Pompéi

Pompéi ou la vie de province dans l'empire romain (Gaston Boissier, 1823-1908)
«À la première visite qu'on fait à Pompéi, on est très frappé de voir combien la ville, quoique ruinée, a conservé un aspect riant. Il ne semble pas qu'il y eût beaucoup de pauvres. Peut-être en effet, dans ces pays où existait l'esclavage, la fortune étant moins divisée, chacun en avait-il une meilleure part. En dehors des esclaves, qui ne comptaient pas, il y avait moins de gens qu'aujourd'hui forcés de travailler pour vivre. On avait plus de loisirs et on les passait plus gaîment. Aussi, à voir le nombre des édifices réservés au plaisir, on dirait vraiment que tout le monde ne songeait qu'à se réjouir. Il y avait sans doute des gens graves à Pompéi, mais comme en tout pays ils font moins de bruit que les autres, leur souvenir s'est effacé, et il y a bien peu de chose aujourd'hui qui le rappelle. Au contraire, dans ces rues et dans ces places, tout donne l'idée d'une vie gaie et riante, tout parle de plaisir.

Sur ce point, les inscriptions s'accordent tout à fait avec les monuments; c'est aussi du plaisir, de l'amour, des spectacles, qu'elles nous entretiennent d'ordinaire. Les spectacles semblent avoir surtout charmé les habitants de Pompéi. On les avait toujours beaucoup aimés à Rome; on les aimait peut-être encore plus dans les villes moins importantes, où l'on avait moins de manières de passer le temps. À l'époque de Cicéron, le théâtre était leur plus grand amusement; les comédiens et surtout les comédiennes y étaient fort goûtés. En défendant un de ses clients dont la jeunesse n'avait pas été fort sévère, il disait sans se gêner: «On l'accuse d'avoir enlevé une comédienne; c'est un divertissement que l'usage autorise, surtout dans les municipes.» À Pompéi, les spectacles étaient une véritable fureur: il y en avait de toutes les sortes, des combats de taureaux, des grandes chasses d'ours et de sangliers, des courses de chevaux, des luttes d'athlètes et quelquefois aussi des pantomimes. Nous savons que Pylade, le plus grand acteur de ce temps, est venu y donner des représentations; mais c'étaient les gladiateurs qui avaient la vogue: on en connaît cinq troupes différentes, et il n'est pas probable qu'on les connaisse toutes. Ces combats étaient annoncés par des affiches qu'on trouve encore en grand nombre sur les murailles; l'affiche donne la composition du spectacle; elle indique si des athlètes, des chasses, des tombolas, comme on dirait aujourd'hui, seront joints aux gladiateurs pour rendre la fête complète; elle n'oublie pas non plus d'indiquer qu'il y aura des tentes pour les gens qui craignent le soleil, venatio, athletœ, sparsiones, vela erunt; elle fixe le jour, tantôt en prévoyant qu'il pourra être reculé pour cause de mauvais temps, qua dies patictur, tantôt en annonçant, au grand plaisir des amateurs furieux, qu'il n'y aura pas de remise, et que l'on combattra, quelque temps qu'il fasse, sine ulla dilatione.

Ces spectacles étaient le divertissement le plus cher des habitants de Pompéi. Les ambitieux qui voulaient leur plaire ne l'ignoraient pas. Aussi les magistrats en espérance ou en exercice ne connaissaient-ils pas de meilleur moyen de s'attirer la bienveillance du peuple ou de l'en remercier, quand ils l'avaient acquise, que de lui offrir un combat de gladiateurs. L'un d'entre eux, le duumvir Clodius Flaccus, plus reconnaissant que les autres, en fit combattre ensemble trente-cinq paires dans une seule représentation. Le nom de Pompéi n'apparaît point souvent dans l'histoire. Tacite ne parle guère qu'une fois de cette petite ville, et c'est précisément au sujet d'un spectacle de ce genre. Il raconte que dans un de ces combats, qui naturellement ne portaient pas les âmes à la douceur, les habitants de Nucéria et ceux de Pompéi, chez lesquels se donnait la fête, se prirent de querelle, qu'ils commencèrent par s'injurier et finirent par se battre, et qu'il y eut un très grand nombre de Nucériens tués. Le sénat punit les coupables, et il ordonna que ces combats seraient interdits pour dix ans à Pompéi. On ne pouvait pas infliger aux Pompéiens de châtiment plus grave. Ce qui prouve l'extrême popularité dont ces spectacles jouissaient chez eux, c'est l'habitude qu'ils avaient de dessiner partout des gladiateurs. On en trouve encore un très grand nombre sur les murailles, et dans les attitudes les plus diverses. D'ordinaire ils sont représentés combattant, tandis qu'à côté d'eux un vieux gladiateur retraité, reconnaissable à son bâton, règle et surveille le combat. Au-dessous, on lit le nom du personnage et le nombre des victoires qu'il a remportées. À la façon élémentaire dont ces croquis sont tracés, on reconnaît vite qu'ils ne sont point dus à des artistes de profession. C'étaient des gens du peuple ou des enfants qui enrichissaient ainsi les murailles de leurs chefs-d'œuvre. Les enfants à qui on laissait prendre un morceau de charbon ou de craie esquissaient un gladiateur comme aujourd'hui ils dessinent un soldat, et il est curieux de remarquer que la façon dont ces jeunes mains procèdent n'a pas changé. La méthode est la même, soldats et gladiateurs se ressemblent: c'est toujours une ligne plus ou moins droite qui représente le front et le nez et deux points qui simulent les yeux. Cependant quelques-uns de ces croquis informes ne manquent pas de certaines intentions comiques. Je recommande à ceux qui auront les planches du père Garrucci sous les yeux l'attitude arrogante et l'air de matamore d'Asteropœus le Néronien, fier sans doute de ses cent six victoires, et surtout l'encolure épaisse d'Achille dit l'invincible, dont l'embonpoint nous montre qu'on ne maigrissait pas toujours dans ce terrible métier.

Pompéi était donc une ville de plaisir. On le savait dans le voisinage, et je soupçonne qu'on y venait beaucoup des environs, comme les Grecs allaient à Corinthe. C'est sans doute un de ces visiteurs, ravi des divertissements de tout genre qu'il venait d'y trouver, qui avait écrit en s'en retournant ces mots qu'on a lus sur les murs: c'est ici un lieu fortuné, hic locus felix est. Ce visiteur n'avait pas tort, et Pompéi méritait bien le nom de colonie de Vénus qu'on lui avait donné. Cette Vénus, divinité principale de la petite ville, c'était la Vénus physique, et, comme elle y était fort dévotement honorée, on l'appelait quelquefois aussi la Pompéienne. Son nom se retrouve sur les monuments publics, et plus souvent encore dans les inscriptions populaires. Un de ces artistes improvisés dont je viens de parler, qui crayonnaient partout des gladiateurs, ne trouve rien de mieux pour protéger son dessin que de vouer à la colère de Vénus pompéienne celui qui se permettra d'y toucher: abia Venere pompeiana iradam qui hoc lœserit. On ne sera pas surpris d'apprendre que le plus grand nombre de ces graffiti qu'on a retrouvés dans les ruines de la colonie de Vénus avaient été tracés par des amoureux. Lucien dit que de ce temps c'était l'usage d'écrire des déclarations d'amour sur les murailles; il y en a beaucoup à Pompéi, et, comme l'orthographe en est très diverse, on peut en conclure qu'elles ont été écrites par des gens qui appartenaient à des classes différentes de la société. Quelques-uns, pour célébrer leur belle, se contentent d'emprunter des vers aux poètes en renom, à Virgile 7, à Properce, à Ovide surtout: c'était le peintre des amours légers, tenerorum lusor amorum; aucun n'était plus à la mode parmi les jeunes gens. D'autres fois les vers sont tirés d'auteurs aujourd'hui perdus, ou même semblent composés tout exprès pour la circonstance, et il y en a qui ne sont pas trop mal tournés pour des vers de province. «Que je meure, dit l'amant heureux, si je souhaite d'être un dieu sans toi! Ah! peream sine te si deus esse velim!» — «À moi les amoureux! dit l'amant irrité, je veux rompre les côtes à Vénus! Quisquis amat veniat, Veneri volo frangere costas.» Les moins lettrés, les ignorans, c'est-à-dire le plus grand nombre, se contentent de parler en prose, et il leur arrive même de parler une prose assez barbare. Voici quelques-unes de ces inscriptions où ils expriment avec une grande naïveté leur amour ou leur colère. «Ma chère Sava, aime-moi, je t'en prie. — Nonia salue son ami Pagurus. — Methe la joueuse d'atellanes aime Chrestus de tout son cœur. Que Vénus pompéienne leur soit propice, et qu'ils vivent toujours en bon accord! — Asellia, puisses-tu dessécher! — Virgula à son ami Tertius: tu es trop laid! Virgula Tertio suo: indecens es.» Il y a deux de ces inscriptions qui méritent une mention spéciale, l'une parce qu'elle est d'un mari qui a le courage d'écrire sur les murs qu'il aime sa femme: Primas Massilam amo uxorem, l'autre parce qu'elle laisse entrevoir tout un petit roman. N'est-ce pas un pauvre amoureux, abandonné de sa maîtresse, qui la retrouve après l'avoir longtemps cherchée et qui écrit tristement sur la maison où elle habite: «La voilà! la voilà! plus de doute! Romula vit ici avec un scélérat? Tenimus! tenimus! res certa! Romula hic cum scelerato
moratur!»

On comprend bien que je ne puis pas tout citer. Je ne veux pas trop abuser de la permission qu'on accorde au latin de braver l'honnêteté. Si j'osais mettre sous les yeux du lecteur ces inscriptions libertines qui s'accordent si bien avec les peintures du musée secret, je lui donnerais, je le crains, une fort mauvaise idée de la moralité des habitants de Pompéi, et malheureusement cette idée serait juste. On prétendait généralement alors que les mœurs étaient bien meilleures dans les provinces qu'à Rome. Tacite et Pline se plaisent à vanter partout la vie honnête et frugale qu'on menait dans les municipes italiens; il semblerait, à les entendre, que si Rome était le rendez-vous de tous les vices, la vertu commençait immédiatement après l'enceinte de Servius. Je crains bien qu'il n'entrât dans cette opinion un peu de cette illusion qui nous fait croire que nous serions beaucoup mieux partout où nous ne sommes point. En tout cas, elle n'était pas vraie pour la ville que nous étudions en ce moment. Il est possible qu'on ne trouvât point la vertu à Rome, mais il est certain qu'il ne fallait pas la chercher non plus à Pompéi. Cette charmante ville était située dans un pays enchanteur, où tout porte à la volupté, où «l'éclat velouté de la campagne, la tiède température de l'air, les contours arrondis des montagnes, les molles inflexions des fleuves et des vallées sont autant de séductions pour les sens que tout repose et que rien ne blesse.» Elle était voisine de Naples, qu'on appelait déjà Naples la fainéante, otiosa Neapolis, et qui justifiait si bien le proverbe que l'oisiveté est mère des vices; elle était placée en face de Baïes, le plus beau lieu du monde, mais un des plus corrompus, de Baïes dont Martial dit qu'il y entrait quelquefois des Pénélopes, mais qu'il n'en sortait que des Hélènes. Tout se réunissait donc pour faire de ce pays un séjour dangereux à la vertu, et les inscriptions comme les monuments nous prouvent que Pompéi n'avait pas résisté à ces séductions puissantes du climat et de l'exemple.»

GASTON BOISSIER, «Pompéi: la vie de province dans l'empire romain», Revue des Deux-Mondes, Paris, tome LXII, 1866.