Les dernières années
Saint-Simon s'est un peu moqué de la princesse des Ursins qui, vieillie et retirée à Rome, après avoir régné sur l'Espagne, s'attacha au prétendant d'Angleterre et régenta sa maison, faute de mieux. «Quelle triste ressource! dit-il; mais enfin c'était une idée de cour et un petit fumet d'affaires à qui ne s'en pouvait passer.» Lui, au moins, a su se passer de la cour et supporter d'être éloigné des affaires. Mais est-il certain qu'il n'en ait pas éprouvé quelque regret? Il voudrait bien nous persuader, dans ses Mémoires, qu'il était prêt au sacrifice, qu'en l'engageant à quitter Versailles on ne fit que devancer ses désirs, et qu'il considérait comme une délivrance ce qui semblait au public une disgrâce. Mais il est permis de croire qu'il n'en fut pas d'abord aussi satisfait qu'il le prétend. Il connut le poids de ces premiers moments d'oisiveté auxquels les hommes d'État en disponibilité ont tant de peine à se faire. Il l'avoue lui-même dans une belle page qu'il a mise en tête de ses Recherches sur les maisons d'Albret, d'Armagnac et de Châtillon. «Un grand loisir, dit-il, qui tout à coup succède à des occupations continuelles de tous les divers temps de la vie, forme un grand vide, qui n'est aisé ni à supporter ni à remplir. Dans cet état, l'ennui irrite et l'application dégoûte; les amusements, on les dédaigne.» Voilà comme il dut être dans les premiers temps de sa retraite. Pour sortir de ce malaise dont il souffrait, il chercha quelque travail qui pût le distraire, mais il reconnaît qu'il ne lui fut pas aisé de le trouver. « L'esprit languissant de vide effleure bien des objets qui se présentent avant que d'essayer d'accrocher son ennui sur pas un.» Enfin, « après avoir voltigé quelque temps sans pouvoir se poser encore», il sentit se ranimer le goût qu'il avait toujours éprouvé pour l'histoire de la noblesse française et se mit à étudier le passé de quelques grandes familles. Cette étude, dans laquelle il n'avait cherché d'abord qu'une distraction, devint bientôt pour lui un plaisir, puis une passion et un besoin; elle a occupé, avec la rédaction de ses Mémoires, les trente-deux années qu'il lui restait à vivre.
La fin de sa vie fut triste. Sa famille, dont la grandeur l'avait tant occupé, lui donna peu de satisfactions. Il avait une fille et deux fils; de sa fille, il n'a dit qu'un mot, dans ses Mémoires, et ce mot montre bien qu'il n'était pas de ces pères qui se font des illusions sur leurs enfants: « Il y a des personnes faites de manière qu'elles sont plus heureuses de demeurer filles avec le revenu de la dot qu'on leur donnerait. Mme de Saint-Simon et moi avions raison de croire que la nôtre était de celles-là, et nous voulions en user de la sorte avec elle.» Le duc de Luynes, renchérissant encore sur le tableau, nous dit qu'« elle était si contrefaite et si affreuse que ses parents ne cherchaient qu'à la cacher aux yeux du monde». Elle trouva pourtant un mari, et un mari de très grande maison. C'était au moment où Saint-Simon revenait de son ambassade triomphante. Le prince de Chimay, qui était fort mal dans ses affaires, demanda la fille, pensant que c'était le moyen de profiter de la faveur du père auprès du Régent. Il faut rendre cette justice à Saint-Simon qu'il se fit longtemps prier et ne céda qu'à regret. Le mariage, du reste, ne fut pas heureux, comme on devait s'y attendre. Le prince, qui laissa sa femme chez ses parents, se contenta de venir la visiter de temps en temps et vraisemblablement d'ébrécher la dot que le père avait donnée. Quant aux deux fils, ils étaient si mal bâtis, si malingres, et de si petite taille, qu'on les appelait « les deux bassets». L'aîné, à qui Saint-Simon avait cédé sa dignité ducale en 1722, et qui se fit appeler le duc de Ruffec, mourut en 1746, ne laissant qu'une fille. Le cadet, dont on nous dit qu'« il avait une mine chétive et sinistre», épousa la fille d'Angervilliers, ministre de la guerre, ce qui ne laisse pas d'être piquant, quand on se rappelle de quelle manière Saint-Simon traite ces sortes de mésalliances chez les autres. Il fut de bonne heure attaqué d'une maladie terrible, à laquelle il succomba en 1754, sans laisser de postérité. Quelle triste fin d'une race pour laquelle Saint-Simon rêvait de si grandes destinées! Il a donc eu la douleur de survivre à ses fils et de voir que cette pairie dont il était si glorieux allait s'éteindre avec lui. De cette douleur il n'y a qu'un mot dans les Mémoires mais il est poignant. En parlant du comte et de la comtesse de Maurepas, et de l'union parfaite de leur ménage, il dit: « Je ne puis plus trouver que ce leur soit un malheur de n'avoir point d'enfants!»
À ces tristesses se joignirent, vers la fin de sa vie, de grands embarras intérieurs. Sa fortune, comme celle de la plupart des grands seigneurs de son temps, était fort délabrée. La mort de sa femme, qui survint en 1743, augmenta le mal. Le duc de Luynes, son ami, nous dit que c'était bien l'homme du monde le moins capable d'entendre les affaires d'intérêt. Il conduisit les siennes de telle façon qu'il finit par ne plus payer même ses domestiques. « Je vous avoue, écrivait-il à son notaire, que je ne puis plus soutenir leur visage.» Nous avons l'acte par lequel il abandonne les revenus de tous ses biens, ne gardant que ses pensions pour vivre, et cet acte contient la longue énumération de tous ses créanciers. Quelques-uns d'entre eux portent de grands noms: il s'y trouve, par exemple, un Rohan-Chabot; mais la plupart sont de très minces personnages, des tapissiers, des tailleurs, des apothicaires, des boulangers, des marchands de poisson et de chandelle. Ce duc et pair s'était endetté comme un petit bourgeois à tous les coins de son quartier.
C'est au milieu de ces misères que, pendant ses quinze dernières années, il a définitivement rédigé ses Mémoires. Pour nous rendre bien compte des conditions dans lesquelles ils furent écrits, il nous serait très utile de savoir dans le détail ce qu'il faisait et comment il vivait alors. Par malheur, c'est la partie de sa vie qui est le plus obscure pour nous, et tant qu'on n'aura pas retrouvé et publié sa correspondance, nous ne la connaîtrons que fort imparfaitement. Réunissons pourtant les renseignements qu'il nous donne à divers endroits de ses Mémoires, et suivons-le autant que nous le pourrons dans les lieux qu'il a fréquentés.
Il nous dit qu'il ne paraissait presque plus à la cour. Il allait à Versailles deux ou trois fois par an, pour les cérémonies de l'ordre du Saint-Esprit, ou à quelques occasions solennelles. Il n'avait plus d'intérêt qui l'y appelât et qui l'y retînt. Il parle très peu de Louis XV, si ce n'est pour faire entendre qu'il s'était aperçu de très bonne heure de son insensibilité et de sa parfaite indifférence pour tout le monde. Il était impossible qu'il n'eût pas vu combien la reine était insignifiante et sotte. Il la trouvait du reste de petite maison, et il a grande peine à s'empêcher de plaisanter, quand il est question de Stanislas, son père. « Du roi de Pologne, dit-il, devenu le beau-père du Roi, il n'y a qu'à admirer, et à se mettre non pas un doigt, mais tous les doigts sur la bouche, et la main entière.» Quant à Fleury, de tout temps il avait familièrement vécu avec lui. Il avait vu ses débuts obscurs dans le monde, quand il cherchait à se faire bien accueillir par ses complaisances, « et suppléait aux sonnettes, avant qu'on en eût l'invention». Devenu cardinal, « et plutôt roi absolu que premier ministre», Fleury l'accueillait bien, à la condition de ne pas le voir trop souvent, et, comme il causait volontiers, surtout avec les gens qui avaient connu l'ancienne cour, il le gardait longtemps et l'entretenait même des affaires publiques. Il faut avouer que Saint-Simon l'a fort mal payé de sa bienveillance. Dans ses Mémoires, il le traite avec la dernière dureté; il plaisante sur sa fatuité et sa sottise, le rend responsable des malheurs publics, et, rappelant que Louis XIV s'était imposé la loi de ne jamais donner de place à un évêque dans ses conseils, il ajoute que « la France pleurera longtemps avec des larmes de sang» la faute qu'on a faite de renoncer à cette sage maxime.
En dehors de ces courtes excursions qu'il faisait à Versailles, où il saluait le Roi et visitait le cardinal, la vie de Saint-Simon se partageait entre sa maison de campagne de la Ferté et son hôtel de Paris.
La terre de la Ferté-Vidame, dans le Perche, entre Chartres et Dreux, lui venait de son père, qui l'avait achetée sur le conseil de Louis XIII, et l'avait payée quatre cent mille livres, somme très considérable pour l'époque. Il nous dit que « c'était sa seule terre bâtie». Le château qu'il habitait n'existe plus, mais nous avons des vues qui le représentent. Il était entouré de fosses, flanqué de donjons et de tours, et avait conservé, à côté d'élégances plus modernes, des airs de vieille forteresse, qui ne devaient pas déplaire à Saint-Simon. Il y avait rassemblé les souvenirs qui intéressaient sa famille. Le duc de Luynes nous apprend, comme une particularité curieuse, que chacune des pièces du château contenait un portrait de Louis XIII. Dans la salle principale, un grand tableau de Coypel représentait le Roi après l'affaire du pas de Suze: il était à cheval, dédaigneux, impassible, tandis que le duc de Savoie lui embrassait humblement les genoux. C'était une malice de Saint-Simon: impatienté du bruit que faisaient les courtisans autour de la visite du doge de Gênes à Versailles et de son humiliation aux pieds de Louis XIV, il avait voulu rappeler que Louis XIII avait eu d'aussi glorieux triomphes. C'est la même pensée qui lui a dicté son Parallèle des trois premiers rois bourbons, qui est son dernier ouvrage, et peut-être le mieux écrit de tous; il y compare longuement Louis XIII à son père et à son fils et le met au-dessus d'eux, ce qui fait plus d'honneur à sa reconnaissance qu'à son jugement.
Si le château de Saint-Simon a disparu, il reste le parc et la forêt, qui n'ont pas beaucoup changé, et auxquels une main intelligente conserve leur ancien caractère. Saint-Simon s'y plaisait beaucoup. Du temps qu'il était forcé de vivre à Versailles, il y venait par intervalles et le plus possible « s'y reposer et réfléchir». Il y passa six mois de l'année, dès qu'il fut libre. Ce qui le charmait à la Ferté, ce n'étaient pas, à ce qu'il semble, les agréments du site. Le pays, peu accidenté, a pourtant de grands arbres et de belles eaux, des perspectives ménagées avec goût, de vastes étangs bien encadrés, et qui éclatent de lumière au soleil couchant. Mais Saint-Simon ne paraît pas très touché des beautés de la nature: dans les vingt volumes de ses Mémoires, où l'on rencontre tant de choses, je ne crois pas qu'on puisse découvrir une seule description pittoresque. Il allait chercher à la Ferté la tranquillité d'esprit qui ne se trouvait ni à Paris, ni à Versailles..« C'est un lieu, dit-il, d'entière solitude et de parfaite liberté.» Il y vient prendre des forces pour assister sans trop de colère aux spectacles qui l'irritent, et se résigner au succès des gens qu'il ne peut souffrir. Le domaine a cet avantage d'être fait pour le maître et de répondre à ses goûts. Encore aujourd'hui ce parc qu'enferment 14 kilomètres de murailles, ces allées droites de 4 kilomètres de long, ces étoiles d'où partent des routes interminables dans toutes les directions de la forêt, ont quelque chose de majestueux, de régulier, de sévère et de grand, dont nous sommes saisis, et que Saint-Simon devait apprécier encore plus que nous. Ajoutons qu'il s'y sentait tout à fait chez lui. C'était une de ces terres où, selon son expression, « un reste de seigneurie palpitait encore». Outre sa vaste étendue, elle était entourée de plus de cent fiefs qui en relevaient immédiatement et de vingt-trois paroisses sur lesquelles elle avait haute, moyenne et basse justice. Celui qui la possédait pouvait se croire un de ces seigneurs d'autrefois, dont rien n'avait encore amoindri les prérogatives. Voilà ce qui rendait si cher à Saint-Simon le séjour de la Ferté; voilà aussi pourquoi c'est le lieu qui conserve le mieux sa mémoire et dans lequel il nous semble que nous vivons le plus familièrement avec lui.
À Paris, il nous échappe davantage: Paris est trop changeant; les traces du passé s'y effacent trop vite. Je ne sais s'il reste rien des divers domiciles occupés par Saint-Simon dans le faubourg Saint-Germain. Le seul souvenir qu'on ait gardé de cet hôtel de la rue Saint-Dominique, où il a passé ses dernières années, est un inventaire détaillé qui fut dressé après sa mort, dans l'intérêt de ses créanciers. Il nous permet de parcourir les pièces dont l'appartement se composait, de visiter tour à tour les chambres à coucher, le cabinet de travail, la bibliothèque, « la salle du Daiz», la salle de compagnie. L'ameublement en est plus sévère que somptueux; les murs sont ornés de tapisseries à grands et petits personnages et couverts d'une profusion de tableaux. Quelques-uns de ces tableaux sont des œuvres de maîtres illustres: l'auteur de l'inventaire, qui s'est fait aider « du sieur Gabriel Cornu, professeur de l'Académie de Saint-Luc», les attribue au Bassan, au Guerchin, au Guide, et même à Léonard de Vinci. D'autres sont des portraits de famille, de reconnaissance ou d'intime amitié: l'inévitable Louis XIII, le maréchal et la maréchale de Lorges, la duchesse de Saint-Simon sous toutes les formes, le duc d'Orléans, le chancelier de Pontchartrain, l'abbé de Rancé, les maréchaux de Boufflers et de Choiseul, d'autres enfin qui l'avaient aidé et défendu dans les traverses de sa vie. Depuis qu'il ne fréquentait plus le monde, ces amis d'autrefois étaient devenus sa compagnie ordinaire et il s'y était plus tendrement attaché que jamais. Il voulait, après lui, les préserver de tout outrage, et, comme il savait le sort que les jeunes générations réservent trop souvent aux vieux portraits, il priait, dans son testament, la comtesse de Valentinois, sa petite-fille, « de faire tendre ceux-ci, et de ne pas les laisser dans un garde-meuble». La grande galerie de l'hôtel avait été transformée en bibliothèque; elle était meublée d'une table en bois de merisier, de sept fauteuils de damas cramoisi, ornés de franges d'or, avec des rideaux de damas aux cinq fenêtres. Elle contenait six mille volumes, livres de piété, de géographie, surtout d'histoire, tous choisis et triés, faits pour l'usage et que leur possesseur avait pratiqués. C'est là que Saint-Simon se tenait le plus volontiers. Les contemporains nous disent qu'il y passait toutes ses journées, lisant, écrivant sans relâche, et avec une ardeur de jeune homme.
Si l'on avait demandé à ceux qui le connaissaient le mieux ce qu'il pouvait bien écrire pendant ces longues heures de travail solitaire, j'imagine qu'ils auraient levé les épaules et souri doucement. On le regardait comme un homme fort instruit, mais occupé de vétilles, une sorte de maniaque qui perdait son temps à éplucher les vieilles généalogies. Sur les questions de rang et de préséance, il passait pour un oracle, et, même à la cour, on le consultait dans les cas embarrassants. On supposait donc, en le plaignant un peu, qu'il ne se donnait tant de mal que pour continuer le Père Anselme ou corriger Moréri, et personne ne se doutait, lorsqu'il mourut le 2 mars 1755, à l'âge de quatre-vingts ans, qu'il venait d'achever ce qui devait être un des chefs-d'œuvre de la langue française.