Essentiel
La biologie, le droit, la bioéthique, dans leur état actuel, ne peuvent pas nous aider efficacement à trouver la voie de la sagesse dans les interventions humaines sur la vie, parce que ce sont des disciplines qui se meuvent à l'intérieur d'une raison instrumentale dont le but est de dépasser les limites alors que nous aurions besoin d'une raison respectueuse de la limite. C'est parce qu'ils vivaient d'une telle raison que les Grecs ont eu horreur de cette démesure dans laquelle nous nous complaisons.
«Or la raison est conçue, conformément à un thème ontologique fondamental de la pensée grecque, comme puissance essentielle de limitation, comme détermination à l'intérieur d'un trait qui fixe les contours, qui arrête le tracé au-delà duquel commencent excès et démesure, eux-mêmes condamnés simplement parce qu'avec eux s'instaure le règne du n'importe quoi. Être, c'est être quelque chose, et si l'indéfini est, dès l'aube de l'hellénisme, exorcisé, s'il est signe de déraison, c'est parce qu'il est en même temps non-être, ou moindre être. Définissant la rationalité comme puissance de limitation, il faut voir que cette limitation ne doit pas être comprise au négatif, c'est-à-dire comme ce qui, en bornant, ferme, mais au contraire, comme l'a marqué Heidegger dans Le principe de raison, comme ce qui, en cernant l'être, le constitue et le fait éclater au-dehors, saisissable au regard, tout comme la statue surgit du bloc quand le ciseau lui a conféré contour. La raison, pensant le besoin dans la société civile, lui donne son être de besoin humain, c'est-à-dire à la fois ouvre son champ et l'enclôt; elle assure la discipline du besoin au sens où Aristote, de façon très platonicienne, dit qu'il faut philosopher avec les passions, à savoir ne pas prétendre les extirper, mais les régler tout en les conservant. Et comment en effet extirper tout besoin? - mais comment l'abandonner à lui-même, à son excitabilité infinie, son indéfini pouvoir de prolifération, l'inextinguible appétit d'avoir plus.» (Le besoin et la détermination par Gilbert Romeyer Dherbey)
Voici comment, dans L'Illiade ou le poème de la force, Simone Weil déplore le fait que les idées de limite et de mesure, qui «devraient déterminer la conduite de la vie, n'ont plus qu'un emploi servile dans la technique.»
«Ce châtiment d'une rigueur géométrique, qui punit automatiquement l’abus de la force, fut l'objet premier de la méditation chez les Grecs. Il constitue l’âme de l'épopée; sous le nom de Némésis, il est le ressort des tragédies d'Eschyle; les Pythagoriciens,
Socrate, Platon, partirent de là pour penser l'homme et l’univers. La notion en est devenue familière partout où l’hellénisme a pénétré. C'est cette notion grecque peut-être qui subsiste, sous le nom de Kharma, dans des pays d’Orient imprégnés de bouddhisme; mais l'Occident l’a perdue et n’a plus même dans aucune de ses langues de mot pur l’exprimer; les idées de limite, de mesure, d'équilibre, qui devraient déterminer la conduite de la vie, n'ont plus qu’un emploi servile dans la technique. Nous ne sommes géomètres que devant la matière; les Grecs furent d’abord géomètres dans l’apprentissage de la vertu.» (La source grecque, NRF, Paris, 1953)
Enjeux
Pour pouvoir souhaiter imposer une limite à nos interventions sur la nature et pour pouvoir penser cette limite, il nous faut d'abord nous réconcilier avec la notion même de limite, voir en elle une chose positive, dans tous les domaines, à commencer par l'art.
Or le grand rêve dans lequel nous baignons est caractérisé par la fièvre de l'illimité. Tout commence par la musique qui, ayant perdu la mesure profonde, se laisse emporter par les décibels, désormais renforcés par des images violentes. Chaque fois qu'une fusée quitte le sol, nous rêvons d'autre part d'espaces infiniment grands et lorsqu'on nous parle des progrès de la physique, c'est pour nous précipiter dans ce qui apparaît maintenant comme l'infiniment petit par rapport à cet atome qui, hier encore, semblait marquer la limite de la petitesse. On sait aussi que le livre des records est plus vendu actuellement que le livre des paraboles, la Bible. Or le culte du record est la forme la plus manifeste de la fièvre de l'illimité.
Voilà donc le rêve qui englobe nos pensées. À ce lyrisme, séduisant et envahissant, il nous faut substituer un poème de la limite.
Un tel poème est en train de se constituer, discrètement, autour de l'écologie. Au rêve de la conquête, cette dernière substitue peu à peu celui de l'équilibre. Si le taux d'acidité dépasse un certain seuil, les truites meurent dans les lacs et de nouveaux déséquilibres s'ensuivent en cascades; alors qu'il n'y a rien de plus émouvant, quand on y regarde de près, que ces fragiles équilibres par lesquels se fait le partage d'un territoire entre différentes espèces animales. La beauté des paysages et des oeuvres d'art qui les imitent nous donne accès aux mêmes équilibres dans un autre dimension. De plus en plus de gens sont sensibles à ces réalités.
Chaque fois que le souci de l'équilibre l'emporte, c'est qu'une limite a été imposée à un désir humain. Si, par exemple, chaque Occidental réduisait sa consommation de viande, l'énergie et les ressources finiraient par être mieux réparties sur la planète et par la suite les arbres seraient préservés dans les pays pauvres et désertiques.
Le plus souvent, toutefois, on n'aime pas la limite pour elle-même, on s'y résigne, on l'accepte à regret parce qu'elle est le seul moyen d'atteindre une certaine fin. Ce n'est pas dans l'enthousiasme que les Occidentaux ont décidé de ne pas généraliser l'exploitation du Concorde, mais parce que la hausse du prix du pétrole avait changé les règles du jeu.
Il faut rendre la limite aimable, en faire une source d'inspiration, un objet d'attachement. D'où, encore une fois, l'importance d'un grand poème, qui prendrait tantôt la forme d'une musique destinée à harmoniser les désirs plutôt que de stimuler les pulsions; qui mettrait en évidence le lien entre l'idée de forme, et donc de beauté et l'idée de limite; qui montrerait ce qu'il y a d'émouvant dans l'amour de la vie et le respect de ses fragiles équilibres.
Le poème qui commence à prendre forme autour de l'écologie est aussi au coeur de la grande culture occidentale et de la plupart des traditions orientales.
La mer, contenue dans des rythmes, eux-mêmes déterminés par les mouvements périodiques de la lune, est le parfait symbole de la limite, et aussi de la pensée telle que les Grecs nous l'ont révélée.
On retrouve le souffle mesuré de la mer dans l'alexandrin et dans ces longs poèmes épiques qui se déroulent comme les vagues.
«La mer, la mer toujours recommencée
ô récompense après une pensée
Qu'un long regard sur le calme des dieux...» (Valéry, Le cimetière marin)