L'Embarquement pour Cythère

Théophile Gautier
Quoiqu’il n’ait peint que des fêtes galantes et des sujets tirés de la comédie italienne, Antoine Watteau est un grand maître. Il a créé un aspect nouveau de l'art et vu la nature à travers un prisme particulier. Son dessin, sa couleur, ses types, ses agencements lui appartiennent. Il est original. Il a de la grâce, de l'élégance, de la désinvolture, et son art est sérieux, si son genre peut sembler frivole. Son œuvre est une fête perpétuelle. Ce sont des concerts, des bals, des entretiens galants, des rendez-vous de chasse, des décamérons dans les grands parcs à terrasses, à statues et à fontaines mythologiques, des Mezzetins donnant des sérénades à des Isabelles, des Colombines jouant de l'éventail et de la prunelle avec des Léandres, des cavaliers relevant de belles dames assises sur l'herbe: tout ce qu'une imagination heureuse peut inventer de plus riant et de plus aimable. En voyant ces toiles si gaies, si spirituelles, si claires de ton, où les lointains bleuissent comme les paradis de Breughel, on serait tenté de croire, chez l'artiste, à une bonne humeur inaltérable et à un joyeux éblouissement de la vie. Ce serait se tromper; Watteau était valétudinaire, mélancolique, voyait tout en noir et n'avait de rose que sur sa palette. Le Louvre ne possède de Watteau qu'une seule toile, mais c'est un chef-d'œuvre de l'artiste: l'Embarquement pour Cythère.

Au bord d'une mer dont l'azur vague se confond avec celui du ciel lointain, près d'un bouquet d'arbres aux branches légères comme des plumes, se dresse une statue de Vénus, ou plutôt un buste de la déesse terminé en gaine à la façon des Termes et des Hermès. Des guirlandes de fleurs s'y suspendent. Un arc et un carquois y sont attachés. Non loin de la déesse un banc, une jeune femme jouant de l'éventail semble hésiter à partir pour l'île de Cythère. Un pèlerin agenouillé près d'elle lui chuchote à l'oreille de galantes raisons, et un petit Amour, le camail sur les épaules, la tire par le pan de sa robe. Il doit être du voyage sans doute. A côté de ce groupe un cavalier prend par les mains, pour l'aider à se relever, une jeune beauté assise sur le gazon. Un autre emmène sa belle, qui ne résiste plus et dont il entoure du bras le fin corsage. Au second plan, trois groupes d'amoureux, le camail au dos, le bourdon à la main, se dirigent vers la barque où sont déjà arrivés deux groupes de pèlerins de la tournure la plus svelte et la plus coquette. Avec quelle élégance la femme qui va entrer dans l'esquif relève par derrière, d'un petit tour de main, la traîne de sa robe! Il n'y a que Watteau pour saisir au vol ces mouvements féminins. La barque est sculptée, dorée, et porte à sa proue une chimère ailée, cambrant son torse et renversant sa tête dans une coquille à cannelures. Des rameurs demi-nus la manœuvrent, et de petits Amours en déploient la tente. Au-dessus de l'esquif, dans des tourbillons de légères vapeurs, pareilles à des gazes d'argent, volent, se roulent et jouent des Cupidons enfants, dont l'un agite une torche. Voilà bien à peu près les principaux linéaments de la composition et la place des personnages. Mais quels mots pourraient exprimer ce coloris tendre, vaporeux, idéal, si bien choisi pour un rêve de jeunesse et de bonheur, noyé de frais azur et de brume lumineuse dans les lointains, réchauffé de blondes transparences sur les premiers plans, vrai comme la nature et brillant comme une apothéose d'Opéra? Rubens et Paul Véronèse reconnaîtraient volontiers Watteau pour un de leurs petits-fils. L'auteur de l'Embarquement pour l'île de Cythère est assurément le peintre de l'école française le plus coloriste.

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