Apprivoiser la mort

Philippe Ariès
On a dit de Philippe Ariès qu'il fut le Darwin de la mort. Il a en effet décrit la façon dont elle a évolué dans les mentalités au cours du second millénaire.
« La mort est à la mode. Mais Philippe Ariès avait devancé la mode. Il a commencé ses recherches immédiatement après la guerre. Il prépare un ouvrage monumental sur l'histoire des attitudes devant la mort en Occident. L'ouvrage pourtant remarquable qu'il vient de faire paraître aux éditions du Seuil, Histoire de la Mort en Occident (1975), ne doit être considéré que comme une introduction à l'ouvrage principal.


CRITÈRE. Philippe Ariès, d'où vient, selon vous, l'intérêt subit des occidentaux pour la mort?

Philippe Ariès. C'est une histoire longue et curieuse. Voici une anecdote amusante qui la résume assez bien. Vous avez sans doute entendu parier de cet éditeur américain tout à fait excentrique, Mrs Knopf. Elle était couverte de perles, elle avait les ongles longs ... Elle venait fréquemment en France dans les années qui ont suivi la guerre. J'avais déjà moi-même commencé à m'intéresser aux attitudes devant la mort. J'ai un jour demandé à Mrs Knopf, que je rencontrais fréquemment, si un ouvrage sur les attitudes devant la mort pourrait intéresser les américains. Elle a paru très étonnée par ma question et sa réponse a été, bien entendu, négative. J'ai rencontré la même Mrs Knopf à New York en 1965. Bien des choses avaient changé. Je lui ai posé la même question. Elle m'a répondu; ça nous intéresse beaucoup. C'était l'époque du film The Loved One, tiré du roman de Evelyn Waugh. 1965 a donc été l'année charnière.


CRITÈRE. Qu'est-ce qui vous a amené à vous intéresser à cette question avant tout le monde, avant même les américains?

P. A. Je me suis d'abord intéressé aux cimetières et au culte des tombes. Je me suis posé une question très simple. Dans ma jeunesse, je faisais fréquemment le pèlerinage de novembre au cimetière. Nous allions, à la Toussaint surtout, fleurir les tombes de nos parents décédés. Je me suis demandé d'où venait ce culte. On a souvent, à tort, l'impression que les choses de ce genre sont éternelles, qu'il y a dans ce domaine une espèce d'immobilité. Or je me suis vite rendu compte que le culte des tombeaux que nous pratiquons en France est très récent. A la Toussaint, dans l'ancienne société, il n'y avait pas de visite au cimetière, comme il y en a encore maintenant. Mais il y avait, par exemple, des capucins qui se promenaient dans les rues, en faisant la quête, et qui chantaient des De Profundis pour les parents décédés de ceux qui leur faisaient l'aumône. C'est seulement au XIXe siècle que tout a commencé. Et le phénomène n'était pas limité à ceux qui avaient la foi. Au XIXe siècle, on va au tombeau même si on ne croit à rien. Vous comprenez facilement pourquoi mon intérêt s'est étendu à tout ce qui concerne les attitudes devant la mort. J'ai été en quelque sorte piégé par la mort.


CRITÈRE. N'avez-vous pas été influencé à cette époque par le grand ouvrage de Huizinga, L'automne du Moyen-Age, dont vous parlez fréquemment?

P. A. Oui, j'ai beaucoup admiré l'ouvrage de Huizinga. Il a eu beaucoup d'influence sur les historiens de ma génération. Mais en ce qui concerne la mort, ce livre ne contient que des études partielles. Au moment où j'ai commencé mes recherches, il n'existait d'ailleurs que des études partielles et ponctuelles du même genre. J'ai voulu contester les préjugés concernant l'immobilité, faire apparaître la continuité.


CRITÈRE. Vous êtes en quelque sorte le Darwin de la mort.

P. A. A l'heure actuelle, le plus grand ouvrage sur la question est celui de Louis-Vincent Thomas. Cet ouvrage est aride par certains côtés, mais extrêmement sérieux, fondamental. Jean Ziegler, dont on parle beaucoup à l'heure actuelle, a été très influencé par les travaux de Louis-Vincent Thomas. Mais revenons à la question des préjugés concernant l'immobilité, je veux préciser ma pensée. Comment restituer la continuité? Il fallait d'abord que je fasse apparaître le fond d'immobilité.


CRITÈRE. Quel est ce fond d'immobilité, ce fond commun à toutes les époques?

P. A. C'est, incontestablement, la mort apprivoisée. Pendant plus d'un millénaire, depuis le VIe siècle après Jésus-Christ jusqu'à la Renaissance, on peut dire que la mort ne faisait pas peur aux gens. Elle était l'un des grands moments de la vie.


CRITÈRE. Comment mouraient les chevaliers de la chanson de geste ou des plus anciens romans médiévaux?

P. A. D'abord, ils sont avertis. On ne meurt pas sans avoir eu le temps de savoir qu'on allait mourir. Ou alors c'était la mort terrible, comme la peste ou la mort subite, et il fallait bien la présenter comme exceptionnelle, n'en pas parier. Normalement donc, l'homme était averti.

«... A Roncevaux, Roland “sent que la mort le prend tout. De sa tête, elle descend vers le coeur.” Il “sent que son temps est fini”. Tristant “sentit que sa vie se perdait, il comprit qu'il allait mourir.” ( ... ) “Quand Iseult retrouve Tristan mort, elle sait qu'elle aussi va mourir. Alors elle se couche près de lui, elle se tourne vers l'Orient.”»

P. Ariès, Histoire de la Mort en Occident.


CRITÈRE. Les cas que vous citez ne sont-ils pas exceptionnels? Les gens avaient-ils tous le temps et le bonheur de prendre la position du gisant et de se tourner vers l'Orient?

P. A. Non, il ne s'agit pas de cas exceptionnels. Les exemples que je vous donne illustrent une attitude générale. Pensez à la fin tragique du général Franco. A une autre époque, il serait mort à la suite de sa première attaque, quelques heures ou, au plus, quelques jours plus tard. Il aurait sûrement considéré cette première attaque comme une prémonition. L'archevêque de Saragosse serait alors venu avec le manteau de Notre-Dame del Pilar. Franco serait mort, comme la nature le voulait sans doute, et on aurait assisté à une cérémonie traditionnelle. Mais nous sommes en 1975. Les médecins sont intervenus. Et l'archevêque de Saragosse, de même que Don Juan Carlos, qui avaient été appelés, ont dû repartir. Ils ne pouvaient pas rester indéfiniment auprès de Franco.

Il y a dans votre littérature de très beaux exemples de mort apprivoisée. Je pense au père Didace dans le roman de Germaine Guévremont intitulé Marie-Didace. Il fait sa confession de vive voix! A cette époque, on attendait la mort, on la sentait venir. Aujourd'hui, sous l'influence de la médecine, on lutte contre elle.


CRITÈRE. Que pensez-vous du jugement rendu dans le cas de la petite américaine, Karen, dont on a prolongé l'existence artificiellement? On a donné raison aux médecins.

P. A. En légalisant l'euthanasie dans ce cas, les juges auraient ouvert la porte à des abus. En tant que médecin cependant mon attitude aurait été très différente. J'aurais sûrement trouvé le moyen de débrancher l'appareil. Je pense que dans des cas semblables il faudrait pouvoir s'en remettre au médecin, à son bon sens et à sa bonté. Le médecin peut se permettre bien des choses qui, dans la perspective où se situe le juge, sont impossibles.

Vous savez comment les choses se passaient en France au XIXe siècle, quand les gens mouraient encore à la maison? Le médecin venait. Il donnait au début un peu de morphine au patient pour rendre sa souffrance plus tolérable. Quand il constatait que le malade risquait de devenir une charge trop lourde pour sa famille et que, de toute évidence, son mal était irréversible, le médecin donnait une dose de morphine un peu plus forte, sans même le dire à la famille, mais, bien entendu, avec son consentement tacite. Il s'agissait, en quelque sorte, d'une euthanasie familiale. Une telle euthanasie n'est malheureusement plus possible dans les hôpitaux. Autour des mourants, dans les hôpitaux, on se surveille. On n'ose pas donner une dose de morphine plus forte, ou l'équivalent, de peur d'être dénoncé.

« What happens in a changing field of medicine, where we have to ask ourselves whether medicine Is to remain a humanitarian and respected profession or a new but depersonalized science in the service of profonging life rather than diminishing human suffering? Where the medical students have a choice of dazens of lectures on RNA and DNA but less experience in the simple doctor-patient relatîonship that used to be the alphabet for every successful family physician? What happens in a society that puts more emphasis on 10 and class-standing than on simple matters of tact, sensitivity, perceptiveness, and good taste in the management of the suffering? ln a profes. sional society where the young medical student is admired for his research and laboratory work during the first years of medical school while he la et a loss for words when a patient asks him a simple question? If we could combine the teaching of the new scientific and technical achievements with equai emphasis on interpersonal human relationships we would indeed make progress, but not if the new knowledge is conveyed to the student et the price of less and less Interpersonal contact. What is going to become of a society which puts the emphasis on numbers and masses, rather than on the Individual where medical schools hope to enlarge their classes, where the trend is away from the teacher-student contact, which is replaced by closed-circuit television teaching, recording, and movies, all of which can teach a greater number of students in a more depersonalized manner? »

Elisabeth Kübler-Ross, On death and dying, pp. 11-12.


CRITÈRE. La mort dans les hôpitaux serait dont une mort concentrationnaire? Les équipes soignantes semblent former des petites collectivités traquées.

P. A. Mais il faut dire que c'est dans des équipes soignantes des Etats-Unis que le mouvement actuel a commencé. On a constaté qu'il y avait des situations vraiment intolérables. Il faut citer à ce sujet l'histoire célèbre d'Elisabeth Kübler-Ross, américaine d'origine hongroise. Médecin, elle occupait des fonctions importantes dans un hôpital. Choquée par le silence dont on entourait la mort, elle a voulu réagir. Elle a eu beaucoup de peine à parvenir auprès d'un mourant; on lui faisait des difficultés telles qu'elle aurait dû normalement conclure que personne ne mourait dans les hôpitaux. Dans tous les services auxquels elle s'adressait, on lui répondait toujours: mais, madame, il n'y a pas de mourants ici! Non seulement il ne fallait pas parler de la mort, mais il fallait dire qu'il n'y avait pas de mourants. Elisabeth Kübler-Ross a quand même fini par en rencontrer un. La première chose que ce mourant lui a dite, d'un ton méfiant, est la suivante: “Vous êtes sans doute, vous aussi, de ceux qui ne veulent pas en parler.” Le récit qu'elle a fait ensuite de ses expériences est devenu très célèbre.*

Aujourd'hui, la thanatologie est une science importante aux Etats-Unis.

CRITÈRE. N'y a-t-il pas eu même quelques excès dans ce domaine? Il y a quelques années, le Time Magazine parlait d'un professeur de psychologie américain qui avait apporté un cercueil dans une salle de cours. Pour aider ses étudiants à vaincre leur angoisse devant la mort, il les invitait à s'allonger à tour de rôle dans le cercueil.

P. A. La thanatologie ne se réduit pas à cela. Les gens les plus sérieux s'efforcent tout simplement de créer des conditions aussi naturelles que possible pour les mourants. Il y a beaucoup à faire. Dans les facultés de médecine, c'est là une chose inquiétante, on ne parle pas de la mort aux étudiants. On ne les prépare en aucune manière à y faire face. Mais les choses commencent à changer aussi dans ce domaine. A la faculté de médecine de la Sorbonne, il y a depuis quelque temps un cours sur la mort.

Cf. Elisabeth Kübler-Ross, On death and dying. What the dying have to teach doctors, nurses, clergy and their own familles. New York, Macmillan Publishing Co., 1969.


CRITÈRE. Quelle est votre position face aux diverses formes de mort que vous avez étudiées? Que répondriez-vous si on vous demandait dans quel siècle vous auriez choisi de mourir?

P. A. Je dois dire que je me sens très près des romantiques. Je suis très préoccupé par ce que j'ai appelé dans mon livre la mort de toi, par la survie des êtres chers qui disparaissent. La mort romantique aurait été intolérable sans défoulement. Mais justement il y avait défoulement à cette époque.

« Comme l'acte sexuel, la mort est désormais de plus en plus considérée comme une transgression qui arrache l'homme à sa vie quotidienne, à sa société raisonnable, à son travail monotone, pour le soumettre à un paroxisme et le jeter alors dans un monde irrationnel, violent et cruel. Comme l'acte sexuel chez le marquis de Sade, la mort est une rupture. Or, notons-le bien, cette idée de rupture est tout à fait nouvelle. Dans nos précédents exposés, nous avons voulu au contraire insister sur la familiarité avec la mort et avec les morts. Cette familiarité n'avait pas été affectée, même chez les riches et les puissants, par la montée de la conscience individuelle depuis le XIle siècle. La mort était devenue un événement de plus de conséquence; il convenait d'y penser plus particulièrement. Mais elle n'était devenue ni effrayante, ni obsédante. Elle restait familière, apprivoisée.

Désormais, elle est une rupture.

Cette notion de rupture est née et s'est développée dans le monde des phantasmes érotiques. Elle passera dans le monde des faits réels et agis.

Bien sûr, elle perdra alors ses caractères érotiques, ou du moins ceux-ci seront sublimés et réduits dans la Beauté. Le mort ne sera pas désirable, comme dans les romans noirs, mais il sera admirable par sa beauté: c'est la mort, que nous appellerons romantique, de Lamartine en France, de la famille Brontë en Angleterre, de Mark Twain aux Etats-Unis. »

P. Ariès, Histoire de la Mort en Occident.


CRITÈRE. Peut-on considérer l'intérêt actuel pour la mort comme un défoulement?

P. A. On ne peut pas vraiment dire que nous assistons à l'heure actuelle à un défoulement véritable en Occident. On ne parle de la mort que dans les milieux assez restreints de ceux qui s'intéressent aux sciences humaines. Mais il ne s'agit pas encore, il s'en faut de beaucoup, d'un intérêt populaire pour la mort.


CRITÈRE. Dans votre livre, vous insistez sur le fait qu'il y a à l'heure actuelle une dissociation entre l'échec vital et l'échec humain. Pourquoi?

P. A. L'échec est la loi générale de l'existence, si l'on peut dire. Quels sont ceux qui peuvent regarder leur vie sans y voir surtout des échecs? Mais dans la plupart des cas, l'échec est la conséquence de l'ambition. On a le sentiment de l'échec dans la mesure où on avait la volonté de réussir. Un tel échec, toutefois, il faut souligner ce point, n'est pas, comme la mort, lié à la physiologie et à la biologie; il est lié au psychologique, au social. On a expulsé la mort pour jouir de la vie. On a récolté un échec humain d'un genre nouveau. On constate combien les mentalités ont changé à cet égard quand on songe que les épicuriens avaient des têtes de morts dans leurs verres à boire. Dans l'ancienne société, la présence de la mort n'était pas du tout considérée comme étant incompatible avec le plaisir ou avec le bonheur.


CRITÈRE. Pensez-vous que l'expulsion de la mort est attribuable à la démesure de l'homme technique, plus précisément à la démesure médicale?

P. A. Le refus de la mort est antérieur à la médicalisation. Il a commencé par un excès de pitié dans la famille. A l'époque romantique, du moins au début de l'époque romantique, la mort était une chose dramatique, mais non pas une chose épouvantable. La famille toutefois va peu à peu retirer au mourant la propriété de sa propre mort. Auparavant, on n'attendait pas que le malade soit aux trois-quarts mort pour faire venir le prêtre. Considérant que ce dernier annonçait la mort d'une façon trop violente, on a retardé de plus en plus le moment de sa venue. On a puérilisé les mourants. On peut dire que, par des choses comme la réanimation, la science médicale a poussé jusqu'à ses conséquences extrêmes la pitié excessive de la famille.


CRITÈRE. Peut-on faire un lien entre l'effondrement du mythe du progrès et l'intérêt actuel pour la mort?

P. A. Il faut sans doute faire un lien. Les médecins sont effectivement très hostiles à la liberté du mourant et au discours actuel sur la mort. Ils sont hostiles dans la mesure où ils sont des hommes du progrès. Bien sûr, ils redoutent, et non sans raison, qu'on s'empare d'eux pour tuer les gens. L'exemple du nazisme est encore très proche. Mais par-delà cette crainte légitime, ils ont une crainte hostile qui résulte du fait qu'ils sont atteints dans leur sacerdoce de savant. La science est un pouvoir absolu. La liberté du mourant est un phénomène immoral par rapport à ce pouvoir.


CRITÈRE. Si vous étiez ministre de la santé dans un pays où le ministre de la santé aurait tous les pouvoirs, chez les Morticoles par exemple, que feriez-vous pour changer l'attitude des gens devant l'appareil médical, devant la mort?

P. A. Rien. Dans un cas semblable, une politique autoritaire serait tout à fait inefficace. On meurt comme on vit.


CRITÈRE. Vous ne voudriez pas qu'on commette l'erreur d'étatiser la mort après l'avoir médicalisée.

P. A. Très juste. On meurt comme on vit. Mais comment vit-on? On ne voit jamais la mort, on ne voit jamais mourir les gens. Songez que les généralistes eux-mêmes ne voient plus mourir leurs patients, puisque ces derniers meurent à l'hôpital. Comment dans de telles conditions avoir une attitude libre devant la mort.


CRITÈRE. Nous avons fait précédemment allusion à la continuité et à Darwin. Peut-on dire qu'il y a un sens à l'histoire de la mort?

P. A. Il y en a sans doute un, mais il n'est pas facile à analyser. Nous entrons ici dans le domaine très difficile à explorer de la motivation Psychologique. Nous avons l'habitude d'étudier surtout les motivations morales et économiques. Quand nous parlons du sens de l'histoire, nous songeons surtout aux motivations de ce type.

Il y a pourtant des rythmes de l'histoire psychologique. Ces rythmes, nous les connaissons mal. Je crois, par exemple, qu'il y a une relation directe entre la conscience de soi et la conscience de la mort. A l'intérieur de la conscience de soi, il y a aussi un rythme, des oscillations. A travers l'histoire, le quant à soi varie, la sociabilité varie. C'est ce qui fait, par exemple, que la mort est vécue tantôt comme une chose individuelle, tantôt comme une chose commune à tous les grands destins collectifs. L'interdit, dont la mort est l'objet à l'heure actuelle, est sans discussion possible le signe d'une crise de l'individualité.


CRITÈRE. Faut-il croire que le mouvement rythmique de l'histoire psychologique va nous ramener à un sentiment collectif plus vivant?

P. A. Hélas non! Je crois qu'on ne peut pas affirmer une chose pareille. L'individualité disparaît, mais elle n'est pas remplacée par une sociabilité naïve.


CRITÈRE. McLuhan, et beaucoup d'autres avec lui, soutiennent ou ont soutenu que l'humanité actuelle rappelle le moyen-âge.

P. A. Je n'ai pas beaucoup pratiqué McLuhan. Il considère, semble-t-il, l'audio-visuel comme une forme de l'oralité. L'audio-visuel marquerait donc selon lui le retour de l'humanité vers quelque chose de semblable aux sociétés orales d'autrefois. Je ne suis pas de cet avis. L'audio-visuel relève de techniques avancées. Or l'oralité est quelque chose d'étranger à la technique.

Je dirai en conclusion que tous les problèmes liés aujourd'hui à la mort marquent la fin de l'individu. On ne peut pas penser à soi si on ne pense pas à la mort. Se penser soi-même, c'est penser sa mort. Mais la fin de l'individu ne coïncide pas avec le retour de la collectivité. Les phénomènes collectifs nouveaux ne sont que des prothèses.


« Prométhée remarque d'abord qu'en ce qui concerne les hommes il a des mérites infinis. Car il a fait en sorte qu'ils ne savent -pas quand ils doivent mourir. Et en cela, Prométhée s'explique: l'ai transformé toute leur existence en leur apprenant àobserver les astres, en leur enseignant les nombres, les arts et les techniques, etc., bref, pour tout ce dont ils sont capables j'ai bien mérité des humains. Même si on les additionne à la manière de l'algèbre, les mythes demeurent toujours des choses indéchiffrables, qui nous disent quelque chose. La question non élucidée est celle-ci-comment les deux choses sont-elles liées, la dissimulation du savoir sur la mort et l'habileté technique nouvelle. On peut à peine éviter de les réunir par la pensée. Eschyle ne nous dit rien sur la façon dont Prométhée a caché aux hommes leur certitude de mourir et l'heure de leur mort. Cela n'a-t-il pas eu lieu précisément par le fait qu'il a tourné leur pensée vers le lointain, qu'il les a aidés à créer les oeuvres durables d'un travail organisé par un plan. Ce serait là une connexion entre savoir et non-savoir, un rapport entre la pensée de la mort et la pensée du progrès…

Et la véritable angoisse est précisément ce qu'il y a d'inquiétant à n'être angoissé par rien. L'angoisse, c'est en quelque sorte se-penser-hors-de-tout-l'être, de tout ce à quoi on peut se retenir. Dans le néant. Ainsi, dans l'angoisse de la vie et de la mort, et non dans la pensée qui médite sur ce qui l'angoisse et qui l'écarte, l'expérience de la mort rejoint la destination véritable de l'homme, d'être celui qui pense. Car qu'est-ce que penser? C'est prendre des distances, être dégagé des traits instinctifs de la vie naturelle. En ce sens, c'est une sorte de liberté, non cette liberté, dont nous jouissons, de pouvoir transformer notre conduite en arbitraire, mais une liberté que nous ne pouvons détourner de nous-mêmes, même si nous le voulions. Notre thèse devient alors que la liberté de la pensée est la vraie raison pour laquelle la mort a une incompréhensibilité nécessaire. »

Sens et Existence, en hommage à Paul Ricoeur, Paris, Seuil, 1975. »


* Propos recueillis par Jacques Dufresne.

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