Art

Jacques Dufresne

Première version de cet article en 2003.

«C'est par le truchement de l'expression artistique que les valeurs les plus hautes acquièrent une signification éternelle et une force capables d'émouvoir l'humanité. L'art possède la faculté illimitée de transformer l'âme humaine — faculté que les Grecs appelaient psychagogia. Seul, en effet, il dispose des deux éléments essentiels à l'influence éducative: une signification universelle et un appel immédiat. Parce qu'il combine ces deux moyens susceptibles de faire autorité sur l'esprit, il surpasse à la fois la réflexion philosophique et la vie réelle. La vie recèle un appel immédiat, mais les événements qui la composent manquent de portée générale: ils s'accompagnent de trop de hasards pour pouvoir déclencher dans l'âme une vérité profonde et une impression durable. La philosophie et la pensée abstraite participent à la signification universelle; mais si elles participent à l'essence même des choses, encore n'agissent-elles que sur l'homme capable d'user de son expérience personnelle pour leur insuffler la passion et la force de son existence propre. Ainsi la poésie (et l'art) garde l'avantage à la fois sur les enseignements généraux de la raison abstraite et sur les événements contingents de l'expérience individuelle. Elle est plus philosophique que la vie (pour reprendre en un sens plus large l'épigramme célèbre d'Aristote), mais d'autre part, vu la vérité spirituelle qu'elle concentre, elle est aussi plus proche de la vie que la philosophie.»

WERNER JAEGER, Paideia: la formation de l'homme grec, collection Tel, Gallimard, 1964, traduit par André et Simone Devyver, p. 66

Qu'est-ce que l'art? Un idéal que l'artiste unit à une matière pour produire une œuvre devant servir de modèle aux êtres humains lesquels, étant eux aussi composés d'esprit et de matière, aspirent à la même unité. L'incarnation n'est pas une qualité de l'art, c'est l'art lui-même... et c'est aussi l'humanité.

Dans la mesure où il est incarné, comme chez Rembrandt, l'art fournit aux êtres humains des modèles qui les aident à demeurer eux-mêmes incarnés. Quand il se désincarne il ne peut qu'avoir l'effet contraire. Depuis un siècle l'art, tout au moins l'art contemporain s'est désincarné et il continue de le faire. Le critique d'art Jean Clair a été l'un des premiers à le constater et à s'en inquiéter, mais nous pouvions tous observer le phénomène : le visage a disparu, le corps s'est disloqué, a été représenté en pièces détachées, bientôt réduit à une tache noire. Dans les installations et les happenings, la matière fait un retour tapageur, souvent nauséabond, mais sous la forme d'objets bruts, parfois bruns, séparés de l'esprit. Raison abstraite d'un côté, objet brut de l'autre, software et hardware, un dualisme radical qui habitue les gens à l'idée que vivre et fonctionner sont une même chose. Les artistes ont défait l'homme avant que les ingénieurs n'entreprennent de le reconstruire à leur manière. Les artistes doivent aussi précéder les ingénieurs dans la voie inverse: le réenracinement de l'homme dans la nature.

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L'appauvrissement du bios originel dans l'art occidental (d'après Jean Clair)
«Dans un essai intitulé Considérations sur l'état des beaux-arts (Plon, 1980), Jean Clair retrace les causes historiques de l'appauvrissement du bios originel dans l’art occidental, expression par laquelle il désigne le reflux progressif du sentiment réel et de ses racines profondes. Deux tendances ont progressivement mis en péril le rôle de l'art dans nos sociétés. D'une part, cette volonté d'objectivité dans la représentation des choses, qui a suivi le développement de l'approche rationaliste en science, une approche qui a amené nombre d'artistes à se cantonner au domaine du visible. D'autre part, l'appel de la subjectivité qui a fait en sorte que l'artiste progressivement cesse d'être attentif au réel pour concentrer son attention sur ses propres perceptions, sur l'expression de sa propre sensibilité. D'une part, le monde tel que représenté par les peintres réalistes se voyait privé du riche terreau des symboles, des archétypes profonds, de la mémoire mythique qui a nourri l'imaginaire occidental depuis l'aube des temps. D'autre part, l'art en cessant d'être attention au monde pour en devenir une représentation subjective, cessait d'être ce lien vital entre le monde sensible et nous.

Jean Clair, qui venait pourtant d'être nommé directeur du tout nouveau musée Picasso de Paris au moment où il publia cet essai, s'inquiétait de la floraison des nouveaux musées. Il comparaît la croissance de ces musées genre nouveau à la façon dont le désert s'étend en envahissant des terres autrefois fertiles. « Si le musée gagne, écrit-il, c'est à la façon dont le désert croit: il s'avance là où la vie reflue. À qui aime la patrie des tableaux, il ne restera que l'enclos des musées, comme à qui aime la nature ne restera que les réserves de parcs, pour y cultiver la nostalgie de ce qui n'est plus ». Citant Malraux, il ajoutait: "Ce qui fait l'âme de ces nouveaux musées c'est la métamorphose des Dieux, des morts et des esprits en sculpture, quand ils ont perdu leur sacré."

Les grandes traditions artistiques, dit-il, ont toujours été fondées sur le respect d'une orthodoxie profondément enracinée dans le passé. Le grand projet de la modernité, en renvoyant dos à dos l'antiquitas et la modernitas, c'est de promouvoir des hétérodoxies, tributaires d'une pluralité de traditions. Cette négation d'une tradition dont l'art est le perpétuel prolongement, sera à son tour érigée en tradition, la «tradition de la nouveauté».

L'historien de la critique d'art, Lionello Venturi, fait remonter aux essais de l'archéologue allemand Winckelmann les premières manifestations d'un sentiment de rupture entre l'art du passé et l'art présent. Jusque là il y avait l'art que pratiquaient les artistes et l'art du passé à l'aune duquelils pouvaient mesurer leurs talents. "Winckelmann, note Venturi, inversa les choses et jugea l'art moderne au nom des Grecs anciens. La perfection s'était désormais déplacée du présent au passé."
Pour Clair, il s'agit là d'une mutation du savoir et du goût dans les arts, comparable à l'impact que purent provoquer les théories coperniciennes dans le domaine des sciences. L'artiste perdait un repère temporel qui lui permettait d'enraciner son oeuvre dans le temps. Tout au long de cet essai, Clair démontre comment l'artiste s'est vu privé l'un après l'autre de ses repères fondamentaux. le repère temporel, le repère géographique et culturel, le repère sensoriel. "L'artiste occupait le présent en maître et souverain; c'est au nom de ce qu'il accomplissait hic et nunc qu'il jugeait des créations qui l'avaient précédé. Dépossédé du présent, il était aussi dépossédé du sentiment d'être le seigneur de la création: celle-ci lui échappait pour élire sa demeure idéale en quelque point obscur du passé. "

L'art, déplorait déjà Hegel en 1820, est devenu quelque chose du passé. Pour le philosophe allemand, l'art au sens traditionnel était désormais mort.»

BERNARD LEBLEU, "L'art comme attention au monde", L'Agora, vol. 7 no 4, été 2003.

Propos et réflexions sur l'art

GEORGE STEINER
«C’est seulement par la foi dans la réelle présence de l’esprit vivant au coeur des grandes oeuvres d’art que l’on peut échapper au nihilisme. Je ne peux parvenir à aucune conception rigoureuse d’une possible détermination du sens ou de lexistence quelconque qui ne parie pas sur une transcendance, une présence réelle, dans l’acte et le produit de l’art sérieux, qu’il soit verbal, musical ou art des formes matérielles.» (Le sens du sens, Vrin, 1988)

MARCEL PROUST
«Il n'y a aucune raison dans nos conditions de vie sur cette terre pour que nous nous croyions obligés à faire le bien, à être délicats, même à être polis, ni pour l'artiste athée à ce qu'il se croie obligé de recommencer vingt fois un morceau dont l'admiration qu’il excitera importera peu à son corps mangé par les vers, comme le pan de mur jaune que peignit avec tant de science et de raffinement un artiste à jamais inconnu, à peine identifié sous le nom de Ver Meer. Toutes ces obligations, qui n'ont pas leur sanction dans la vie présente, semblent appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci, et dont nous sortons pour naître à cette terre, avant peut-être d'y retourner revivre sous l'empire de ces lois inconnues auxquelles nous avons obéi parce que nous en portions l'enseignement en nous, sans savoir qui les y avait tracées — ces lois dont tout travail profond de l'intelligence nous rapproche et qui sont invisibles seulement — et encore! — pour les sots.» (À la recherche du temps perdu)

PAUL CÉZANNE
«L’art est une harmonie parallèle à la nature.»

JOHN RUSKIN
Art religieux et art profane
«Tel est donc le grand fait qui domine toute distinction entre l'art moderne et l'art ancien : l'art ancien est religieux, tandis que l'art moderne est profane. Encore une fois, prenez patience. Je dis que l'art ancien était religieux : c'est-à-dire que la religion était son premier but, le luxe domestique et le plaisir ne venant qu'en second lieu. Je dis que l'art moderne est profane : c'est-à-dire que le luxe domestique et le plaisir sont ses premiers buts, la religion ne venant qu'en second lieu.

Or, vous savez tous que, lorsque la religion ne vient qu'en second lieu, elle ne vient pas du tout. Dieu tolère bien des choses, dans le coeur humain, mais il en est une qu'Il ne tolère pas : c'est un rang secondaire. Celui qui n'offre à Dieu qu'un rang secondaire ne lui en offre aucun. Et il est une autre grande vérité que vous connaissez tous : c'est que celui qui fait de la religion son premier but, en fait son seul but, et ne peut travailler pour rien au monde que pour l'amour de Dieu.

C'est pourquoi je ne dis pas que l'art ancien soit plus religieux que l'art moderne. Ce ne peut être ici une question de plus ou de moins. L'art ancien était religieux, l'art moderne est profane, et la distinction qui les sépare est aussi nette que celle qui sépare le jour de la nuit.» (Les trois âges de l'art)

 

 

 

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Propos et réflexions sur l'art

GEORGE STEINER
«C’est seulement par la foi dans la réelle présence de l’esprit vivant au coeur des grandes oeuvres d’art que l’on peut échapper au nihilisme. Je ne peux parvenir à aucune conception rigoureuse d’une possible détermination du sens ou de lexistence quelconque qui ne parie pas sur une transcendance, une présence réelle, dans l’acte et le produit de l’art sérieux, qu’il soit verbal, musical ou art des formes matérielles.» (Le sens du sens, Vrin, 1988)

MARCEL PROUST
«Il n'y a aucune raison dans nos conditions de vie sur cette terre pour que nous nous croyions obligés à faire le bien, à être délicats, même à être polis, ni pour l'artiste athée à ce qu'il se croie obligé de recommencer vingt fois un morceau dont l'admiration qu’il excitera importera peu à son corps mangé par les vers, comme le pan de mur jaune que peignit avec tant de science et de raffinement un artiste à jamais inconnu, à peine identifié sous le nom de Ver Meer. Toutes ces obligations, qui n'ont pas leur sanction dans la vie présente, semblent appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci, et dont nous sortons pour naître à cette terre, avant peut-être d'y retourner revivre sous l'empire de ces lois inconnues auxquelles nous avons obéi parce que nous en portions l'enseignement en nous, sans savoir qui les y avait tracées — ces lois dont tout travail profond de l'intelligence nous rapproche et qui sont invisibles seulement — et encore! — pour les sots.» (À la recherche du temps perdu)

PAUL CÉZANNE
«L’art est une harmonie parallèle à la nature.»

JOHN RUSKIN
Art religieux et art profane
«Tel est donc le grand fait qui domine toute distinction entre l'art moderne et l'art ancien : l'art ancien est religieux, tandis que l'art moderne est profane. Encore une fois, prenez patience. Je dis que l'art ancien était religieux : c'est-à-dire que la religion était son premier but, le luxe domestique et le plaisir ne venant qu'en second lieu. Je dis que l'art moderne est profane : c'est-à-dire que le luxe domestique et le plaisir sont ses premiers buts, la religion ne venant qu'en second lieu.

Or, vous savez tous que, lorsque la religion ne vient qu'en second lieu, elle ne vient pas du tout. Dieu tolère bien des choses, dans le coeur humain, mais il en est une qu'Il ne tolère pas : c'est un rang secondaire. Celui qui n'offre à Dieu qu'un rang secondaire ne lui en offre aucun. Et il est une autre grande vérité que vous connaissez tous : c'est que celui qui fait de la religion son premier but, en fait son seul but, et ne peut travailler pour rien au monde que pour l'amour de Dieu.

C'est pourquoi je ne dis pas que l'art ancien soit plus religieux que l'art moderne. Ce ne peut être ici une question de plus ou de moins. L'art ancien était religieux, l'art moderne est profane, et la distinction qui les sépare est aussi nette que celle qui sépare le jour de la nuit.» (Les trois âges de l'art)

Enjeux

Qu'est-ce que l'art? Un idéal que l'artiste unit à une matière pour produire une œuvre devant servir de modèle aux êtres humains lesquels, étant eux aussi composés d'esprit et de matière, aspirent à la même unité. L'incarnation n'est pas une qualité de l'art, c'est l'art lui-même... et c'est aussi l'humanité.

Dans la mesure où il est incarné, comme chez Rembrandt, l'art fournit aux êtres humains des modèles qui les aident à demeurer eux-mêmes incarnés. Quand il se désincarne il ne peut qu'avoir l'effet contraire. Depuis un siècle l'art, tout au moins l'art contemporain s'est désincarné et il continue de le faire. Le critique d'art Jean Clair a été l'un des premiers à le constater et à s'en inquiéter, mais nous pouvions tous observer le phénomène : le visage a disparu, le corps s'est disloqué, a été représenté en pièces détachées, bientôt réduit à une tache noire. Dans les installations et les happenings, la matière fait un retour tapageur, souvent nauséabond, mais sous la forme d'objets bruts, parfois bruns, séparés de l'esprit. Raison abstraite d'un côté, objet brut de l'autre, software et hardware, un dualisme radical qui habitue les gens à l'idée que vivre et fonctionner sont une même chose. Les artistes ont défait l'homme avant que les ingénieurs n'entreprennent de le reconstruire à leur manière. Les artistes doivent aussi précéder les ingénieurs dans la voie inverse: le réenracinement de l'homme dans la nature. Jacques Dufresne

 

L'art, guide des hommes
«Depuis le triomphe de la thèse moderniste d'Emmanuel Kant , la "Critique de la faculté de juger", il n'est pas "politiquement correct" d'affirmer que l'art possède une dimension politique. Et pour cause! Si l'art peut infléchir le cours de l'histoire et la façonner par son pouvoir, c'est qu'elle serait vecteur d'idées! Une impossibilité selon la thèse kantienne, car l'art est un acte gratuit, libre de tout, y compris de sens. Voilà l'ultime liberté! On aime où on n'aime pas, c'est uniquement une question de goût.

Reprenant ici le flambeau du poète allemand Friedrich Schiller, nous nous efforcerons de vous convaincre du contraire, et d'abolir la tyrannie du goût. Pour nous, l'art est un acte éminemment politique, bien que l'œuvre d'art n'a rien de commun avec un simple manifeste politique et que l'on ne peut en aucun cas réduire l'artiste à un "activiste" ordinaire. Son domaine, celui du poète, du musicien ou de l'artiste plastique, c'est d'être un guide des hommes. Permettre aux hommes d'identifier en eux-mêmes ce qui les rend humain, c'est-à-dire conforter cette parcelle d'âme, de créativité divine qui les place entièrement au zénith de leur responsabilité pour la création toute entière. Pour y arriver [...] ce qui compte dans l'art c'est le type de conception d'amour qu'il communique. En rendant sensible un universel, un art sublime rend accessible les plus hautes conceptions d'amour. Cet art là, celui qui nous fait réfléchir, mobilisera surtout des énigmes, des ambiguïtés et des ironies pour nous faire accéder à l'idée au-delà du visible. Car un art se limitant à la théâtralité et à la beauté des formes sombre dans un amour érotique et romantique, privant l'homme de son humanité et donc de son pouvoir révolutionnaire.»

KAREL VEREYCKEN, Rembrandt et Comenius contre Rubens: la lumière d'Agapè

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L'appauvrissement du bios originel dans l'art occidental (d'après Jean Clair)
«Dans un essai intitulé Considérations sur l'état des beaux-arts (Plon, 1980), Jean Clair retrace les causes historiques de l'appauvrissement du bios originel dans l’art occidental, expression par laquelle il désigne le reflux progressif du sentiment réel et de ses racines profondes. Deux tendances ont progressivement mis en péril le rôle de l'art dans nos sociétés. D'une part, cette volonté d'objectivité dans la représentation des choses, qui a suivi le développement de l'approche rationaliste en science, une approche qui a amené nombre d'artistes à se cantonner au domaine du visible. D'autre part, l'appel de la subjectivité qui a fait en sorte que l'artiste progressivement cesse d'être attentif au réel pour concentrer son attention sur ses propres perceptions, sur l'expression de sa propre sensibilité. D'une part, le monde tel que représenté par les peintres réalistes se voyait privé du riche terreau des symboles, des archétypes profonds, de la mémoire mythique qui a nourri l'imaginaire occidental depuis l'aube des temps. D'autre part, l'art en cessant d'être attention au monde pour en devenir une représentation subjective, cessait d'être ce lien vital entre le monde sensible et nous.

Jean Clair, qui venait pourtant d'être nommé directeur du tout nouveau musée Picasso de Paris au moment où il publia cet essai, s'inquiétait de la floraison des nouveaux musées. Il comparaît la croissance de ces musées genre nouveau à la façon dont le désert s'étend en envahissant des terres autrefois fertiles. « Si le musée gagne, écrit-il, c'est à la façon dont le désert croit: il s'avance là où la vie reflue. À qui aime la patrie des tableaux, il ne restera que l'enclos des musées, comme à qui aime la nature ne restera que les réserves de parcs, pour y cultiver la nostalgie de ce qui n'est plus ». Citant Malraux, il ajoutait: "Ce qui fait l'âme de ces nouveaux musées c'est la métamorphose des Dieux, des morts et des esprits en sculpture, quand ils ont perdu leur sacré."

Les grandes traditions artistiques, dit-il, ont toujours été fondées sur le respect d'une orthodoxie profondément enracinée dans le passé. Le grand projet de la modernité, en renvoyant dos à dos l'antiquitas et la modernitas, c'est de promouvoir des hétérodoxies, tributaires d'une pluralité de traditions. Cette négation d'une tradition dont l'art est le perpétuel prolongement, sera à son tour érigée en tradition, la «tradition de la nouveauté».

L'historien de la critique d'art, Lionello Venturi, fait remonter aux essais de l'archéologue allemand Winckelmann les premières manifestations d'un sentiment de rupture entre l'art du passé et l'art présent. Jusque là il y avait l'art que pratiquaient les artistes et l'art du passé à l'aune duquelils pouvaient mesurer leurs talents. "Winckelmann, note Venturi, inversa les choses et jugea l'art moderne au nom des Grecs anciens. La perfection s'était désormais déplacée du présent au passé."
Pour Clair, il s'agit là d'une mutation du savoir et du goût dans les arts, comparable à l'impact que purent provoquer les théories coperniciennes dans le domaine des sciences. L'artiste perdait un repère temporel qui lui permettait d'enraciner son oeuvre dans le temps. Tout au long de cet essai, Clair démontre comment l'artiste s'est vu privé l'un après l'autre de ses repères fondamentaux. le repère temporel, le repère géographique et culturel, le repère sensoriel. "L'artiste occupait le présent en maître et souverain; c'est au nom de ce qu'il accomplissait hic et nunc qu'il jugeait des créations qui l'avaient précédé. Dépossédé du présent, il était aussi dépossédé du sentiment d'être le seigneur de la création: celle-ci lui échappait pour élire sa demeure idéale en quelque point obscur du passé. "

L'art, déplorait déjà Hegel en 1820, est devenu quelque chose du passé. Pour le philosophe allemand, l'art au sens traditionnel était désormais mort.»

BERNARD LEBLEU, "L'art comme attention au monde", L'Agora, vol. 7 no 4, été 2003.

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