Les études gréco-latines et l’enseignement secondaire
«Au moment où le débat sur la réforme de l’enseignement prend une place de premier ordre dans les préoccupations du monde politique, du monde universitaire et des familles françaises, la Revue de Paris a jugé ne pouvoir mieux montrer comment se pose le problème qu’en publiant la communication faite à l’Académie des sciences morales par le maître éminent qu’est M. Henri Bergson.»
«Nous n’avons pas à nous prononcer collectivement sur les réformes à introduire dans l’enseignement secondaire; il n’y aura pas de vote. Mais notre Académie ne saurait se désintéresser de la question qu’un ministre éclairé porte en ce moment devant le Conseil supérieur, devant les Chambres, devant le pays, et à laquelle est peut-être suspendu l’avenir de la haute culture en France. Plusieurs membres de cette Académie ont pensé qu’une occasion devait être fournie, à ceux de nous qui voudraient donner un avis ou émettre un vœu, de le faire. Ainsi serait d’ailleurs renouée une tradition, reprise une habitude à laquelle nous avions depuis quelque temps renoncé : celle de discuter entre nous un problème ou tout au moins d’en faire le tour, d’en examiner successivement les différentes faces.
Tout a été dit sur l’utilité des études grecques et latines. Mais je voudrais insister sur les avantages particuliers qu’elles présentent pour l’intelligence française, comme aussi sur ce qui peut sortir d’elles pour l’accroissement de notre influence à l’étranger. Le déclin, à plus forte raison la disparition de ces études, nous ferait dans le monde un tort irréparable. C’est ce qui me frappe le plus, et c’est ce qui m’a déterminé à prendre la parole.
J’ai été professeur de lycée pendant de longues années, en province et à Paris. En province j’avais affaire, d’un côté, à des jeunes gens qui sortaient de « rhétorique » et, de l’autre, aux élèves les plus avancés de l’enseignement moderne ou « spécial ». Je faisais aussi des cours à l’école secondaire de jeunes filles, qui ne s’appelait pas encore lycée et où n’avait pas pénétré le latin. Bref, j’avais deux catégories d’élèves: les uns recevaient la culture gréco-latine, les autres ne l’avaient pas. Ils étaient d’ailleurs à peu près du même âge; sur certains points du programme je leur faisais les mêmes leçons; je leur donnais parfois les mêmes sujets de composition. J’ai pu ainsi les comparer entre eux. Le résultat de cette comparaison a été très net: la supériorité des élèves de l’enseignement classique était frappante. Ils avaient suivi, je le reconnais, un cours d’études plus long, plus régulier. Mais cela ne suffisait pas à expliquer la différence, qui était moins encore une différence de degré, si je puis m’exprimer ainsi, que de nature. Il est resté évident pour moi qu’il y a une connexion étroite entre la culture gréco-latine et l’art de composer et d’écrire, comme aussi entre la connaissance du latin et le sentiment du français.
De ce dernier point, d’abord, chacun a pu se convaincre par lui-même. On se sent plus fort et plus sûr de soi quand on peut remonter à la signification originelle des mots. Celui qui n’en est pas capable risquera d’employer les termes improprement; ou bien alors il ne les maniera qu’avec timidité, ne sachant pas jusqu’à quel point précis vont les libertés, voire les licences, qu’on peut se permettre avec eux. Autre chose est en effet recevoir tout faits les divers sens du mot, autre chose assister à leur génération. La connaissance, de purement superficielle, devient alors intérieure et profonde. – Mais, dit-on, nous avons eu de grands écrivains qui ignoraient le latin? – C’est possible; mais les deux ou trois qu’on cite (à tort ou à raison) étaient des écrivains de génie, et le génie est divination. Les méthodes pédagogiques sont faites pour la moyenne, pour ceux qui ont besoin d’apprendre, et non pas pour ceux qui devinent. Classons-nous toujours dans la première catégorie, ce sera plus prudent. Nous aurons à étudier le latin si nous voulons manier en toute sécurité le français.
Voilà pour la langue. Que dire de la littérature? En règle générale, je doute qu’on puisse comprendre et sentir parfaitement la littérature française si l’on ignore la littérature latine, si l’on n’a pas été initié à la littérature grecque et même, un peu, à l’art grec. Non pas seulement parce que la littérature française est saturée d’antiquité, pleine d’allusions à ce qui fut dit et fait par les anciens, mais encore et surtout parce qu’elle a hérité d’eux un certain esprit, parce qu’elle continue leur tradition. À ne pas saisir ces allusions, à ne pas suivre le fil de cette tradition, on perd beaucoup; je ne dis pas qu’on ne goûte plus alors notre littérature, mais je me demande si on l’entend encore pleinement. C’est comme si on laissait échapper les harmoniques d’un son : la note reste la même, mais ce n’est plus le même timbre. Ici encore, d’ailleurs, il y a des exceptions. Quelques-uns, je le répète, devinent ce que la plupart ont besoin d’apprendre : une allusion saisie au vol, une indication légère leur suffit. Que voulez-vous? Il en est du sentiment littéraire comme du goût musical: certains naissent musiciens et entrent d’emblée dans la pensée des maîtres; ce n’est pas pour ceux-là que les méthodes d’éducation musicale sont faites. Ainsi pour la littérature. On peut, dans une certaine mesure, la comprendre et la goûter naturellement; mais, s’il faut un apprentissage, rien ne vaudra l’étude des auteurs anciens.
Allons plus loin. Cette étude ne nous aide pas seulement à apprendre notre langue et à comprendre notre littérature. D’une manière générale, elle forme et développe l’intelligence. On l’a dit bien des fois. Mais il n’est pas inutile de le répéter, et surtout d’indiquer comment elle forme l’intelligence, dans quel sens elle la développe. C’est dans le sens même où se développa jadis la pensée grecque. Ordre, proportion, mesure, justesse et souplesse d’une forme qui s’adapte exactement à ce qu’elle veut exprimer, plénitude et rigueur d’une composition qui rend le tout immanent à chacune des parties mais dessine nettement chaque partie dans le tout, tels sont les traits qui frappent d’abord dans ce que les Grecs ont fait. Ils caractérisent ce que j’appellerais l’esprit de précision. C’est une grande erreur que de voir dans la précision une qualité naturelle ou naturellement acquise, je veux dire un degré de perfection où l’intelligence humaine se fût haussée de toute manière, en suivant simplement les indications de la nature. Une analyse attentive des facultés intellectuelles nous montre qu’elles ont été faites, avant tout, pour les besognes courantes de la vie : or, pour ces besognes, un à peu près suffit. La précision a été une invention. Comme toute invention, elle a surgi en un certain lieu, à une certaine date; et elle aurait pu ne pas être. Elle n’aurait peut-être jamais paru dans le monde, si les Grecs n’avaient pas existé. Aujourd’hui encore, elle est le privilège d’une certaine partie de l’humanité; on assure que l’intelligence orientale, si brillante soit-elle, reste imprécise tant qu’elle n’est pas entrée en contact avec la nôtre; en Occident même, les qualités d’ordre, de composition, de précision enfin, sont généralement dites « latines »; on entend par là qu’un peuple les possède dans la mesure où il a conservé par tradition, et entretenu par la culture, l’esprit latin qui continue l’esprit grec. À cet esprit gréco-latin nous devons ce qu’il y a d’essentiel dans la littérature, dans l’art, dans la science. Sans les Grecs, l’humanité eût encore eu le lyrisme, et la fantaisie, et l’humour; nous aurions sans doute eu la poésie : aurions-nous eu la prose? Sans eux se fût développée une connaissance empirique du monde où nous vivons : aurions-nous eu la science? Ce sont des qualités identiques, ou complémentaires, qui sont à l’origine de la science grecque et de la littérature grecque. Elle constituent, réunies, l’esprit classique.
Par elles, en grande partie au moins, se définit l’esprit français. Nul doute que nous ne soyons les principaux héritiers, ou mieux les continuateurs, de la tradition gréco-latine. Mais nous ne la continuons que parce que nous sommes restés attachés à elle. Toutes les qualités dont l’esprit de précision est fait, nous les avons entretenues par un contact sans cesse renouvelé avec l’antiquité. Qu’arriverait-il si le contact était rompu? Rappelons-nous la jolie comparaison de Renan : le vase vide, dont on respire encore le parfum. Eh oui! mais on ne respire pas indéfiniment le parfum d’un vase vide. Un professeur allemand disait jadis à Émile Boutroux : « Nous pourrions, à la rigueur, ne plus enseigner le grec et le latin; ce serait à la condition de faire plus de place au français dans nos écoles, et à la condition aussi que vous, Français, vous fussiez plus que jamais attachés à l’étude du grec et du latin. » Bien des fois j’ai constaté à l’étranger que le nom de la France restait indissolublement lié à ceux d’Athènes et de Rome. J’étais en Amérique au commencement de 1917; j’ai pu suivre de jour en jour le progrès continu de sentiments et d’idées qui amena ce grand peuple à se battre à nos côtés. La sympathie pour la France y fut pour beaucoup. Cette sympathie était d’ailleurs ancienne; elle remontait au temps de Lafayette, et même plus haut. Elle tenait à une communauté d’aspirations, de convictions, d’idéal. Mais elle s’était grossie d’éléments nouveaux, et dans ce qu’on éprouvait maintenant pour notre pays il y avait, à côté d’une admiration profonde pour nos soldats, une émotion qu’on avait eue à la fin d’août 1914 et qui avait survécu à sa cause, une crainte, une angoisse : alors que l’ennemi marchait sur Paris et que les Américains ne pouvaient avoir, comme nous, une foi inébranlable dans les destinées de la France, on s’était demandé là-bas si quelque chose d’incomparable, et d’unique, et dont nous étions les dépositaires, ne courait pas un danger mortel. Disons-nous bien qu’une France moins pénétrée de classicisme (d’un classicisme qui a fait la netteté de son romantisme) serait une France moins admirée, moins aimée; et, puisqu’on fait valoir contre les études grecques et latines des raisons d’utilité pratique, considérons qu’il y a pour une peuple un intérêt politique de premier ordre, un intérêt vital, à obtenir la sympathie admirative du reste du monde.
Je ne voudrais pas être taxé d’exagération; je ne crois pourtant pas outrepasser la vérité en ajoutant que nous avons aussi un intérêt économique à rester ce que nous sommes. C’est dans les industries de luxe que nous excellons, là où il faut de l’élégance et du goût. Plus généralement, nos produits se reconnaissent à la précision et au fini de l’exécution. L’à peu près, dont on se contente ailleurs, nous a toujours répugné jusqu’à présent. Or l’esprit classique est justement une réaction contre l’à peu près. Je veux bien que nos ouvriers n’aient pas appris le grec et le latin. Ils n’en travaillent pas moins dans une société qui a reçu l’empreinte gréco-latine et qui l’a conservée, nette et ferme, par un contact ininterrompu avec la pensée antique. Ce contact n’a été assuré, sans doute, que par un petit nombre. Mais de proche en proche, de haut en bas, se sont toujours transmises à la partie moins cultivée de la nation les qualités, habitudes, exigences intellectuelles qui se manifestent par l’ordre, la proportion, la mesure, et qui se résument dans l’esprit de précision ou esprit classique.
Je m’en voudrais d’insister. Les études grecques et latines ont fortement contribué à faire de nous ce que nous sommes. Nous ne saurions renoncer à elles sans cesser un peu d’être ce que nous sommes. Comment les maintiendrons-nous? Ou plutôt – car il faut voir les choses telles qu’elles sont – comme les relèverons-nous?
Un point me paraît d’abord acquis. L’expérience a montré que ces études, pour être efficaces, doivent être poussées assez loin. Elle ne sont pas destinées à tout le monde. Je ne sais si je me trompe (notre très aimé et admiré confrère M. Ribot me le dira), mais il me semble que tel fut le principal motif de la double réforme de 1891 et de 1902. Pour la condamner purement et simplement, il faudrait ne pas savoir ce qu’était jadis une bonne classe de lycée (je ne dis rien des autres). Il faudrait n’avoir pas vu cette queue de « mauvais élèves », comme on les appelait, qui retardait le progrès des bons (la plupart n’étaient et ne restaient mauvais, d’ailleurs, que parce qu’ils n’étaient pas là où ils auraient pu devenir bons). On travaillait le plus souvent invita Minerva. Latin et grec doivent au contraire être étudiés avec facilité, avec goût, voire avec amour. Bref, une réforme s’imposait. Mais une réforme pédagogique est en même temps une expérience pédagogique. Elle se fait avec l’intention de demander, aux résultats qu’elle donnera, des indications sur le sens où elle doit se poursuivre. Elle répond d’ailleurs à certains besoins, et les besoins changent avec les circonstances. Or la guerre a créé une situation nouvelle; il faut aujourd’hui que l’intelligence française se tende jusqu’à l’extrême limite de ses forces et que nous obtenions d’elle, dans tous les domaines, le maximum de rendement. D’autre part, les programmes de 1902 n’ont pas été compris par les familles comme ils auraient dû l’être. Dans un enseignement sans grec ni latin on ne voit souvent qu’un enseignement plus facile, préparant aux mêmes carrières que l’autre et assurant, pour une moindre dépense d’effort, des avantages équivalents. Tel ne serait plus le cas si cet enseignement était orienté, dès le début, dans une autre direction. Il resterait littéraire, pour une forte part. Il serait même donné, en ce qui concerne les lettres, par des maîtres qui auraient reçu la culture gréco-latine. Mais il ne préparerait plus aux universités. Il n’ouvrirait plus – en principe au moins – l’accès des carrières libérales. Il se proposerait un objet nouveau. Son rôle serait de donner des « officiers », comme on a dit, à l’industrie, au commerce et à l’agriculture. Du nombre et de la valeur de ces officiers dépend l’avenir économique du pays, et pourtant nous n’avons pas d’enseignement secondaire pour leur former l’esprit, pas de culture qui leur soit réellement appropriée. Un enseignement primaire, même « supérieur », ne saurait leur suffire, car d’abord certaines connaissances qui ne s’acquièrent qu’au lycée – les langues vivantes, par exemple – leur sont indispensables, et d’autre part on ne peut aujourd’hui diriger les autres et se diriger soi-même, parmi les difficultés sans cesse renaissantes que rencontre une entreprise industrielle ou commerciale, si l’on a simplement emmagasiné du tout fait : il faut avoir quelque idée de la science qui se fait, avoir appris à apprendre, être prêt à se refaire étudiant pour acquérir les connaissances nouvelles dont on se trouvera un beau jour avoir besoin. Ces habitudes d’esprit ne se contractent que dans l’enseignement secondaire. Mais nous avons besoin ici d’un enseignement secondaire qui s’adresse essentiellement, dès le début, à de futurs industriels, à de futurs agriculteurs, à de futurs commerçants, au lieu de verser accidentellement dans ces professions des jeunes gens qui ne se destinaient pas à elles d’abord, qui se croiront maintenant diminués et déclassés, et qui entreront alors sans goût et sans ambition, comme sans préparation appropriée, dans des carrières où la confiance et l’élan sont indispensables au succès.
Cet enseignement secondaire ne pourra être ni l’enseignement « spécial » de Victor Duruy, ni l’enseignement « moderne » qu’inaugurèrent les programmes de 1891, que modifia, assouplit et incorpora à l’enseignement classique la réforme de 1902. L’enseignement spécial avait le double tort de rester primaire et d’habiter au lycée, alors qu’il eût dû être secondaire et avoir une maison qui lui appartînt. Il était d’ailleurs trop court. À la partie littéraire étaient préposés des maîtres qui n’avaient pas reçu la culture classique, ou qui ne l’auraient plus eue le jour où le personnel enseignant qu’on voulait former eût été complet : comme s’il ne fallait pas être deux et trois fois imprégné d’antiquités gréco-latine pour enseigner les lettres sans grec et sans latin? Enfin la partie scientifique était étriquée; on ne s’était pas dit qu’il fallait ici un enseignement élevé et théorique, encore que tourné vers l’application et prêt à convertir la théorie en pratique. Bref, l’enseignement spécial était incapable de former les commerçants, les industriels, les agriculteurs dont nous avons besoin; et il ne pouvait pas non plus rendre service à l’enseignement classique en attirant à lui les élèves peu faits pour une étude approfondie de l’antiquité, puisque ce n’était pas un enseignement secondaire. Quant à l’enseignement moderne de 1891, et à l’enseignement sans grec ni latin de 1902, il furent conçus dans un tout autre dessein. Il ne s’agissait plus ici de préparer aux carrières industrielles ou commerciales. On instituait, à côté de l’enseignement classique à base de latin et de grec, un autre enseignement classique où l’anglais et l’allemand prenaient purement et simplement la place du grec et du latin. Je ne sais s’il fut entendu, dès le début, que ce nouvel enseignement classique préparerait, comme l’ancien, aux universités et aux carrières libérales, mais l’assimilation devait venir tôt ou tard : du moment qu’il n’était pas plus tourné que l’autre vers la pratique, comment aurait-il préparé à des professions différentes, et comment pouvait-on dès lors refuser l’entrée des carrières libérales à ceux qui le suivaient? Mais alors, les études proprement classiques perdaient du terrain, sans que les études techniques en eussent le moins du monde gagné. À ces dernières on n’était pas plus acheminé par l’enseignement sans grec ni latin que par l’autre; et, d’autre part, les études grecques et latines étaient condamnées à s’affaiblir, probablement même à disparaître, puisqu’elles soumettaient l’esprit à une discipline plus rude et exigeaient plus d’effort pour n’assurer, en fin de compte, que le même grade. Sans doute on retarda la disparition en intercalant, à mi-chemin entre les deux, un enseignement sans grec qui conservait, dans une certaine mesure, le latin : c’était, entre le classique et le simili-classique, du semi-classique. Mais, d’autre part, on accélérait le déclin, car on avait oublié que de bonnes études gréco-latines appellent, comme complément nécessaire, une forte culture scientifique : diminué du côté des sciences, ne préparant plus à toutes les grandes écoles ni à toutes les Facultés, ni par conséquent à toutes les carrières libérales, l’enseignement à base de grec et de latin devait nécessairement perdre peu à peu les élèves qui ont le plus de goût et de facilité pour toute espèce d’études. Il semblait vouloir exclure ceux pour lesquels il était fait.
Il nous faut, Messieurs, un enseignement classique complet, préparant aux universités, aux carrières libérales, aux grandes écoles, et un enseignement non classique dont il soit entendu, dès le début, qu’il achemine aux carrières industrielles, commerciales, agricoles, tout en restant secondaire. Ce dernier pourrait d’ailleurs varier selon les régions. Les deux enseignements ne devront pas se donner dans le même établissement : l’un des deux y serait nécessairement tenu pour inférieur à l’autre, alors qu’ils sont de même rang : ils diffèrent simplement de nature. Appelons « lycées classiques », si vous voulez, les établissements du premier genre, et simplement « lycées » les autres. Ou bien alors, que les uns soient des « lycées » et les autres des « collèges ». Dans le premier cas, le mot « collège » disparaîtra; dans le second, il changera de sens. Peu importe. Le mot ne représente rien de bien net aux yeux du public.
Comment les élèves se répartiront-ils entre ces deux groupes d’établissements? Il est impossible de deviner la vocation d’un enfant de dix ou douze ans. Mais trouve-t-on davantage, le plus souvent, une vocation à l’adolescent ou à l’homme fait? La vocation est chose rare, exceptionnelle. En revanche, on reconnaît de bonne heure les enfants qui ont le goût de l’étude et qui étudient avec facilité. Les autres ne sont pas nécessairement moins intelligents; ils peuvent l’être autrement. Intelligence signifie, avant tout, attention. On est d’autant plus intelligent qu’on est plus capable de tenir son esprit longtemps et fermement attaché au même objet. La supériorité intellectuelle n’est qu’une plus grande puissance de concentration. Mais tous les esprits ne sont pas susceptibles de se fixer sur les mêmes choses, ou plutôt d’être fixés par les mêmes choses. Il en est dont l’attention pourra être captée par des objets purement théoriques, et qui aimeront l’étude pour l’étude; d’autres ont plutôt le goût de l’action. Ils ne s’intéresseront à la théorie que dans la mesure où ils en apercevront l’application pratique. Faites-leur entrevoir cette application, transportez-les, par la pensée, dans le champ de l’action : vous aurez sur eux une prise inattendue. Nous avons tous connu au lycée des médiocres, des paresseux, que nous avons retrouvés plus tard actifs et intelligents. La vie avait tout simplement fait pour eux ce que n’avait pas su faire le lycée : elle leur avait fourni l’objet capable de les intéresser, c’est-à-dire de capter leur attention. Le simple bon sens dit que, si nous avons deux catégories d’établissements, les enfants devront se répartir entre elles selon leurs goûts. Bien entendu, il faudra ménager des communications entre le lycée et l’autre. L’élève qui se sera trompé de voie, et qui voudra en changer, trouvera dans le nouvel établissement des cours spéciaux qui le mettront à même de rejoindre ses camarades. J’ajoute que ce n’est pas par des examens d’entrée que se fera le triage des élèves, leur répartition entre les deux genres d’établissement. Un examen forcément élémentaire, passé de si bonne heure, ne prouverait pas grand-chose. Et d’ailleurs on aurait tort d’enlever aux familles la liberté de choisir. Qu’on fasse simplement du baccalauréat classique un examen très difficile, tout différent du baccalauréat actuel et ne comportant plus un programme superficiellement encyclopédique (cet examen sérieux, approfondi, deviendra possible le jour où il y aura moins de candidats) : les familles hésiteront à engager dans une impasse des enfants qui n’auraient pas un goût marqué et des facilités spéciales pour l’étude. Le baccalauréat classique sera naturellement exigible pour l’entrée à l’Université et aux grandes écoles, pour toutes les carrières auxquelles l’enseignement classique préparera. Mais, pas plus ici qu’ailleurs, nous n’élèverons de barrières infranchissables. Il y a des goûts et des aptitudes qui se développent tardivement. Si, au cours d’études secondaires non classiques ou même d’études primaires prolongées, un jeune homme a montré des dispositions exceptionnelles pour le travail qu’on fait à l’Université, nous n’allons pas lui fermer les portes de l’enseignement supérieur : ce serait priver le pays d’une force. Mais nous demanderons des garanties. Par exemple, les maîtres qui croiraient avoir constaté chez lui des aptitudes spéciales seraient tenus de prendre, par écrit, la responsabilité de leur recommandation. Puis la Faculté intéressée lui ferait subir un examen.
À des élèves choisis et dont une partie, d’ailleurs, aurait été recrutée dans les écoles primaires par une large distribution des bourses, le lycée classique donnerait, depuis la sixième jusqu’à la première, un enseignement grec et latin en même temps que français. Les langues vivantes conserveraient leur place actuelle. On pousserait les études scientifiques aussi loin qu’on le fait aujourd’hui dans la section latin-sciences; on pourrait même aller plus loin en profondeur, si l’on s’étendait moins en surface. Plus de sections, plus de distinction entre « élèves de lettres » et « élèves de sciences », tant que ne serait pas venu le moment de se préparer à une école spéciale. Lettres et sciences se tiennent en effet étroitement, se complètent réciproquement : l’esprit classique est géométrie autant qu’esprit de finesse. Tel serait, en gros, le programme. Qu’on ne vienne pas nous dire qu’il est trop chargé! Il le serait pour des classes médiocres, où l’on appliquerait des méthodes surannées. Mais on peut marcher vite et bien avec des élèves de choix et des méthodes pratiques. Rappelons-nous le temps que notre vieil enseignement classique donnait aux vers latins, au discours latin, etc., et celui qu’on perdait à traîner derrière soi tant d’élèves indolents et somnolents. Quand nous en aurions fait l’économie, ce n’est plus le temps qui manquerait à un enseignement classique rajeuni et revivifié. Les anciennes méthodes étaient lentes et pénibles. Elles ne faisaient grâce d’aucune difficulté, et en cela elles avaient raison. Mais elles ne prisaient que le difficile, et c’était un tort, car il faut cultiver aussi la facilité. On doit même l’obtenir tout de suite – ou bien alors on risque de ne l’avoir jamais. Mes souvenirs d’écolier sont restés très précis à cet égard : nous ne goûtions pas assez les auteurs, parce que nous arrivions à eux trop tard, après un travail trop dur. La fin avait été sacrifiée aux moyens, et nous avions pris tant de peine à racler minutieusement la pelure qu’il ne nous restait plus guère de temps pour savourer le fruit, à supposer que nous en eussions encore envie. Pourquoi ne ferait-on pas largement appel aux traductions, surtout dans les premières années? Je ne les recommanderais pas à ceux qui ne liront jamais les textes : elles en font évaporer le charme, et ce sont toujours des à peu près; or l’aversion pour l’à peu près est ce que nous allons chercher avant tout chez les auteurs grecs et latins. Mais à l’élève qui suivra ensuite le texte pas à pas, dans tous ses détails, la traduction donne d’abord une idée de l’ensemble. On renoncera à cette méthode dès qu’on se sera assuré par elle la facilité. Plus précisément, on se passera des traductions quand on possédera le vocabulaire. Vous m’excuserez de citer mon propre exemple; c’est celui que je connais le mieux. J’avais fait des versions grecques péniblement, à coups de dictionnaire, dans toutes mes classes. Arrivé en philosophie, je pris tant de goût à la lecture du Phédon, commencée dans une traduction, que je me transportai au texte, maintenant d’ailleurs la traduction en regard. Je m’aperçus, au bout d’une cinquantaine de pages, que je pouvais me passer à peu près de la traduction; je lisais presque couramment l’original. Je savais donc, en entrant dans la classe, beaucoup plus de grec que je n’en croyais savoir. Et pourtant j’en savais tout juste autant que mes camarades, lesquels se sont probablement toujours imaginé qu’on ne leur avait pas appris le grec. Que n’eût-on pas obtenu d’eux, et de moi, en appliquant tout de suite la méthode à laquelle je fus conduis par un simple hasard!
Une solide éducation classique, grecque et latine, pour ceux qui représenteront plus spécialement aux yeux du monde l’esprit français; une éducation secondaire sans grec ni latin, très élevée mais de caractère pratique, pour ceux qui auront à développer la richesse du pays : voilà, à mon sens, ce que doivent donner nos lycées. Tout cela n’a rien de chimérique; il n’y a rien, dans tout cela, qui n’ait été déjà expérimenté et dont on ne connaisse par avance l’effet. Nous avons vu à l’œuvre notre vieil enseignement classique; nous savons quels fruits excellents il pouvait donner, et nous savons aussi par où il péchait, à quoi tenait l’insuffisance du rendement. Nous avons vu fonctionner chez nous l’enseignement « spécial » et nous savons pourquoi il n’a pas vécu; les résultats obtenus à l’étranger dans les écoles dites « réelles » nous laissent d’autre part entrevoir ce que nous pourrions faire, nous, en travaillant dans la même direction à notre manière, je veux dire à un autre niveau, sur un plan intellectuel plus élevé. Ce sont là des expériences déjà anciennes, qu’il s’agit simplement de faire servir à notre objet présent.
Le malheur est que la question essentielle, en matière d’éducation, est précisément celle qu’on oublie le plus souvent de se poser avant de tracer un programme : « Quel est notre objet? Que voulons-nous obtenir? Quel genre d’hommes allons-nous former? » Cette question comporte sans doute une réponse qui est de tous les temps et de tous les lieux : « Nous voulons former un homme à l’esprit ouvert, capable de se développer dans plus d’une direction. Nous voulons qu’il soit muni des connaissances indispensables et qu’il puisse acquérir les autres, qu’il ait appris à apprendre. » Mais cette réponse générale et nécessairement vague appelle, selon les temps et selon les lieux, des déterminations particulières. Ce ne sont pas les mêmes connaissances qui sont toujours et partout indispensables. Ce n’est pas dans les mêmes directions qu’il convient toujours et partout de préparer le développement de l’intelligence. D’où viendront les déterminations? Nécessairement des circonstances. Celles que nous traversons nous tiennent un langage très net et très pressant. Elles nous disent que le temps du gaspillage est passé, et que nous devons utiliser nos forces intellectuelles de manière à obtenir d’elles le maximum de rendement. Une division du travail s’impose, qui n’entraîne pas sans doute une spécialisation prématurée, mais qui assure de bonne heure le recrutement d’une double élite, celle de la pensée et celle de l’action. Nous devons porter à son plus haut point la puissance productrice du pays. Nous devons obtenir la plus grande somme possible de pure connaissance scientifique et de recherche désintéressée. Nous devons enfin, nous devons surtout, maintenir le génie français et intensifier tout ce qu’il porte en lui de lumière, pour lui assurer, dans le monde, son plus magnifique rayonnement. Cette dernière tâche ne s’accomplira pas sans un contact fermement rétabli avec l’antiquité classique.»
Henri Bergson,
de l’Académie française