Fonction de la Méditerranée

Paul Valéry

(...) La nature méditerranéenne, les ressources qu'elle offrait, les relations qu'elle a déterminées ou imposées, sont à l'origine de l'étonnante transformation psychologique et technique qui, en peu de siècles, a si profondément distingué les Européens du reste des hommes, et les temps modernes des époques antérieures. Ce sont des Méditerranéens qui ont fait les premiers pas certains dans la voie de la précision des méthodes, dans la recherche de la nécessité des phénomènes par l'usage délibéré des puissances de l'esprit, et qui ont engagé le genre humain dans cette manière d'aventure extraordinaire que nous vivons, dont nul ne peut prévoir les développements, et dont le trait le plus remarquable, le plus inquiétant, peut-être, consiste dans un éloignement toujours plus marqué des conditions initiales ou naturelles de la vie.

Le rôle immense joué par la Méditerranée dans cette transformation qui s'est étendue à l'humanité s'explique, dans la mesure ou quelque chose s'explique, par quelques observations toutes simples.

DONNÉES PHYSIQUES

Notre mer offre un bassin bien circonscrit dont un point quelconque du pourtour peut être rejoint à partir d'un autre en quelques jours, au maximum, de navigation en vue des côtes, et d'autre part, par voie de terre.

Trois parties du monde, c'est-à-dire trois mondes fort dissemblables, bordent ce vaste lac salé. Quantité d'îles dans la partie orientale. Point de marée sensible, ou qui, sensible, ne soit à peu près négligeable. Un ciel qui rarement reste longtemps voilé, circonstance heureuse pour la navigation.

Enfin, cette mer fermée, qui est en quelque sorte à l'échelle des moyens primitifs de l'homme, est tout entière située dans la zone des climats tempérés : elle occupe la plus favorable situation du globe.

DONNÉES ETHNIQUES

Sur ses bords, quantité de populations extrêmement différentes, quantité de tempéraments, de sensibilités et de capacités intellectuelles très diverses se sont trouvés en contact. Grâce aux facilités de mouvements que l'on a dites, ces peuples entretinrent des rapports de toute nature: guerre, commerce; échanges volontaires ou non de choses, de connaissances, de méthodes; mélanges de sang, de vocables, de légendes ou de traditions. Le nombre des éléments ethniques en présence ou en contraste, au cours des âges, celui des moeurs, des langages, des croyances, des législations, des constitutions politiques, a, de tout temps, engendré une vitalité incomparable dans le monde méditerranéen. La concurrence, qui est l'un des traits les plus frappants de l'ère moderne, a atteint de très bonne heure, en Méditerranée, une intensité singulière; concurrence des négoces, des influences, des religions. En aucune région du globe, une telle variété de conditions et d'éléments n'a été rapprochée de si près, une telle richesse créée et maintes fois renouvelée.

L'HISTOIRE

En ce qui concerne l'Histoire, il serait très désirable que les maîtres s'attachassent moins aux événements, c'est-à-dire aux accidents très visibles, qu'aux développements, lesquels ont une importance bien plus grande pour la formation du capital d'idées et d'habitudes en quoi consiste la civilisation. Développements des techniques, des mythes, des ambitions, des relations; propagation, ou introduction des nouveautés.

A cet égard, les caractères du bassin méditerranéen, sa configuration peuvent suggérer des problèmes particulièrement intéressants. Par exemple, la coexistence, à diverses époques, d'États ou de Sociétés fort peu éloignés les uns des autres, sinon en contact immédiat, mais prodigieusement différents par la culture, les moeurs, les lois, est un cas bien méditerranéen. (Égypte et Phénicie; Rome et Carthage; Louis XIV et les Barbaresques; Conquête d'Alger, etc.) Cette simultanéité peut servir à introduire la notion d'un équilibre méditerranéen tantôt rompu, tantôt rétabli, notion qui excède le domaine de l'histoire politique, car elle se retrouverait facilement dans d'autres ordres: équilibres plus ou moins stables des croyances, des langages, des influences morales ou esthétiques, voire des monnaies, des valeurs d'échange, etc. Les déplacements et les ruptures de ces équilibres, c'est-à-dire les événements, ne se conçoivent bien que si les équilibres mêmes ont été d'abord considérés.

(...)

Enfin, on n'insistera pas ici sur les relations de notre région avec le reste du monde. Mais le changement considérable de l'échelle des choses humaines qui s'est développé depuis le XVe siècle et dans lequel la culture scientifique d'origine méditerranéenne a eu la part d'initiative que l'on sait, doit être regardé comme l'un de nos sujets d'études les plus importants. L'Europe et la Méditerranée devenues, par les effets mêmes des qualités intellectuelles qui s'y sont développées, des éléments de deuxième grandeur de l'univers humain; l'affaiblissement des traditions dites "classiques"; la renaissance de l'Afrique du Nord - on énumère au hasard des faits fort différents, mais qui se rattachent tous aux questions qui peuvent aujourd'hui se poser au sujet de l'avenir de notre Système méditerranéen.

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