà le beau. L'intelligence est son mobile, son moyen et sa fin, car ce sont des forces psychologiques qu'il doit susciter, et non la joie sensuelle dans ce qu'elle a d'immédiat. Rien de plus « pensé » que la peinture du XVIIe siècle. Selon Descartes, la théorie de la connaissance doit être faite avant toute science. La doctrine artistique de l'époque, dans tous les domaines, n'est qu'une application de ce principe.

Poussin lui-même invoquera assez sincèrement l'autorité de la raison pour faire encore, en son temps, figure d'orthodoxe. On connaît son jugement sur la peinture : « Nos appétits n'en doivent pas juger seulement, mais la raison. » Du moins faut-il discerner avec soin que la raison pour lui n'est point la fin, mais le moyen seulement d'une expression qui se suffit à elle-même. L'esprit doit tendre à porter plus haut l'indépendance de l'art plastique, par les ressources de la transposition et de la stylisation. « Il y a, écrit-il à M. de Noyers, deux manières de voir les objets, l'une en les voyant simplement, et l'autre en les considérant avec attention. Voir simplement n'est autre chose que recevoir naturellement dans l'œil la forme et la ressemblance de la chose vue. Mais voir un objet en le considérant, c'est qu'outre la simple et naturelle réception de la forme dans l'œil, l'on cherche avec une application particulière le moyen de bien connaître un objet : ainsi on peut dire que le simple Aspect est une opération naturelle, et que ce que je nomme le Prospect est un office de raison. » L'art ne sera donc plus l'imitation servile, mais la vision transfigurée ou filtrée par l'esprit. Les sens demeurent subordonnés à l'entendement, car « la beauté ne descend dans la matière que si elle y est préparée ».

Telle est seulement la part d'adhésion de Poussin à la doctrine classique de son temps. Bien plus large est la représentation qu'on veut s'en faire alors. Félibien ne s'émerveillet-il pas de lire dans son œuvre toutes les passions humaines rendues par l'expression des visages ou le mouvement des corps ? « Ce n'est pas sans dessein, dit-il, que le Poussin a représenté un homme déjà âgé pour regarder cette femme qui donne à téter à sa mère, parce qu'une opération de charité si extraordinaire devait être considérée par une personne grave »; et, dans le même tableau de la Manne, il loue hautement « l'action de cette vieille qui embrasse la fille et qui lui met la main sur l'épaule », car « c'est bien un acte des vieilles gens qui craignent toujours que ce qu'ils tiennent ne leur échappe »...

Dans ses Entretiens sur les vies et les ouvrages des plus excellents peintres, Félibien donnera une sorte de dictionnaire des passions. Lebrun ira jusqu'à les codifier. Cette volonté de classification se retrouve partout au XVIIe siècle. La tragédie, la poésie, la musique sont soumises à une véritable législation. Il semble que la « délectation » – pour employer le mot cher à Poussin – ne puisse trouver refuge que dans cet ordre intellectuel, qui tient lieu au XVIIe siècle d'ordre spirituel pour atteindre la vérité. Les sens, équivoques et trompeurs, sont doublement suspects, du fait, qu'étant trop personnels, ils distraient de la masse l'individu auquel ils appartiennent en propre. L'art du grand siècle est comme le clergé régulier, où l'on doit renoncer tous biens individuels au profit de la communauté. Conception éminemment sociale, qui soustrait l'artiste à sa solitude pour l'intégrer, à son insu, dans l'unité d'une vaste œuvre collective.

Ainsi régie et détournée de sa fin propre, la peinture elle-même peut être asservie aux plus étranges soucis. La vertu, l'héroïsme et la noblesse, autant que la décence, présideront au choix du sujet. « La matière doit être prise noble », nous dit Félibien. Il faut avant tout « choisir ce qu'il y a de bien et de distingué ». Et lorsque Philippe de Champaigne se plaint que Poussin n'ait pas représenté, dans son « Eliezer et Rébecca », trois ou quatre chameaux pour rendre l'histoire plus intelligible, Lebrun se récrie en disant que « la bienséance exigeait qu'on les séparât d'une troupe de jeunes filles agréables, surtout dans le temps qu'on allait contracter mariage avec l'une d'entre elles ».

Le peintre peut-il, sans trahir son sujet, faire abstraction des circonstances bizarres ou embarrassantes que l'histoire et la fable lui imposent ? La question est portée jusque devant l'Académie. Colbert la tranche avec son esprit modérateur : « Le peintre doit consulter le bon sens et demeurer en liberté de supprimer dans un tableau les moindres circonstances du sujet qu'il traite, pourvu que les principales y soient expliquées suffisamment. »

Débats académiques, discussions de salons, dialectiques de ruelles... Poussin laisse s'écouler tout ce flot sans se soucier de prendre parti. Quelle commodité pour l'homme libre, et quelle sauvegarde, de vivre en paix avec la sottise de son temps ! Il n'est, avant tout, que de peindre, et de bien peindre.

Certes, la matière, si l'on veut, doit être prise noble, mais combien plus noblement doit-elle être traitée : « Pour donner lieu au peintre de montrer son esprit et son industrie, il faut le rendre capable de recevoir la plus excellente forme. Il faut commencer par la disposition, puis par l'ornement, le décor, la beauté, la grâce, la vivacité, le costume, la vraisemblance et le jugement, par tout. Ces dernières parties sont du peintre et ne se peuvent enseigner... »

On ne peut mieux restituer son rang au peintre, homme de métier, auprès de l'homme de culture. Indifférent à tout parasitisme littéraire, à toute confusion des genres, que le peintre, né peintre, prenne pleinement conscience de son art et le sache, à jamais, irréductible à tout autre.

V


Cédant à son instinct comme à la loi de sa naissance, un Nicolas Poussin porte plus libre témoignage envers la France qui l'a nourri. L'arbre n'est pas plus véridique envers le sol. C'est l'essence même de la France qu'il restitue dans son épanouissement; et parce qu'il n'a souci de mode ni de doctrine, il chante, malgré lui, un chant qui dure jusqu'à nous.

Qui ne perçoit ce chant n'est point d'âme française. Il ignore le sens et la vertu de notre langue.

Ce n'est pas seulement l'équilibre d'un peuple qui trouve sa mesure dans l'œuvre pensive du Poussin. Au refuge de cette œuvre, tout le poème de la France baigne sa grâce spirituelle, comme en un songe matinal où les sources à jamais sont vouées à la fraîcheur. C'est un secret délice et comme une chaste volupté. Chacun des paysages de Poussin, même d'école italienne, nous garde, hors du temps, l'image transposée d'un coin d'éternité française.

Eliezer et Rébecca peuvent se rencontrer sur fond d'architecture antique : c'est la vie aux abords d'une fontaine française, là où les filles de nos villages se réunissent pour caqueter, poing sur la hanche et manches retroussées, peu affairées à emplir d'eau leurs cruches... Fontaines d'Ile-de-France et de Normandie, « fontaine des Vallées-Félix », proche les Andelys, où Poussin, tout enfant, a vu des filles se baigner nues dans la coulée d'eau claire d'une piscine ronde, enchantiez-vous déjà le songe des humains d'un goût de fête et de féerie ? Sous l'affabulation d'une « turquerie » digne de la Cour de France, Eliezer apparaît, comme dans un ballet de Rameau le Prince Charmant qui vient faire choix de sa bergère. On songe à Perrault, habillant de merveilles les événements modestes d'une vie journalière. Et Poussin n'est pas moins aérien. « Vraiment cet homme, s'écrie Chantelou, a été un grand conteur d'histoires ! »

L'emploi même, chez Poussin, d'un élément étranger nous révèle aussitôt sa réaction française. Avec un vrai sens seigneurial, il semble toujours qu'il reçoive chez lui, c'est-à-dire sur son sol natal. Ses personnages sont ses hôtes. De grandes figures se mettent en route vers la France comme des Rois Mages... Poussin admet qu'on lui rende visite, mais ne cherche pas, comme tant d'autres, les complaisances de l'exotisme. La vraie couleur locale lui répugne, et lorsqu'une concession à la vérité extérieure l'amène à recueillir quelques indications exactes pour la composition d'une œuvre, il demeure malgré tout et toujours en France. Des mosaïques récemment découvertes lui fournissent les motifs égyptiens de son « Moïse sauvé des eaux », mais la toile sera tout imprégnée d'atmosphère française : dégagée de son entourage, la femme penchée sur Moïse prend l'expression familière d'une fille de chez nous qui regarderait avec tendresse le nouveau-né du village.

De même, dans chaque tableau du peintre, un trait reconnu nous parle de notre race : le modelé d'une lèvre, la ligne d'un sourire, le contour d'un visage, le mouvement d'une démarche un peu fière et hâtive... tout ce qui fait l'attrait même d'un peuple, la marque furtive de son espèce, en un mot sa poésie.

De ce vivant poème, je veux extraire la plus belle strophe : l'essaim des femmes du Poussin.

Elles incarnent de notre race ce qu'on en peut surprendre d'éternel. Il ne faut pas leur demander l'expression d'états d'âmes nés de la ville ou de la Cour : les grandes mélancolies, les élans passionnés, les profondes rêveries et les tourments secrets ne sont point de leur fait. Ce sont des êtres élémentaires, choisis pour animer les grands espaces sombres des forêts, les troncs solitaires des vieux chênes, les masses somptueuses et mortes des architectures. Et comme elles symbolisent la vie dans ce qu'elle a d'incorruptible, ce sont des êtres sains et vigoureux, de chair intacte et pure, aux gestes infaillibles dans la souplesse de leurs membres. Elles s'unissent au paysage français comme le thème au chant. Elles lui confèrent, tour à tour, sa gravité et sa gaieté. Elles en sont le prolongement et l'explication.

Femmes de Nicolas Poussin, je vous ai retrouvées dans nos plus vieilles provinces des Gaules : appuyées aux margelles de nos puits, étendues à l'orée de nos bois après la fenaison, debout dans les obscures routes charretières que vous civilisez...

Qu'on ne me dise point que vos sœurs, sous l'apparat des grandes compositions bibliques, historiques ou mythologiques, ne sont point femmes de France. Leur impersonnalité même les trahit et cette espèce de charme qui les relie les unes aux autres, comme un même air de famille. Poussin peut nous nommer ses jeunes israélites, ses matrones romaines ou ses faunesses : sous l'étrangeté de leurs vêtements, sous la sévérité de leur maintien ou l'innocence de leur nudité, nous décelons bien encore des femmes du Grand Siècle. Elles sont toutes de même climat et de même époque. Leurs gestes larges et toujours empreints de grandeur calme participent d'un même mouvement, dont nous connaissons bien la source.

Ainsi, même lorsqu'il s'écarte de la nature, ce n'est pas la mode que Poussin veut illustrer, c'est l'esprit du siècle au Royaume de France.

J'en appelle à témoin ses angelots ou ses amours. Vous y verriez à tort de libres messagers, échappés sans raison d'un monde sans contrôle, pour la joie inconsciente de leurs têtes bouclées. Ce sont en réalité personnages importants et fort cérémonieux, qui prennent rang comme il sied dans l'ordonnance d'une vie de société. Aux flancs nus d'une grande et belle fille des « Bacchanales » du Louvre, pour donner plus de sérénité à la composition, Poussin pose une tête blonde et joufflue d'enfant; ou bien une guirlande d'enfants nus, mêlée aux pampres de la vigne, dénoue la phrase rituelle qui naît aux cornes de la chèvre Amalthée : un rôle précis leur est confié, dont ils s'acquittent à la satisfaction du peintre comme d'un maître de cérémonie aux abords du Grand Roi. Dans une étude pour un tableau disparu, « Mars et Mercure », les amours prennent attitude de hauts dignitaires : on se croirait à Versailles, dans la Galerie des Glaces. L'enfant, chez le Poussin, a grand souci de noblesse. Ses petits bras potelés n'ont jamais étreint un jouet. Il ne sait pas non plus pleurer. C'est un être immatériel, qui ne supporterait avec aisance que les somptueux vêtements de Cour, sous l'aile de l'esprit.

VI


On ne peut étudier la technique du Poussin sans admirer chez lui ces dons exceptionnels : la maîtrise du mouvement, le sens décoratif et l'art du coloriste.

Les habitants des Andelys, dans les vieilles chroniques, étaient appelés « les Danseurs ». Est-ce auprès d'eux que notre peintre a pris ce goût du mouvement, qui chez lui était tel, nous rapporte Félibien, que « lorsqu'il marchait par les rues, il observait toutes les actions des personnes qu'il voyait et s'il en découvrait quelques-unes extraordinaires, il en faisait des notes dans un livre qu'il portait auprès de lui ».

Notes de Nicolas Poussin... Avec émotion, avec piété, comme sur un herbier de France, je me suis penché sur la merveille ! J'en ai subi l'enchantement. Je connais le vertige de cet art elliptique où l'ivresse du trait prolonge la vision. Pas une ligne courbe, fuyante ou brisée qui ne soit épousée avec amour. C'est l'énigme même du mouvement interrogé à sa naissance, et pour en célébrer plus lointainement la course, le peintre un jour en cherchera l'évolution dans la ligne vivante de ses longs groupes humains.

Ainsi, née du mouvement, la science du groupement nous mène harmonieusement à l'expression décorative. Voici une esquisse de « L'enlèvement des Sabines ». Chaque personnage y participe à l'émotion commune : on sent l'émeute dans ces bras suppliants, et si habilement est-elle ordonnée que la stylisation demeure naturelle.

Ces grandes généralisations n'empêchent point l'artiste d'épier le mouvement jusque dans les lignes du visage : « Touchant les mouvements des figures, facilement vous reconnaîtrez quelles sont celles qui languissent, qui admirent, celles qui ont pitié, qui font acte de charité, de grandes nécessités, du désir de se repaître, de consolation et autres. »

A pratiquer toujours ce culte du mouvement en soi, Poussin n'évite pas le danger de son ennoblissement. La loi même du dépouillement y conduit. Un cheval de labour devient cheval antique et des personnages en pleine action, s'immobilisent en attitudes trop sculpturales. Mais n'oublions point que la sagesse du grand peintre français a pour fin l'équilibre, et que son génie, fait de mesure, aime la sérénité au point de rechercher l'émotion artistique dans la maîtrise même du trouble. Le XVIIe siècle français, pas plus dans la danse que dans la musique, l'architecture ou la peinture, n'a jamais admis autre chose qu'un mouvement rituel, affranchi de l'instinct, et toujours ordonné ou conduit comme une sorte d'arabesque vivante. Je pense à ce très beau dessin de « La Communion » du Musée du Louvre, à toutes ces têtes rassemblées en un seul groupe discipliné autour du Christ : il y a une idée commune qui habite ces pensées, et dans ces regards tendus, une association mystérieuse, d'où naît la confuse espérance à peine dégagée du paganisme des corps.

Cette conception s'impose logiquement à une époque où il faut être avant tout décorateur.

Par raison autant que par tempérament, Poussin demande au décor les ressources d'un vaste aménagement pictural. La certitude de sa maîtrise et de son équilibre lui fait souhaiter l'ampleur du cadre, où les difficultés, en se multipliant, stimulent son génie. Magnifique et patient, il trouve son inspiration dans les sujets mystérieux des grandes époques héroïques, parce qu'il y trouve matière à de glorieux développements. Les proportions restreintes d'une toile de chevalet ne sauraient limiter son impérieux dessein. Elles lui sont au contraire favorables, par la crainte qu'elles lui imposent, par l'exigence d'un art plus consommé, d'une technique plus ingénieuse du relief et de la perspective.

Mais en dehors de son domaine, il est trop somptueux pour ne pas goûter l'art de l'ornementation. Écoutons-le prendre ses aises, en imagination, dans la distribution de la surface à peindre : « Pour les espaces marqués, écrit-il au sujet d'une décoration d'appartement, Monseigneur délibérera, s'il lui plaît, ce qui lui agréera davantage, parce que les figures rondes qui y sont peuvent recevoir des prophètes, sybilles, apôtres, empereurs, rois, docteurs et hommes illustres, mêmement des devises et sentences. Les autres espaces voisins peuvent être dépeints de camaïeux, de vases à l'antique, ou nus, ou remplis de fleurs, ou de quelques petites figures faites à plaisir, ou bien représentant quelques personnages signalés. Dans les espaces, l'on y peut faire ce que l'on voudra, le lieu étant un peu plus libre que le reste. »

Pour surprendre Poussin dans toute l'unité de sa vision décorative, il faut l'entendre s'inquiéter du sort réservé à l'un de ses tableaux : « Je vous supplie, si vous le trouvez bon, de l'orner d'un peu de corniche, car il en a besoin, afin que, en le considérant en toutes ses parties, les rayons de l'œil soient retenus et non point épars au dehors, en recevant les espèces des autres objets voisins qui, venant pêle-mêle avec les choses dépeintes, confondent le jour. »

On ne peut être « décorateur » sans porter en soi tout le tourment du coloriste.

Pour le Poussin, la couleur est un besoin organique et comme un rayonnement intime de la chair. Quelle tristesse d'évoquer l'accord éternel qu'il a cru libérer, quand il faut aujourd'hui considérer ces blancs de plomb, ces verts opaques et autres dégradations d'une matière qui a perdu son sens originel ! Les rapports parfois s'en trouvent faussés, l'active fraîcheur se fait mutisme. Et pourtant il subsiste un sentiment d'heureuse plénitude, de richesse naturelle et d'aisance voluptueuse par où s'affirme toujours la distinction d'une œuvre signée Poussin.

Les premières toiles du maître français le révèlent coloriste à la façon des grands Italiens : « Le Triomphe de Flore », rappelle la touche sensuelle et veloutée du Titien. Mais déjà, dans « Écho et Narcisse », la recherche des valeurs apparaît plus nuancée et plus sensible, soucieuse de cette imprégnation spirituelle qu'exige une pensée plus symbolique. Pour la seule joie des yeux, l'artiste peint ou transmue un délice de l'esprit, en allongeant, dans l'heure extrême d'une belle soirée d'été de France, l'irréelle pureté d'un corps d'homme endormi dont le songe amplifie le mouvement du jour. Ah ! c'est un hymne harmonieux à la jeunesse du monde, à tout ce qu'elle peut concilier de langueur et d'ardeur contenue !

Poussin n'avait pas craint d'abord d'assembler tous les tons avec une grande audace : joie de faire voisiner des femmes vêtues d'étoffes jaunes et rouges; joie d'élever, sur la mêlée d'une Bacchanale, le cri soudain d'un bleu ardent à la Fouquet. Ce sont là complaisances d'un âge que grise encore la surprise de sa force. « ... Quelquefois, entre les délicates viandes, se peuvent bien entremêler quelques fruits rustiques et agrestes, non pour autre chose que pour leur forme extravagante... » Mais dans la pleine maîtrise de son talent, il poussera l'abnégation jusqu'à se méfier de ses dons de coloriste, comme d'un danger pour le dessinateur, disant « que le charme de l'un peut faire oublier l'autre ». Son art alors devient plus sobre et raisonné; il s'enrichit de s'appauvrir, comme tout art classique, que nourrit secrètement la volupté du sacrifice. Le souci « de la forme et de la correction du dessin » finirait par l'emporter sur les dernières tentations plastiques, si l'instinct n'était là pour sauvegarder l'équilibre.

C'est la sûreté même de cet équilibre, à la limite extrême de ses risques, qui donne au génie de Poussin toute sa signification française. Pour bien saisir le miracle de cette invisible perfection, il faut longtemps errer, par la pensée, devant le vaste champ d'action d'une œuvre mystérieuse comme le célèbre tableau du Louvre : « Et in Arcadia ego. » Là, le raffinement pour les yeux et l'esprit est si indivisible qu'il devient impossible de démêler les sources d'un même plaisir. Là, vraiment, je demande que tout Français s'arrête, pour écouter un instant la confession du Poussin, parlant de la peinture : «... Une imitation faite avec lignes et couleurs, en quelque superficie, de tout ce qui se voit sous le soleil: Sa fin est la délectation... »

* * *


« Délectation », fin de tout art et de tout art la seule justification... Il a fallu l'instinct robuste d'un homme sans culture pour mettre d'un mot le point final aux plus délicates discussions.

La conclusion est d'importance et sa répercussion est infinie.

Pour aboutir, d'intuition, à un jugement aussi fulgurant, le génie de Poussin n'a eu qu'à s'interroger lui-même. N'est-il pas tout entier dans cette intimité physique du créateur avec sa création, dans cet élan purement instinctif, libre et gratuit qu'on nomme le « plaisir » ? Mot entre tous français, car si l'artiste, à quelque race qu'il appartienne, trouve sa libération dans « la joie », nulle race, comme la nôtre, n'a su baisser d'un ton l'expression du même sentiment pour en accroître la délicatesse et la complexité. Il y a, dans la notion de « plaisir », un goût de liberté et d'arbitraire individuel, une sorte de désinvolture intellectuelle qui répond bien à la psychologie française. La fière devise des La Rochefoucauld : « C'est mon plaisir », n'est-elle pas une affirmation entre toutes française ?

L'authenticité d'un artiste comme Poussin devait le garantir de tout ce qui n'est pas l'essence même du mystère artistique. A ce mystère, depuis son initiation personnelle, il a voué le meilleur de lui-même.

« Ses ouvrages, dit un biographe, lui tiennent lieu d'enfants qui ne lui ont jamais donné que du plaisir. » Il est bien vrai que l'art est pour lui « un divertissement », mais quel divertissement ! Non pas la fuite capricieuse vers quelque ordre meilleur, mais la soumission de l'être tout entier au ravissement du dieu secret. « Je ne me sens jamais tant excité à prendre de la peine à travailler comme quand j'ai vu quelque bel objet. » Voilà bien le signe propre et l'appel de son dieu. Et son tourment est radieux. Rapporter quelque chose de délectable et d'inactuel et d'inutile, mais qui garde la trace de ce transport passionné et conscient qu'est la création, l'artiste eût-il jamais d'autre devoir ?

Parce qu'il réunit en lui les deux hommes, Poussin connaît bien la différence entre le technicien et l'artiste véritable, amoureux qui s'éprend sans savoir bien pourquoi, mais d'un amour qui comble tous ses désirs. C'est la différence, nous dit-il, qui existe « entre un portrait et une tête faite à plaisir ». Toute sa correspondance témoigne de l'extrême lassitude avec laquelle il entreprend des travaux dits de commande, lorsqu'il ne possède pas de temps « pour se donner satisfaction à lui-même ». Ah ! parlez-lui de faire « une Vierge à son goût que l'on appellerait la Vierge du Poussin ». Il se mettra alors, comme les grands mystiques, dans l'état de transport et de grâce qu'il faut pour se bien acquitter.

Rien donc de plus éloigné de la facilité que le « plaisir » de Poussin : il naît d'une longue, d'une ardente et constante contemplation du beau. Celui qui, dès sa jeunesse, avait fait « profession de choses muettes », savait entretenir avec ferveur la flamme secrète de sa vision; car « le beau feu, dit Félibien, qui échauffait son imagination avait toujours une force pareille : la lumière qui éclairait ses pensées, était uniforme, pure et sans fumée ».

VII


L'évolution d'un grand artiste français ressemble au cours harmonieux et sûr de nos fleuves vers la mer. L'œuvre du Poussin est un renouvellement perpétuel, dont la continuité toujours va s'évasant, vers quelque chose toujours de plus total et plus essentiel. Une intime logique soutient l'histoire de cette progression, comme une secrète et fatale exigence naturelle.

D'abord le peintre subit l'enchantement des corps pris en eux-mêmes, modelant à même la toile, dans une pâte splendide, de belles nudités chaudes, lumineuses, comme la « Vénus » du Musée de Dresde. Puis l'ampleur et la magnificence du siècle le portent vers le décor, et le voici, peintre d'histoire, conduit à exercer ses dons de coloriste dans un jeu de somptueuses étoffes, de grands déploiements d'ornements, tels qu'en comportent la « Mort de Germanicus » et les premières « Bacchanales ». La poursuite de son rêve l'arrache à cette complaisance. La hantise du mouvement et de la lumière l'obsède au point qu'il lui faille chercher son évasion dans un incessant dépouillement. Le mystère de la vie commence à absorber, pour lui, toutes données artistiques. Il ne voit bientôt plus, dans les thèmes traités, qu'une stylisation de la vie même. « Les belles filles que vous avez vues à Nîmes ne vous auront, je m'assure, pas moins délecté l'esprit par la vue, que les belles colonnes de la Maison Carrée, vu que celles ici ne sont que de vieilles copies de celles-là. »

C'est alors, semble-t-il, qu'ayant fait la somme de tous ses pressentiments, il accède, comme à une libération finale, à cette conviction : que la nature seule peut, en elle-même, fournir un objet propre à son aspiration.

* * *


Certes, il ne faut pas demander au Poussin de regarder le monde extérieur à la façon d'un maître flamand. Il est né trop français, et partant trop intellectuel, pour échapper jamais au besoin de choisir, d'élucider et de classer, en vue de dégager les grandes simplifications naturelles. Sa vision est à jamais entachée d'intelligence. Son attachement direct des choses n'en constitue pas moins, dans l'art français, une véritable innovation. « Je l'ai vu, dit un de ses admirateurs, considérer jusqu'à des pierres, et des mottes de terre, et des morceaux de bois, pour mieux imiter des rochers, des terrasses, et des troncs d'arbres. » Les peintres français, au XVIIe siècle, composaient les vues de plein air dans l'atelier, sans nul souci de vraisemblance; et pour eux, le paysage n'était qu'un décor servant à faire valoir une allégorie. S'avouer paysagiste, c'était déchoir aux yeux du public : « On loue avec justice, nous dit le meilleur critique du temps, ceux qui ont parfaitement réussi à faire des paysages, des fleurs, des fruits et des animaux, quand leur génie n'a pas été capable de quelque chose plus digne de louange »; et n'est-ce pas le même Félibien qui se félicitait de voir le Poussin travailler « sans s'éloigner de la nature, mais en la perfectionnant et en évitant les défauts qui s'y rencontrent » ?

Tant d'habitudes contraires imprègnent encore les esprits que le génie même d'un Poussin, cherchant à se familiariser avec la nature, ne peut dépouiller certaines déformations conventionnelles. Voici, dans le privé, comment il perçoit un changement de saison : « Il y a quinze jours l'air s'était adouci hors de saison et quelques petits oiseaux commençaient avec leur chant à se réjouir pour l'arrivée du Printemps; quelques arbustes commençaient à montrer leur tendre feuillage, et les odorantes violettes, avec l'herbe tendre, recouvraient la terre, peu auparavant poudreuse de l'horrible froid... En une nuit, un vent de tramontane, excité par la force de la lune rousse, (comme ils l'appellent en ce pays), avec une neige très épaisse, rejette le beau temps (trop hâtif, certes) plus loin de nous qu'il n'était au mois de janvier. »

Du moins sait-il prêter l'oreille au « vent de tramontane », alors que le Grand Siècle craint le tumulte et le désordre des éléments, comme une insulte à sa logique. Une grande dame de la Cour n'a-t-elle pas suggéré à un intendant du Roi de faire canaliser la mer pour la mettre en bonne discipline ? Ainsi tarie à sa source même, la peinture de l'époque ne peut traiter de choses naturelles sans les traiter hors de la vie. « La pauvre peinture, s'écrie Poussin, est réduite à l'estampe, je pourrais dire mieux si je disais à la sépulture (si, hors de la main des Grecs, quelqu'un l'a jamais vue vivante). »

Le grand mérite de l'homme des Andelys est d'introduire la vie parmi les arbres, de donner à la terre sa substance réelle, de ranimer l'émoi dans un décor. Les grandes filles des « Bacchanales » dansent sur le sol qui les nourrit et non sur un tertre d'emprunt; « Écho » rêve près d'un arbre familier qui fut le confident de son enfance; le Faune de la « Scène Bacchique » (Musée de Cassel) semble reprendre sa route quotidienne vers les siens. Dans les toiles historiques, sous l'ornement et la fiction, des personnages de plein air, pareils à ceux de notre race, nous montrent encore un visage véridique, parce que l'artiste a recréé une atmosphère réelle.

L'entente des lois de la perspective aérienne est si merveilleuse, dans l'œuvre du Poussin, qu'elle réussit à y intensifier l'action. Étudiant le tableau de « La Manne », Félibien y découvre « trois lumières : la première, une lumière souveraine, qui est celle qui frappe davantage; la seconde, une lumière glissante, sur les objets; et la troisième, une lumière perdue et qui se confond par l'épaisseur de l'air ». Et le commentateur s'émerveille de la façon dont notre peintre « faisait naître les accidents de jour et d'ombre par des rencontres de nuages et par des vapeurs ou des exhalaisons élevées en l'air, dont il savait parfaitement faire les différences de celles du matin et de celles du soir ».

Il nous suffit de respirer, où le maître a passé, pour ressentir encore cette grâce ineffable, mélange d'intelligence et d'amour, qui fait le charme de son œuvre. Élève spirituel de Dürer et de Vinci, il sait, comme ce dernier, que « le corps de la terre ressemble à celui des animaux, tissé par les ramifications des veines », et que « le soleil donne esprit aux plants et vie aux plantes ».

Mais même en face de la nature, Poussin n'aliène rien de sa vision personnelle. Qu'on n'aille point, surtout, l'imaginer jamais passif, ni même contemplatif. Armé d'active vigilance et poursuivant toujours l'intelligence intime du sujet, il n'a garde d'oublier le travail mystérieux de l'élaboration. Il sait par quel échange inexplicable il peut faire de son œuvre une chose fatale, que l'inconscient lui trace et qu'il transcrit fidèlement. Car il y a du magicien en Poussin, comme dans tout grand artiste. Son pouvoir de séduction provient de ce que sa récréation atteint, non plus seulement l'esprit, mais l'âme même des choses. L'harmonie qu'il libère en lui-même éveille en nous une intime résonance. Et par là sa pensée devient notre propre libération...

* * *


Pour surprendre Poussin dans ses migrations, pareilles à des métempsychoses, je ne veux qu'un exemple. Reprenons avec lui l'histoire de l'arbre telle qu'il la conte.

Il aimait l'arbre pour lui-même, comme une source inépuisable de beauté, comme un vivant enseignement de force et de sagesse. Il en faisait un compagnon de choix, qu'il allait jusqu'à personnifier. Il l'appelait à l'honneur dans toutes ses grandes compositions, et de nombreux dessins témoignent de ses patientes études pour arriver à en exprimer « les différences et l'agitation ».

Or l'arbre suit la courbe de son art. Nous le voyons d'abord, traité dans son architecture propre : de longs fûts stylisés, comme de pures colonnes, mènent leur danse immobile derrière le groupe des jeunes filles du « Parnasse » ou des Bacchantes du « Triomphe de Pan »; puis l'arbre prend simple valeur décorative : il encadre deux têtes de bergers, ou donne l'accompagnement d'un paysage antique (le Baptême); bientôt il s'émancipe pour se mêler au mouvement de la vie animale : il se prolonge dans des faunes, dans des Bacchantes qui semblent nés de lui, et cette fusion nous laisse une indicible sensation de fraîcheur (Vénus et le Satyre). Cette libération enfin va mêler l'arbre au rythme universel : rien de plus aérien que l'âme transparente de ces arbres-fleurs inscrivant au front du ciel la courbe d'une immortelle jeunesse. C'est le « Triomphe de Flore », c'est le « Pan et Syrinx » du Musée de Dresde. Enfin dans tel sous-bois mystérieux des dernières toiles, où la substance végétale devient pur élément comme la terre elle-même, c'est le thème sylvestre s'intensifiant et s'amplifiant jusqu'à subordonner le personnage, réduit aux proportions d'un incident dans le vaste déploiement de la symphonie.

Nous sommes loin de ces premières compositions qui nous laissaient si proches de l'individualité d'un seul arbre, d'un de ces vieux arbres séculaires peuplant de leur présence une vallée solitaire et frères peut-être de celui qui illustre encore aujourd'hui « Le Clos Poussin », près des Andelys. Bien plus loin sommes-nous de ces dessins cruels où l'artiste attentif, pour plus de précision, n'étudiait qu'un fragment d'arbre : telle branche noueuse, tel grand geste crispé, et plus simplement encore, un vieil éclat de tronc meurtri, où se recueille la mémoire d'un passé lourd d'épreuves.

* * *


Au dernier stade de son évolution dans l'art du paysagiste, animant une grande histoire sans acteurs, et désormais soustrait à toute figuration réelle, Poussin, avec une simplicité païenne, sans procédés ni accessoires, mais par la seule magie des tons, des volumes et de la vibration, s'élève jusqu'à l'ampleur et l'innocence du monde originel. Plus il avance en âge et plus il retrouve de candeur, se dépouillant chaque jour davantage de l'esprit traditionnel pour devenir toujours plus libre, plus généreux et plus universel.

Il ne lui suffit plus de s'affranchir dans le poème de la matière, c'est le poème de l'espace qu'il cherche à définir. Et pour y parvenir, il fait, encore une fois, appel aux transfigurations de sa mémoire : elles le ramènent aux lieux de son enfance. Voici la grande courbe du fleuve où s'inscrit l'aire de ses premiers songes; voici les îles sans usage; voici les grands herbages libres, jusqu'à la tranche pâle des falaises... Quelle aération dans tous ces hauts parages qui dominent les Andelys ! Quel avoisinement des choses du ciel et de la terre ! et quelle large disposition des bienfaits de l'espace !...

Du haut de ces mêmes falaises crayeuses, non loin des ruines de Château-Gaillard où il a pris son goût du décor, en même temps que son sens de la masse et du volume (cette perception quasi physique de la pesée des choses, qu'il possède mieux que le Lorrain), il se souvient d'avoir longtemps suivi, dans une féerie, la grande histoire mobile d'un ciel sensible comme la France. Et c'est pourquoi son œuvre fut à jamais française. Que « Polyphème », du haut de son rocher, s'en vienne dire au monde la douceur de l'heure, c'est l'âme encore de la France qui chante dans sa flûte...

Cet hommage qu'à la France Poussin rend malgré lui en servant la Nature, j'en chercherai l'aveu suprême dans son poème des Quatre-Saisons, large et pure synthèse où l'artiste vieillissant semble avoir recueilli ses dernières pensées.

« Le Printemps ou le Paradis terrestre », c'est l'exaltation de la terre aux premiers jours de la création; mais cette clarté d'une sève éperdue de jeunesse, cette fraîcheur lumineuse où tout est transparence, cette légèreté de l'air qui nous grise à la façon d'un vin nouveau, c'est aussi toute l'exquise tendresse d'un matin vaporeux d'Ile-de-France...

« L'été ou Ruth et Booz » nous envahit de la torpeur d'une grande saison d'or hors du siècle; mais ces épis ivres de sagesse, la familiarité de ce grand arbre reconnu, ces moissonneurs dans la clarté tout ennoblis d'aisance humaine, et cet homme attardé qui se désaltère à la cruche commune, n'est-ce pas une vision de nos plus vieilles terres à blé ?...

Louant « l'Automne ou la grappe de la Terre Promise », l'artiste s'abandonne à cette aggravation des choses, à cette loi de pesanteur dont l'obscur sentiment se condense en lui-même et il y a pour lui un peu de fatalisme dans l'air, où la symphonie du jour se fait moins mélodieuse; mais c'est encore une voix de notre race qui annonce la montée de l'orage comme une menace pour la cueillette et la récolte de nos fruits...

Dans « l'Hiver ou le Déluge », la conception veut être cosmique, mais les images demeurent usuelles. « J'ai essayé de faire une tempête sur terre, imitant le mieux que j'ai pu l'effet d'un vent impétueux, d'un air rempli d'obscurité, de pluie, d'éclairs et de foudre qui tombent en plusieurs endroits, non sans y faire du désordre. Toutes les figures qu'on y voit jouent leur personnage selon le temps qu'il fait; les unes fuient au travers de la poussière et suivent le vent qui les emporte; d'autres au contraire vont contre le vent et marchent avec peine, mettant leurs mains devant leurs yeux... Dans ce désordre la poussière s'élève par gros tourbillons. Un chien assez éloigné aboie et se hérisse le poil sans oser approcher... »

Cette réalité journalière nous est connue. Là encore Poussin, pour voir universel, a vu français.

VIII


C'est ainsi qu'un Poussin, devenu peintre universel, garde à jamais pour lui cette saveur de terroir, ce charme inaliénable qu'on retrouve dans le mystère d'un Perrault.

Chez nous même, son âme éveille tant d'affinités qu'il est celui, comme par miracle, qui sait plaire à tous, en transgressant les limites de tous.

Un classique tirera son délice de cette ampleur sereine et mesurée où s'équilibre la maîtrise; de cette grande force harmonieuse et calme, où il n'y a jamais ni heurts ni violences, mais un seul rythme lent, et qui procède, comme la musique de plain-chant, par longues suites d'accords parfaits... Et pourtant, rien de plus contraire au goût classique que le songe intuitif d'un Poussin recréant le monde à travers son imagination; rien de plus contraire à la discipline classique, exclusive de tout individualisme, que ce besoin de libérer tout l'être intime.

Un romantique, d'autre part, goûtera chez Poussin le libre sens de la nature, la sensualité du toucher et l'extrême délicatesse de ce qu'on pourrait appeler le « sens atmosphérique ». Bien plus, s'écriera Delacroix, « le Poussin est unique comme observateur scrupuleux et poétique, en même temps de l'histoire et des mouvements du cœur humain »... Et pourtant, à la différence d'un Delacroix, qui ne sait peindre que ce qu'il voit et sent, Poussin ne peut réaliser que ce qu'il voit et pense, et c'est par la magie secrète de son intelligence qu'il rejoint l'inconscient du poète dans l'œuvre créatrice.

Le secret de l'universalité de Poussin serait-il dans sa profonde humanité ? Pour que l'intelligence, aussi sensible soit-elle, sache tirer du cœur des hommes une note si juste, il faut bien qu'elle ait déserté depuis longtemps le champ de l'abstraction.

Delacroix dit plus vrai quand il dit de Poussin : « C'est le peintre qui est le plus derrière son œuvre. » Il a compris, derrière ce grand domaine spirituel et non affectif que veut régir l'art d'un Poussin, quelle infinie méditation, quelle patiente et scrupuleuse recherche, quelle incessante expérience élargissent le sens et la portée de la vision. A la faveur d'un tel recul, l'amplitude est si grande que l'artiste, enfin remis de son scrupule et de sa peine, peut ouvrir librement son cœur à la confiance, comme au souffle du large...

Entre tous ceux qui œuvrent pour la gloire de France, Nicolas Poussin sait le rang qui lui revient.

D'autres peintres, les Lenain, le Lorrain, ont fixé le parfum de noblesse et d'orgueil de cette terre dont la beauté inspire une sorte d'adoration païenne; les Lenain, en dévoilant l'intimité de sa vie familière, son goût de blé et de vin frais, la race immuable de ses bonnes gens, joueurs de viole, maîtres de labour et marchands ambulants, paysans assemblés autour des tables et des bêtes; le Lorrain, en dégageant l'haleine de son feuillage et de ses eaux, la poudre impalpable qui la nimbe, à l'heure somptueuse où des lambeaux de pourpre s'accrochent aux arbres, aux toisons et aux chaumes... Mais seul, le Poussin nous restitue l'âme même de son pays, comme une grave et belle affirmation.

Au seul nom de Poussin, je sais des femmes de notre race, je sais des hommes de notre race qui respireront plus aisément.

Sur la terre de France, où la clé d'or est d'ordinaire aux mains du logicien, l'homme des Andelys s'avance comme un poète, élevant à hauteur de son front cette chose mystérieuse qu'il évoquait lui-même naïvement : « le rameau d'or de Virgile que nul ne peut trouver ni cueillir, s'il n'est conduit par le Destin ».

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