Du classique

André Suarès
Où on voit que le mot «classique» peut avoir un sens positif ou négatif car ce qui compte, ce n'est pas que ce soit classique ou pas, figuratif ou pas: «les grandes oeuvres comptent seules pour la vie»!
Les grenouilles sont en peine: elles se sentent trop libres; elles veulent un roi, elles appellent Boileau. Elles aspirent à la paix des règles dans la mare classique. On voit, sur les franges de l'étang, tout un farcin de têtards qui bénissent le jour où leur tombera la queue, persuadés qu'ils mueront alors en goélands et en aigles. Que de bruit, que de vaines clameurs autour d'un mot. Mais, à les en croire, ce mot donne toutes les vertus; et pourvu qu'ils soient classiques, demain les têtards auront des ailes. Demain.

Par «classique», ils entendent l'imitation, et ne s'en doutent pas. Ils ont fait de si mauvaises classes, qu'ils veulent humblement s'y remettre. J'en suis d'accord: qu'ils aillent sous la férule et qu'ils y restent! Mais pourquoi irais-je sur les bancs avec eux? Je n'ai point baillé à Virgile; et dans la cour du collège, à treize ans, j'ai reçu des coups pour Sophocle et pour Racine, au nom de Victor Hugo: j'étais seul et ils étaient cinquante. En ce temps-là, comme depuis, je n'ai connu que des vainqueurs héroïques.

Au fond de la tombe, les vieux régents sont bien vengés: leurs plus méchants élèves prétendent nous infliger les pensums qu'ils méritèrent à l'école.

Ils ne savent pas du tout ce qu'ils disent avec leur classique: sous leurs yeux, c'est quelques modèles qu'ils se proposent de reproduire. Ils se bornent à la copie. Ils ne s'embarrassent point de l'esprit qui anima ces lignes, ni s'il diffère de celui qui les anime. Tout de même, ils ne parlent pas du goût en connaissance de cause; ils ne visent qu'un certain bon goût, une espèce de correction froide, une manière polie d'être pauvre, une vertu qui ne se définit que par les manques. Leur goût c'est le bon ton. Qu'importe le ton, si la musique est nulle?

Puisque leur classique consiste dans l'imitation, il faudrait voir enfin ce qu'ils veulent qu'on imite. Leur idée, en art et en poésie, est que, par vocation, la France imite l'antiquité, comme Rome a imité la Grèce. Ou mieux encore, comme l'architecte de la Renaissance a cru restaurer les ordres antiques. Il s'agit donc d'imiter une imitation. Et désormais, puisque, puisque le dix-septième siècle y a réussi en perfection, c'est l'oeuvre de ce grand siècle qu'il faut qu'on imite. Imitation sur imitation d'imitations. Or, le fait est que, seule avec la Grèce, la France jusqu'ici ne s'est jamais imitée elle-même: c'est que la vie était en elle.

Si les Latins sont classiques au sens du dix-septième siècle, les Grecs ne le sont pas. En vérité, ni Corneille, ni Racine, ni personne en ce temps-là, n'a connu le théâtre grec. Ils n'y ont vu que ce qu'ils cherchaient. Que sont les Plaideurs au prix des Guêpes? pas même une parodie: le jeu d'un petit garçon qui a lu, en riant le Grand Aristophane. Phèdre est une très belle oeuvre: mais il y manque le sens de la grandeur. Tout est grand, chez les Grecs: la poésie grecque est à l'échelle de la grandeur. Ils n'imitent pas, eux: ils inventent.

Il faut donc que le classique, ne soit pas semblable à l'imitation du classique. Et, en effet, il en diffère infiniment.

Il y a un vrai classique, un classique créateur.

* * *

Parler de classique, sans avoir jamais rien compris aux Grecs, l'heureuse méthode ! Il serait peut-être bon de les avoir lus.

La parenté d'Eschyle n'est pas avec Corneille, mais avec Job, avec Dante et Shaskpere. Sophocle ne ressemble en rien à Racine. Il n'a pas son pareil, nulle part, si ce n'est à Athènes même, dans Phidias, et avec Donatello à Florence.

De tous les poètes, Aristophane ressemble le plus à Shakspere. Et Pindare, il fallait venir à nous pour qu'il eût des enfants et des disciples. On n'en finirait pas de montrer que les Grecs n'ont rien à faire avec la soi-disant poésie classique.

Le goût est le tact de l'esprit. Il a nom la mesure, quand il est à l'oeuvre. La mesure n'est pas la pauvreté, ni la qualité mystique, dont tant de gens font: oh ! et ah ! en pinçant les lèvres et hochant la tête. La mesure est le discernement exact de ce qu'une oeuvre doit être, et de ce que l'artiste y doit mettre pour qu'elle soit ce qu'elle doit. La forme classique ne confère pas plus cette vertu à l'oeuvre régulière que la symétrie ne produit l'harmonie dans une façade.

Le goût suprême est une suprême convenance.

Il n'est pas une grande oeuvre, où l'on ne trouve ce discernement: et dans l'oeuvre la moins classique en apparence, il est exquis. Nos têtards, pour écoués qu'ils soient, ne sont pas juges si la Tempête manque ou non aux divines convenances de Shaskpere. Bien loin d'y faillir, chaque trait y répond avec une justesse exquise.

Le bon goût, dont on radote, est le plus souvent un petit goût d'eau sans sel, qui n'offense rien ni personne. Le manque de parfum, le défaut de bouquet, plutôt que la saveur délicieuse. Le goût à la façon des classiques qui imitent, touche à l'insipide.

Être soi, voilà la racine du goût, comme de tout le reste. Le premier terme de toute convenance est de l'homme à son oeuvre. D'abord un homme. Le pire goût est de n'en avoir aucun, et de feindre qu'on soit ce qu'on n'eest pas.

Il est un grand goût, où l'on reconnaît assez la convenance d'une grande oeuvre à une grande pensée. Tel est le goût des grandes oeuvres classiques, à la grecque. Elles sont la révélation d'un nombre. Elles sont fondées sur l'ordre. Elles ont la vertu des proportions. L'ensemble et toutes les allures sont douées de style. La beauté de la langue, si elle est plus ou moins pure, voilà le seul élément qui varie. D'un mot, dans une telle oeuvre, l'effet de l'art est une harmonie.

Toute oeuvre, quelle qu'elle soit, où qu'elle se produise, est classique ou le doit être où règne une belle et grande harmonie. De quoi donc est-elle faite, cette harmonie ? en quoi consiste l'ordre et la convenance ? Capitalement, en ce que les moyens et l'expression, les signes enfin sont dans un rapport juste avec l'objet qu'ils signifient. Sur cette simple règle, on se rend compte que toute oeuvre vraiment grande est classique. Un goût puissant, fort en couleurs, téméraire même, convient et convient seul à des oeuvres qui respirent la force, l'éclat et la puissance. Ces oeuvres seraient manquées, si elles n'étaient pas violentes. Tous les poètes ne sont pas au même étage sur la montagne. Toutes les voix n'ont pas la même étendue, et ne chantent pas sur le même ton. Il est des coteaux modérés, où l'on ne voit point Eschyle sans ridicule; car il n'y serait pas sans chute. Il est des cimes orageuses, où Racine ne se ferait pas écouter, parce qu'il n'y saurait êter entendu. La juste mesure n'est pas à la même hauteur, ni du même ordre, pour les uns et pour les autres. L'étape, à tire d'aile, n'est pas la même pour l'albatros, taillé en trois-mâts de guerre, et pour la gente alouette. On ne sait pas pourquoi les têtards feraient,eux seuls, le calcul de la mesure juste. Sans doute, ils sont la multitude: ils ne comptent donc pas, sinon à la droite du chiffre. Tous les têtards de la terre, dans leurs académies, ne feront pas qu'il n'y ait aussi, loin des quais et loin des mares, peut-être inaccessibles, des sommets à l'Orient, et à l'Occident les solitudes atlantiques.

Qu'ils le veulent ou non, Beethoven est classique, en dépit de Mozart ou de Haydn. Et Wagner, malgré tout, l'est déjà infiniment plus que le petit Grétry: pour la raison que, classique ou non classique, il faut d'abord qu'une oeuvre vive.

Dire de ces puissants qu'ils ont du désordre, c'est ne point les connaître. Ils ont leur ordre, que la force moindre ne saisit pas. Dante est d'un ordre admirable, qui touche même à la symétrie. L'ordre de Shakspere est si beau, si complexe, si vivant qu'il échappe toujours à nos petits métreurs selon la ligne droite; l'ordre de Shakspere est orbiculaire: d'un foyer au centre, et selon divers rayons, il intrigue des courbes diverses qui s'enveloppent et se compensent les unes les autres.

De proche en proche, je réduis l'ordre classique à la forme vivante, qui est la seule forme juste.

La mesure n'est pas le moins du monde une recherche de la forme simple: mais une proportion juste entre la forme et l'objet. Ce qui est pauvre, n'est pas simple, par le seul effet de la pauvreté. La simplicité ne tient pas au nombre des éléments qu'elle implique. L'objet le plus riche et le plus complexe sera toujours assez simple, s'il se manifeste avec puissance. Sans quoi, il n'y aurait point de profondeur, et la beauté serait dépouillée de son plus rare signe.

* * *

Les petites oeuvres d'imitation sont nulles: classiques, si l'on veut. Ce qui ne compte pas, pourtant, dans la somme humaine, n'est ni classique ni le contraire. Les grandes oeuvres comptent seules pour la vie. L'imitation classique n'est bonne, que si elle porte l'esprit à veiller sur la pureté de la langue.

On imite les formes, et plus difficilement le style. Mais rien ne vaut que par l'esprit. Le dix-huitième siècle a les formes classiques; et, en poésie, du moins, toutes les oeuvres de ce temps-là sont mortes.

La vraie Renaissance a beaucoup inventé: c'est par là qu'elle vit, et non par Vignole après Vitruve. Les peintres et les musiciens ont sauvé l'art qu'allaient perdre les architectes. A Rouen, devant le Palais de Justice, comme à Notre-Dame de Paris, on a le sens d'un ordre divin, j'entends de la plus haute raison au service du sentiment le plus profond et le plus rare. Un coeur bien né n'éprouve pas une autre émotion devant le Parthénon, Mais les têtards demandent d'être horizontal au clocher de la cathédrale. Et ils maçonnent la Madeleine, pour rendre un culte au Parthénon: telle est l'école de la Maison Carrée, d'une infatuation sans bornes.

En quoi les Pensées de Pascal, qui sont le plus beau livre de la France, sont-elles classiques au sens du dix-septième siècle et de Versailles ? En rien. L'audace, la violence, les raccourcis brusques, les images libres, et même l'apparent désordre, le « Moi » partout présent, voilà le contraire de l'imitation. Parce qu'il est au ton de la passion et de la puissance, le livre de Pascal est classique: style et âme, la beauté du dessein et la grandeur de la réussite opèrent toujours le fidèle miracle.

On a l'air de croire que la forme d'une oeuvre fait passer sur le fond, et qu'un petit manteau classique fera prendre un petit homme pour un grand. C'est n'avoir aucune idée de la forme, et qu'elle est esprit même: c'est par la forme que tout vit.

Victor Hugo périt par la forme, quoi qu'il semble. Son théâtre est bouffon, en voulant être tragique: tout s'écroule par la disconvenance. Voici des pantins qui parlent en Titans: le ridicule suit. Pour le dire en passant, on reproche parfois à Victor Hugo de n'avoir pas la grande intelligence. Boutade, soit; mais d'où vient-elle ? Si vaste fût l'intelligence de Victor Hugo, elle était trop au-dessous de son verbe, trop inégale à l'éloquence de son imagination.

On ne manque pas de mesure parce qu'on est démesuré, mais par où l'on manque à sa propre mesure.

Le classique d'imitation est une idée de critique. Cette espèce est pleine de poison. Comme leur métier est d'écrire sur ce qu'on a écrit de ceux qui écrivent, ils proposent à l'art d'imiter ceux qui imitent. Le classique du Grand Siècle est une discipline pour les écoliers. Le vrai talent, d'ailleurs, n'imite qu'en accord avec lui-même. Combien plus le génie. Il y avait harmonie entre Racine et les formes de la tragédie antique, L'imitation des formes est ruineuse de toute vérité. Pour un Racine, cent poètes exsangues et dix mille tragédies mort-nées. Il faut d'abord être soi. Que chacun soit un homme, et qu'il exprime ce qu'il est.

Il n'y a de véritable Renaissance que le retour à la nature. Il n'y a d'école que la nature. La nature est le livre classique, et la Bible de tous les livres. L'ordre se fait toujours, quand on est capable d'harmonie: parce que l'homme n'est pas seulement un miroir à copier. L'oeuvre belle est une imitation de la nature par l'esprit.

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