Le radeau de la Méduse
Malgré quelques inexpériences et quelques impossibilités que le moindre rapin relèvera aussi bien que nous, il n’en reste pas moins à admirer un jet puissant, une belle intelligence du groupe, et surtout cette facture ample et hardie qui, bien plus que tout autre mérite, a fait de Géricault un des chefs véritables de la révolution opérée dans la peinture depuis une vingtaine d’années.
Il ne faut pas s’y tromper, en effet; malgré une sève inconnue qui circule dans le dessin de Géricault, il est moins débarrassé des langes académiques qu’on ne le suppose généralement. L’amour du nu, le culte du morceau rendu l’entraînent souvent au delà et en deçà de l’expression et de la convenance. Ces admirables études qui se tordent sur le radeau de la Méduse ont un arrière-goût de modèles crânement copiés, de science anatomique complaisamment étalée, et nous doutons fort, malgré notre admiration profonde pour cette œuvre immortelle, que les choses se soient passées ainsi sur le fatal banc d’Arquin.
Mais qu’importe ! Le ciel de plomb qui pèse sur toute la scène, la vague pesante qui se lève comme la mâchoire d’un grand sépulcre béant, la voile qui abrite une partie de la scène, le jour lugubre et blafard qui vient faire saillir ces corps revêtus d’une pâleur cadavérique, le nègre agitant un mouchoir avec un geste désespéré vers le point imperceptible qui révèle à tous ces malheureux un salut incertain, toute l’angoisse répandue sur la composition, lui donnent une valeur historique, et, de par la toute-puissance du génie, il est impossible, même à un naufragé de la Méduse, de se figurer la scène autrement.
La tribune française est ornée, à ses ongles, des bustes de David, Gros, Gérard et Guérin. Géricault et Prud’hon mériteraient bien, ce nous semble, le même honneur.