Compatir par-delà le bien et le mal
Dans de nombreux pays d'Occident, on fait plus de cas aujourd'hui de la vie d'un animal qu'on n'en faisait de la vie d'un être humain il y a deux siècles. Cette importance croissante attachée à la vie s'accompagne d'une érosion des mobiles surnaturels sur lesquels reposaient les soins aux grands malades. Il en résulte une disproportion de plus en plus inquiétante entre les responsabilités à l'égard des êtres vivants et les moyens, matériels et spirituels, de les assumer. D'où le retour de l'eugénisme, la légitimation d'une certaine euthanasie et les espoirs que suscitent les manipulations génétiques. D'où aussi une déshumanisation des soins aux grands malades rendant impossible cette compassion par-delà le bien et le mal qui peut légitimer bien des actes...
La morphine est connue depuis 1804 et on n'a pas tardé à l'utiliser, notamment pour soulager les grands malades. Comment se fait-il que le problème de l'euthanasie ne se pose que maintenant? Là ou plutôt les réponses à cette question pourraient nous aider à éviter bien des erreurs tragiques, comme le sont certaines conceptions de l'euthanasie, passive ou active.
Il y a deux cents ans, se serait-on seulement inquiété de ce qu'un enfant meure de faim? Je termine la lecture d'une biographie de Mary Shelley1. Elle était la femme du poète anglais du même nom, lequel était un ami de Lord Byron. Pendant de nombreuses années, Shelley et Byron ont mené joyeuse et irresponsable vie, avec femme et maîtresses, tantôt près du lac de Genève, tantôt à Venise. Sans qu'eux-mêmes semblent s'en être aperçu, leurs enfants, et ils en ont eu plusieurs chacun, sont presque tous morts dans des conditions qui, aujourd'hui, feraient peser sur eux les pires soupçons d'irresponsabilité criminelle.
Shelley se trouvait un jour à Padoue en compagnie de Mary et de leur famille. Il lui prend tout à coup le caprice d'aller illico retrouver Byron à Venise. Il est évident, pour Mary en tout cas, que leur fille ne supportera pas le voyage. Le départ a pourtant lieu et, bien entendu, l'enfant meurt en route. Il n'y a eu ni enquête, ni réprobation publique.
Telles étaient les moeurs de l'époque. Depuis ce jour la vie en Occident a connu une ascension vertigineuse à la bourse des valeurs morales; la vie humaine bien sûr, mais aussi la vie animale. Au pays de Shelley et de Byron, tout particulièrement, les animaux sont sûrement mieux traités aujourd'hui que ne l'étaient les enfants il y a deux siècles.
Sans une telle revalorisation de la vie, le développement de la médecine n'aurait probablement pas été aussi rapide, ni aussi linéaire. L'acharnement thérapeutique en particulier aurait sans doute été perçu comme une démesure inacceptable.
Pendant toute cette période de progrès euphorisants, il y a une délicate question à laquelle on n'a guère prêté attention. L'idéal auquel les gens se conformaient n'était-il pas trop exigeant? N'y avait-il pas disproportion entre les devoirs qu'on s'imposait et les ressources morales et matérielles dont on disposait?
L'enrichissement de nos sociétés et les progrès de la médecine ont permis de sauver beaucoup d'enfants handicapés qui autrefois seraient morts en bas âge. Portés par leur idéal personnel, et influencés par la valeur qu'on attachait à la vie autour d'eux, beaucoup de parents ont accepté de garder à la maison des enfants exigeant des soins constants. Avaient-ils toujours les ressources requises pour traverser ces épreuves sans trop prendre sur eux-mêmes?
Confier de tels enfants à des institutions soutenues par l'État, comme on l'a souvent fait, ne règle pas vraiment le problème. Les ressources morales du personnel de ces institutions ont aussi des limites, de même que les moyens financiers de l'État. Et aux enfants handicapés s'ajoute le fardeau de plus en plus lourd des grands malades chroniques qui, eux aussi, doivent leur survie au progrès.
Dans l'ensemble, notre idéal n'a-t-il pas dépassé nos moyens? Cette hypothèse est d'autant plus vraisemblable qu'au moment précis où la vie prenait de la valeur, on voyait disparaître les mobiles surnaturels permettant d'en supporter les aspects tragiques.
Tôt ou tard cette disproportion entre l'idéal et les moyens devait provoquer un contre-coup. Quand nous prenons trop sur nous-mêmes pendant trop longtemps nous compensons un jour par un quelconque surcroît d'égoïsme.
Nous en sommes peut-être là dans nos rapports avec nos grands malades. D'où l'espoir que nous mettons dans les thérapies géniques, d'où l'eugénisme qui resurgit de façon insidieuse, d'où aussi l'avènement d'une euthanasie dont la finalité n'est pas toujours d'adoucir exclusivement le sort des mourants.
Comment sortir d'une telle contradiction? Les nombreux témoignages que j'ai pour ma part recueillis sur l'euthanasie m'ont convaincu d'une chose : la valeur morale de l'acte posé est déterminée davantage par le contexte que par les principes.
Donner la mort est un acte moralement et juridiquement répréhensible. Il faut maintenir fermement ce principe. Mais de même qu'on peut aimer par-delà le bien et le mal - saint Augustin qui écrit « Aimes et fais ce que tu voudras », se rapproche de Nietzsche sur ce point - de même on peut compatir par-delà le bien et le mal.
Quiconque a vécu de près la mort d'un proche, quiconque au moment de la grande décision a croisé le regard d'un médecin ou d'une infirmière qui étaient plus que de service, comprendra le sens de l'expression compatir par-delà le bien et le mal; et saura qu'il existe des événements humains qui, parce qu'ils ne sont pas objectivables, ne peuvent être jugés à la lumière de principes objectifs. Est objectivable un événement tel que n'importe quel observateur puisse en avoir une perception adéquate. Un médecin anonyme, par exemple, ne peut pas avoir une perception adéquate du lien qui existe entre un homme et une femme adorée qui se meurt. Il est alors impossible pour lui de compatir par-delà le bien et le mal. Il ne lui reste plus qu'à suivre les principes objectifs.
On ose à peine parler de ces choses car, de même que les interprétations vulgaires de la pensée de Nietzsche et de saint Augustin sont plus faciles et plus répandues que les interprétations nobles, de même on peut craindre qu'à la place du contexte profondément humain que j'ai évoqué, on se contente d'un vague climat d'affection créé au moyen d'une quelconque technique de marketing de la mort.
Dès lors que la question du choix crucial se pose de façon trop explicite et trop objective, comme s'il s'agissait de l'achat d'une voiture, on peut considérer que le niveau de compassion et de communication n'est pas suffisant pour autoriser le dépassement des principes objectifs.
Ceci devrait nous amener à chercher des solutions, non du côté des lois mais du côté de l'humanisation des soins. Chaque fois qu'un lien authentique s'établit entre un médecin, une infirmière, un grand malade et ses proches, apparaissent en même temps les conditions pour que le problème de l'euthanasie soit résolu avant même de s'être posé.
Hélas! la déshumanisation des soins est elle-même la conséquence du mal auquel nous aimerions remédier, par l'euthanasie notamment. Elle résulte entre autres choses de la disproportion entre notre idéal et nos moyens. Il ne faut pas trop compter sur l'humanisation des soins dans le système de santé tel qu'il est actuellement.
La mort dont nous rêvons tous est celle du père Didace, telle que l'a décrite Germaine Guèvremont dans Marie-Didace. Une attaque pendant une chasse au canard, et les proches, le médecin et le prêtre qui arrivent juste à temps pour l'ultime entretien. Mais les soins d'urgence et les ambulances existent désormais; aujourd'hui le père Didace y aurait recours et son sursis serait si long que ses proches eux-mêmes finiraient par se lasser de sa présence sur terre. Voilà la contradiction qui est à l'origine du débat sur l'euthanasie.
Ce livre intitulé Frankenstein ou les délires de la raison, Éditions François Bourin, 1989, est aussi la réflexion d'une psychanaliste, Monette Vacquin, sur les raisons qui poussent de plus en plus de couples à avoir des enfants tout en faisant l'économie des rapports sexuels. Frankenstein, le monstre, est le premier être humain fabriqué en laboratoire.