La conception française de l'égalité
Si un auteur dramatique et un metteur en scène, par exemple, montent, avec des capitaux privés, une pièce qui obtient un succès de public, et s’ils gagnent, mettons, quelques millions en un an, ils risquent fort de se voir méprisés pour avoir fait des concessions à une pratique bassement commerciale du théâtre.
Si un autre auteur dramatique, en revanche, et un autre metteur en scène montent, cette fois avec une subvention officielle du même nombre de millions, une pièce tout aussi bonne ou tout aussi mauvaise qui sera jouée deux fois devant des invités et tombera ensuite, alors ce sont de grands hommes qui sacrifient à une conception « exigeante » (ô combien!) de leur art.
Les premiers ont fait vivre une troupe, des techniciens, des décorateurs, des barmans, des caissiers, des comptables, des ouvreuses pendant douze mois, ont payé un loyer et des impôts, mais ce ne sont que des épiciers.
Les seconds ont pompé les contribuables en mettant à profit les faveurs d’un ministre : ils sont encensés par la critique et invités à la garden party de l’Elysée, le 14 juillet.
Ce que les Français détestent, ce ne sont pas les inégalités, ce sont les inégalités autres que celles octroyées par l’État. Rien ne l’a mieux montré que le succès des grèves des services publics durant l’hiver 1995-1996. Ces grèves avaient pour but d’empêcher que l’on révise les avantages exorbitants du droit commun - les privilèges au sens propre - qu’ont en France les salariés du secteur public par rapport à ceux du secteur privé.
Or les grévistes furent applaudis par les travailleurs mêmes du privé, victimes et payeurs de ce système inégalitaire, et par les sociologues de l’ultra-gauche, en théorie champions de l’égalité, en pratique eux-mêmes privilégiés, invulnérables, subventionnés à vie, en échange de fort peu de travail, par la société qu’ils font semblant de vouloir détruire.
Cette donnée profonde de la culture française - les inégalités dictées par la puissance et les corporations publiques sont bonnes, celles résultant des différences entre les activités des individus sont mauvaises - explique l’échec permanent du libéralisme en France, mais ne correspond aucunement à la doctrine des libéraux français.