Méditerranée et culture classique

Abel Bonnard

Les partisans et les ennemis des humanités bataillent âprement, et toute l’élite française essaye d’empêcher que notre pays, en se séparant de la culture classique, renonce aux plus hautes parties de son âme. Je me demande ce que serait le plaisir de voyager sur la Méditerranée pour quelqu’un qui n’aurait pas reçu cet enseignement; assurément, il serait bien réduit. Sans doute, il resterait toujours à ce voyageur inculte une joie des sens. Nulle autre mer n’est, comme celle-ci, associée, suspendue à la lumière; elle offre partout un lit splendide au regard. Mais l’attrait de cette mer illustre et petite ne vient pas seulement de son azur; ce qui nous attache et nous plaît, c’est qu’elle est de toutes la plus humaine. Tout nous parle sur ses bords; les îles appartiennent à l’Odyssée, les caps appartiennent à l’Énéide, les moindres rochers sont fameux; les colonnes, debout sur les promontoires, sont les prêtresses éternelles de l’aurore. Elle appartient aux dieux, aux artistes et aux poètes. L’histoire même de l’antiquité, telle qu’on nous l’a apprise et que nous la concevons encore, est moins historique, au sens moderne du mot, qu’esthétique et morale : elle abandonne le fond même de la vie des peuples pour en dégager des individus, des types insignes, pour nous présenter des modèles et des exemples. Elle fixe et solennise à nos yeux tous les grands gestes de l’homme. De là vient le plaisir unique qu’on goûte à naviguer sur ces flots limpides, plaisir de nature et de culture mêlées, où l’on évoque en plein air les souvenirs des vieux livres, où l’on rattache à la vague les adjectifs qu’Homère lui a donnés; une grosse tortue de mer flotte, endormie et doucement ballottée par l’eau, et l’on se rappelle que cet animal est celui qui timbre les monnaies d’Égine. Des dauphins qui arrivent en bondissant ramènent avec eux le souvenir des épigrammes de l’Anthologie, on dirait qu’ils vont encore chercher en troupe Arion de Methymne. Un aigle qui plane au-dessus d’une île semble dessiner au plus haut du ciel les sourcils noirs du maître des Dieux. Les asphodèles ne seraient pas grand chose, avec leurs hampes ligneuses, pauvrement fleuries, pour celui qui ne se souviendrait pas que ce sont ces fleurs vagues qui éclairent à peine l’air obscurci, dans les calmes prairies où se promènent les ombres.

Ce matin, avançant vers l’Italie, sur une mer plane déjà toute blanche de chaleur, je revois avec joie la masse sévère et superbe du monte Circeo. Détaché de la terre, de la plaine malsaine où croupissent les marais pontins, il regarde sa mer avec la majesté d’un grand sphinx. Mais parlerait-il autant à mon esprit, si je ne songeais pas à la magicienne qui, dans son palais, au sein des forêts, vivait là parmi les loups et les lions qu’elle avait charmés, et tissait en chantant une merveilleuse tapisserie, tandis que les fauves tenaient leurs yeux attachés sur elle ? Voici maintenant Terracine, égrenée au-dessous du promontoire où la ruine d’un temple romain domine encore l’étendue. Je descends à terre; la matinée s’avance, il fait très chaud; de grands lauriers roses sont en fleurs, et chargés de leurs innombrables corolles doubles, que fane et que flétrit la poussière, ils ressemblent à des torchères partout allumées. Des femmes traînent par les rues, d’un air somnolent, vêtues avec un mélange de coquetterie et de pauvreté, la plupart n’ayant pas de bas, et dont on voit les jambes nues, d’une couleur jaune pâle, chaussées de souliers à barrettes et à hauts talons. Par une âpre rue, je monte à la vieille ville, j’arrive à la place. Combien j’en aurai vu, de ces places italiennes, où les débris de plusieurs passés successifs se rencontrent et se heurtent avec un son sourd et puissant, et dont chacune présente d’une façon nouvelle des éléments toujours pareils ! Ici les grandes dalles qui pavent le sol sont encore celles de l’ancien forum. Au fond la cathédrale, qui remplace un temple, étend, au haut d’un escalier, un long portique que des colonnes antiques soutiennent; à côté d’elle un haut clocher du XIIe siècle s’élève hors de l’ombre et plonge dans la lumière le haut de sa masse rose; assis sur des degrés, autour de la place, des hommes bavardent d’un air ennuyé, de cette voix rauque et traînante qui est celle des habitants de la campagne romaine; de grosses pastèques aqueuses, tranchées par le milieu, mettent dans la pénombre leurs taches rondes, d’un rouge frais. Autour de la place, dans les ruelles qui s’entremêlent et serpentent comme des couleuvres, on voit encore une arcade antique et, noyés dans la maçonnerie de la cathédrale ou dans celle des hautes masures qui l’entourent, une colonne, un chapiteau, plusieurs débris qui, dans cette déchéance, gardent encore un orgueil romain. Des paysans, empaquetés dans leurs habits compliqués, se tiennent debout, près d’une fontaine. Parfois, par une de ces ruelles, le regard s’évade, s’envole soudain, jusqu’au fond de la perspective où, au delà d’une campagne lustrée, monte, bleue, dorée, presque volatile, la mer toujours retrouvée.

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