Essentiel
L'égalité selon Simone Weil
« L'égalité est un besoin vital de l'âme humaine. Elle consiste dans la reconnaissance publique, générale, effective, exprimée réellement par les institutions et les moeurs, que la même quantité de respect et d'efforts est due à tout être humain, parce que le respect est dû à l'être humain comme tel et n'a pas de degrés.
Par suite, les différences inévitables parmi les hommes ne doivent jamais porter la signification d'une différence dans le degré de respect. Pour qu'elles ne soient pas ressenties comme ayant cette signification, il faut un certain équilibre entre l'égalité et l'inégalité.
Une certaine combinaison de l'égalité et de l'inégalité est constituée par l'égalité des possibilités.
Si n'importe qui peut arriver au rang social correspondant à la fonction qu'il est capable de remplir, et si l'éducation est assez répandue pour que nul ne soit privé d'aucune capacité du seul fait de sa naissance, l'espérance est la même pour tous les enfants. Ainsi chaque homme est égal en espérance pour chaque autre, pour son propre compte quand il est jeune, pour le compte de ses enfants plus tard.
Mais cette combinaison, quand elle joue seule et non pas comme un facteur parmi d'autres, ne constitue pas un équilibre et enferme de grands dangers.
D'abord, pour un homme qui est dans une situation inférieure et qui en souffre, savoir que sa situation est causée par son incapacité, et savoir que tout le monde le sait, n'est pas une consolation, mais un redoublement d'amertume; selon les caractères, certains peuvent en être accablés, certains autres menés au crime.
Puis il se crée ainsi inévitablement dans la vie sociale comme une pompe aspirante vers le haut. Il en résulte une maladie sociale si un mouvement descendant ne vient pas faire équilibre au mouvement ascendant. Dans la mesure où il est réellement possible qu'un enfant, fils de valet de ferme, soit un jour ministre, dans cette mesure il doit être réellement possible qu'un enfant, fils de ministre, soit un jour valet de ferme. Le degré de cette seconde possibilité ne peut être considérable sans un degré très dangereux de contrainte sociale ».
L'Enracinement
L'égalité selon Hannah Arendt
« Nous ne naissons pas égaux. Nous devenons égaux en tant que membres d'un groupe en vertu de notre décision de nous garantir mutuellement des droits égaux ».
Les Origines du totalitarisme, t. 1: L'impérialisme, Fayard, 1982, p. 288 sq.
Enjeux
« À la lecture du livre de Dominique Schapper, La Démocratie providentielle : essai sur l'égalité contemporaine (Gallimard), et de celui d’Alain Renaut, Alter ego : les paradoxes de l'identité démocratique, deux grands textes de philosophie politique me sont revenus en mémoire. Le premier est de Tocqueville et se trouve dans le majestueux prologue de La démocratie en Amérique : Il n'est pas nécessaire que Dieu parle lui-même pour que nous découvrions des signes certains de sa volonté; il suffit d'examiner quelle est la marche habituelle de la nature et la tendance continue des événements; je sais, sans que le Créateur élève la voix, que les astres suivent dans l'espace les courbes que son doigt a tracées.
Si de longues observations et des méditations sincères amenaient les hommes de nos jours a reconnaître que le développement graduel et progressif de l'égalité est à la fois le passé et l'avenir de leur histoire, cette seule découverte donnerait à ce développement le caractère sacré de la volonté du souverain maître. Vouloir arrêter la démocratie paraîtrait alors lutter contre Dieu même, et il ne resterait aux nations qu'à s'accommoder à l'état social que leur impose la Providence. Le second texte est de Montesquieu, et il est extrait de L’Esprit des lois : "Le principe de la démocratie se corrompt non seulement lorsqu’on perd l’esprit d’égalité, mais encore quand on prend l’esprit d’égalité extrême, et que chacun veut être égal à ceux qu’il choisit pour lui commander. Pour lors, le peuple, ne pouvant souffrir le pouvoir même qu’il confie, veut tout faire par lui-même : délibérer pour le sénat, exécuter pour les magistrats et dépouiller tous les juges."
Là où Tocqueville, donc, voit l’œuvre de la Providence, Montesquieu parle en terme d’hybris, de démesure humaine, trop humaine. Celui-ci veut mettre des limites à l’esprit d’égalité pour sauver la république, celui-là décrit sous le nom d’égalité des conditions un processus irréversible. Lequel a raison? Sont-ils, d’une certaine manière tous les deux, dans le vrai? »
Alain Finkielkraut, transcription d'un extrait de « Menaces et promesses de l’égalité », émission de la série « Répliques » présentées sur France Culture le 4 mai 2002 (Real Audio)
Les progrès de l'égalité selon Tocqueville
« Lorsqu'on parcourt les pages de notre histoire, on ne rencontre pour ainsi dire pas de grands événements qui depuis sept cents ans n'aient tourné au profit de l'égalité.
Les croisades et les guerres des Anglais déciment les nobles et divisent leurs terres; l'institution des communes introduit la liberté démocratique au sein de la monarchie féodale; la découverte des armes à feu égalise le vilain et le noble sur le champ de bataille; l'imprimerie offre d'égales ressources à leur intelligence; la poste vient déposer la lumière sur le seuil de la cabane du pauvre comme à la porte des palais; le protestantisme soutient que tous les hommes sont également en état de trouver le chemin du ciel. L'Amérique, qui se découvre, présente à la fortune mille routes nouvelles, et livre à l'obscur aventurier les richesses et le pouvoir.
Si, à partir du XIe siècle, vous examinez ce qui se passe en France de cinquante en cinquante années, au bout de chacune de ces périodes, vous ne manquerez point d'apercevoir qu'une double révolution s'est opérée dans l'état de la société. Le noble aura baissé dans l'échelle sociale, le roturier s'y sera élevé; l'un descend, l'autre monte. Chaque demi-siècle les rapproche, et bientôt ils vont se toucher.
Et ceci n'est pas seulement particulier à la France. De quelque côté que nous jetions nos regards, nous apercevons la même révolution qui se continue dans tout l'univers chrétien.
Partout on a vu les divers incidents de la vie des peuples tourner au profit de la démocratie; tous les hommes l'ont aidée de leurs efforts : ceux qui avaient en vue de concourir à ses succès et ceux qui ne songeaient point à la servir; ceux qui ont combattu pour elle, et ceux mêmes qui se sont déclarés ses ennemis; tous ont été poussés pêle-mêle dans la même voie, et tous ont travaillé en commun, les uns malgré eux, les autres à leur insu, aveugles instruments dans les mains de Dieu.
Le développement graduel de l'égalité des conditions est donc un fait providentiel, il en a les principaux caractères : il est universel, il est durable, il échappe chaque jour à la puissance humaine; tous les événements, comme tous les hommes, servent à son développement.
Serait-il sage de croire qu'un mouvement social qui vient de si loin pourra être suspendu par les efforts d'une génération? Pense-t-on qu'après avoir détruit la féodalité et vaincu les rois, la démocratie reculera devant les bourgeois et les riches? S'arrêtera-t-elle maintenant qu'elle est devenue si forte et ses adversaires si faibles?
Où allons-nous donc? Nul ne saurait le dire; car déjà les termes de comparaison nous manquent : les conditions sont plus égales de nos jours parmi les chrétiens qu'elles ne l'ont jamais été dans aucun temps ni dans aucun pays du monde; ainsi la grandeur de ce qui est déjà fait empêche de prévoir ce qui peut se faire encore.
Le livre entier qu'on va lire a été écrit sous l'impression d'une sorte de terreur religieuse produite dans l'âme de l'auteur par la vue de cette révolution irrésistible qui marche depuis tant de siècles à travers tous les obstacles, et qu'on voit encore aujourd'hui s'avancer au milieu des ruines qu'elle a faites ».
De la démocratie en Amérique, Introduction, p. 26-28.
La conception française de l'égalité
« La résistance française au libéralisme provient d’une part, comme l’a bien vu Tocqueville dans L’Ancien Régime et la Révolution, de ce que les Français placent l’égalité au-dessus de la liberté, d’autre part de ce qu’ils acceptent les inégalités lorsqu’elles sont dues à l’État et non à la concurrence des talents. C’est vérifiable même, et peut-être surtout, dans le domaine de la culture, où nos artistes et intellectuels se battent inlassablement pour obtenir des financements officiels et défendre la « préférence nationale » chère à Le Pen, en s’abritant, eux, gens de gauche, derrière le cache-sexe de l’« exception culturelle ».
Si un auteur dramatique et un metteur en scène, par exemple, montent, avec des capitaux privés, une pièce qui obtient un succès de public, et s’ils gagnent, mettons, quelques millions en un an, ils risquent fort de se voir méprisés pour avoir fait des concessions à une pratique bassement commerciale du théâtre.
Si un autre auteur dramatique, en revanche, et un autre metteur en scène montent, cette fois avec une subvention officielle du même nombre de millions, une pièce tout aussi bonne ou tout aussi mauvaise qui sera jouée deux fois devant des invités et tombera ensuite, alors ce sont de grands hommes qui sacrifient à une conception « exigeante » (ô combien!) de leur art.
Les premiers ont fait vivre une troupe, des techniciens, des décorateurs, des barmans, des caissiers, des comptables, des ouvreuses pendant douze mois, ont payé un loyer et des impôts, mais ce ne sont que des épiciers.
Les seconds ont pompé les contribuables en mettant à profit les faveurs d’un ministre : ils sont encensés par la critique et invités à la garden party de l’Elysée, le 14 juillet.
Ce que les Français détestent, ce ne sont pas les inégalités, ce sont les inégalités autres que celles octroyées par l’État. Rien ne l’a mieux montré que le succès des grèves des services publics durant l’hiver 1995-1996. Ces grèves avaient pour but d’empêcher que l’on révise les avantages exorbitants du droit commun - les privilèges au sens propre - qu’ont en France les salariés du secteur public par rapport à ceux du secteur privé.
Or les grévistes furent applaudis par les travailleurs mêmes du privé, victimes et payeurs de ce système inégalitaire, et par les sociologues de l’ultra-gauche, en théorie champions de l’égalité, en pratique eux-mêmes privilégiés, invulnérables, subventionnés à vie, en échange de fort peu de travail, par la société qu’ils font semblant de vouloir détruire.
Cette donnée profonde de la culture française - les inégalités dictées par la puissance et les corporations publiques sont bonnes, celles résultant des différences entre les activités des individus sont mauvaises - explique l’échec permanent du libéralisme en France, mais ne correspond aucunement à la doctrine des libéraux français.
Jean-François Revel, « Les libéraux français étaient-ils libéraux ?» - À propos du livre de Lucien Jaume : L'Individu effacé ou Le paradoxe du libéralisme français (Fayard, 1998, 591 p.). Extrait d'un compte rendu paru dans la revue Commentaire.