Rembrandt

Théophile Gautier
Rembrandt, quoiqu’il ait vécu dans la brumeuse Hollande, est aussi un dieu de la peinture, et il peut tenir son rang parmi les plus illustres. C’est un génie romantique dans toute la force du mot, un alchimiste de la couleur, un magicien de la lumière. Son œuvre pourrait être symbolisée par cette merveilleuse eau-forte où il nous montre, dans sa cellule obscure, un docteur Faust ou quelque souffleur hermétique se soulevant de son fauteuil à la vue du microscope éblouissant qui rayonne à travers les ténèbres de son cabinet d’étude. Le génie de Rembrandt est une étoile se dégageant de l’ombre. Certes il n’a pas la beauté plastique, l’idéal épuré et la noblesse de style des grands Italiens, mais il a trouvé un monde où il règne en maître et qu’il semble avoir créé de toutes pièces. Il s’est fait une manière bizarre, fantastique, mystérieuse et farouche qui n’appartient qu’à lui. S’il n’a pas la beauté, il a le caractère, et ses figures souvent laides, parfois monstrueuses, sont toujours profondément humaines ou pathétiques. De la vérité historique du costume, il s’en soucie autant que les Vénitiens, c’est dans le juden-grass, dans les magasins de bric-à-brac, dans les friperies cosmopolites de Ridec qu’il va choisir les turbans, les pelisses, les cuirasses, les morions et les défroques dont il affuble ses personnages. C’est là ce qu’il appelle ses antiques, et, quoiqu’il ait chez lui des plâtres et des gravures, il n’en consulte jamais d’autres.

Nous avons vu en Paul Véronèse dans Les Noces de Cana donner à une simple noce juive l’éclat, la somptuosité et la grandeur d’un banquet royal. Il fait asseoir à cette noce ainsi transfigurée les personnages les plus illustres et les plus puissants de son époque. Rembrandt, dans sa petite Sainte Famille, use d’un procédé contraire. Il prend pour fond un humble intérieur hollandais avec ses murs bruns de ton, sa cheminée à hotte perdue dans l’ombre et sa fenêtre étroite par laquelle pénètre un rayon de lumière à travers les vitres jaunes; il penche une mère sur le berceau d’un enfant, un mère, rien de plus, avec sa gorge illuminée d’une lumière oblique; près d’elle, une vieille matrone, et à côté de la fenêtre, un menuisier qui travaille et rabote quelques pièces de bois. Telle est sa manière de comprendre la Vierge, sainte Anne, l’enfant Jésus et saint Joseph. Il rend la scène plus intime, plus humaine, plus triviale, si vous voulez, qu’on ne l’a jamais peinte. Vous êtes libre de n’y voir que la pauvre famille d’un menuisier; mais le rayon qui frappe le berceau de l’enfant Jésus montre bien que c’est un Dieu, et que de cet humble berceau jaillira la lumière du monde.

Ce tableau, si contraire au génie italien, c’est l’évangile traduit, pour les pauvres gens et les humbles du cœur que gêneraient la solennelle élégance et les attitudes rythmées des belles madones, en langage vulgaire. Le sentiment remplace le mysticisme, et la puissante trivialité du génie équivaut à la pureté du style le plus classique. Ajoutez à cela une exécution merveilleuse et la magie de la couleur de Rembrandt.

Rarement le peintre d’Amsterdam a fait un Portrait de femme qu’on puisse comparer pour la beauté relative du type à celui qui est placé dans le grand Salon près de la maîtresse de Titien, dont le voisinage formidable ne lui nuit point. C’est une jeune femme de vingt-cinq ans à peu près, avec des traits réguliers, un peu forts, des yeux bruns, des lèvres épaisses et vermeilles, des cheveux abondants et crespelés d’un marron tirant sur le roux, un physionomie tranquille, avenante et douce. Une casaque bordée de fourrures lui couvre les épaules et laisse voir son col gras et souple, sa poitrine rebondie que couvre à demi une chemisette plissée. On ne saurait imaginer l’incroyable puissance de vie que Rembrandt a su prêter à cette figure baignée dans l’or fluide d’un coloris magique. Les ombres des joues, le clair-obscur du col, le ton blond du linge, le bitume chaleureux et transparent de la fourrure et des cheveux dont le brun semble pénétré de soleil, la lumière du front et du nez, le travail étonnant de la brosse qui, avec son martelage, rend le grain de la peau et la solidité de la chair, font de ce portrait un des chefs-d’œuvre de l’art, une peinture sans rivale. Titien lui-même n’a pas cette force profonde de couleur et cette intensité de lumière. Son ambre pâlit un peu à côté de cet or.

En entrant dans le sanctuaire de l’art du Nord, saluez Rembrandt, le plus original, le plus magique, le plus intense de tous ces maîtres qui, du fond de leur brume, rêvaient le soleil et l’ont peut-être mieux rendu que les Italiens avec leurs chairs brunes, ayant pour fond un inaltérable azur. Quelle merveille que L’Ange Raphaël quittant Tobie! C’est un petit tableau de chevalet, mais où il y a plus de grandeur que dans d’immenses toiles couvrant de vastes pans de muraille. Dans ce cadre étroit, Rembrandt a su faire tenir tout le ciel. L’ange protecteur de Tobie, ayant rempli sa mission, dépouille son déguisement et remonte au ciel, d’un mouvement si rapide que ses ailes semblent palpiter à son dos presque invisibles dans un tremblement de lumière; sa robe vole comme un nuage, sa chevelure d’or étincelle au milieu des rayons, et il va disparaître à travers une trouée de splendeurs. À gauche, au seuil de la maison exhaussé de quelques marches, la jeune femme de Tobie dans une attitude admirative, sa mère Anne qui a douté de l’intervention céleste et laisse tomber sa béquille d’étonnement à la vue du miracle, et plus bas le jeune époux et son père agenouillés ou prosternés remerciant Dieu. Toute cette partie du tableau est baignée dans une ombre transparente et chaude où éclate, comme un jet de foudre, l’éblouissante clarté que l’ange répand autour de lui.

Rembrandt n’est pas seulement un faiseur de tours de force pyrotechniques, tirant, comme on dit, des coups de pistolet dans les caves, un magicien de la lumière n’ayant pour but que les effets; il a au plus haut degré le sentiment humain, religieux et pathétique. Avec des formes parfois communes, triviales, manquant de noblesse comme dessin – car sa couleur est toujours d’une rare distinction –, il parvient à exprimer les nuances les plus délicates de l’âme. Quelle onction, quelle tendresse, quelle charité évangélique dans ce Bon Samaritain qui recommande aux gens de l’hôtellerie, où il l’a transporté, le pauvre blessé ramassé au bord de la route et dont il paye la dépense! Digne samaritain, tu vaux tous les pharisiens du monde, et Rembrandt t’a donné la plus honnête, la plus sympathique physionomie qu’on puisse voir dans ta bonne laideur hollandaise. Celui-là est un brave homme, et il ira en paradis en dépit de sa nationalité et de sa secte.

Dans Les Pèlerins d’Emmaüs, l’auréole soudaine qui s’allume au front du Christ, rompant et bénissant le pain à la table où il s’est assis avec ses disciples, illumine tout le tableau de sa lueur d’étoile. Que d’amour, d’adoration et de surprise heureuse dans les expressions et les attitudes des disciples reconnaissant leur maître chéri!

Il semble que Rembrandt, en peignant Le Philosophe en méditation, ait voulu créer un intérieur pour loger selon ses rêves sa pensée mystérieuse. Ce peintre à façons d’alchimiste a dû souhaiter pour atelier et laboratoire une grande salle voûtée comme celle-ci, aux coins remplis d’ombre où montent des escaliers en spirale, aux profondeurs ténébreuses peuplées de vagues chimères, aux murailles épaisses, éclairée par une fenêtre unique, maillée de plomb, vitrée de carreaux verdâtres laissant filtrer une lumière avare sur la table encombrée de sphères, de sextants, d’almagestes, de vieux bouquins à tournures de grimoire, près de laquelle médite, enfoncé dans son fauteuil, quelque vieillard à robe fourrée, magicien autant que philosophe, souffleur hermétique autant que docteur. Nous croyons voir le génie même de Rembrandt dans ce personnage à physionomie de rabbin rêvant sous un rayon au milieu d’ombres qui s’épaississent en s’éloignant de lui. Rembrandt a répété deux fois ce sujet avec quelques variantes; dans l’un des tableaux, le philosophe est absolument seul avec son fatras de docteur Faust. Dans l’autre, la vie domestique circule autour du rêveur, discrète, silencieuse, marchant sur la pointe du pied : une femme portant un seau monte un escalier en colimaçon; une autre servante, accroupie devant la cheminée, suspend un chaudron à la crémaillère et attise le feu; mais il faut chercher ces détails à travers les pénombres, les bitumes et les obscurités des fonds assoupis pour ne laisser briller que le crâne et le livre du savant.

Trois ou quatre portraits de Rembrandt, que possède le Louvre, le représentent à divers âges. Il aimait à se prendre lui-même pour modèle et il a multiplié son image sous différents aspects. Tous ces portraits arrangés avec un goût fantasque, pourpoints de velours où des chaînes d’or mettent des points lumineux, où des linges font luire par quelque interstice leur blancheur dorée, toques au cordon agrafé d’une pierre, sont des chefs-d’œuvre incomparables, des prodiges de modelé, de couleur et de vie. Mais le plus beau peut-être est ce jeune homme sérieux et pâle, à l’ovale accompagné de longs cheveux comme en portaient les romantiques de 1830. Jamais Rembrandt ne montra autant de noblesse que dans cette belle tête d’un charme romanesque.

Citons encore deux ou trois têtes de vieillards dont la touche heurtée de Rembrandt exprime avec un rare bonheur les rides profondes et les méplats séniles. Dans la série des coloristes, le peintre de La Ronde de nuit a trouvé une gamme nouvelle. Il semble qu’un vernis d’or, pareil à ces tons fauves de harengs saurs qui font l’effet d’être glacés de bitume sur du paillon, ait légèrement enfumé ses toiles. Dans ses plus grandes vigueurs, Rembrandt n’est jamais noir. Une chaleur rousse circule sous ses obscurités et les rend transparentes. Le peintre le plus sombre est celui qui a le plus de lumière. Amsterdam, grâce à Rembrandt, peut lutter avec Venise, et les deux villes dont les pieds baignent dans des canaux sont les reines de la couleur.

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