L’originalité de Maeterlinck

Remy de Gourmont

De tous les écrivains représentatifs de la période symboliste, Maurice Maeterlinck, qui est le plus célèbre, est aussi un des plus originaux et celui dont l’influence sur les esprits a été la plus profonde et la plus durable. Il y a deux hommes en lui, le poète dramatique et l’essayiste, et tous les deux ont renouvelé également, dans la forme et dans l’essence, les sujets qu’ils ont abordés. Bien plus, on peut dire que Maeterlinck a renouvelé la vie, notre manière de sentir la vie. Il y a découvert toutes sortes de petits ruisseaux dont est fait le grand fleuve, toutes sortes de richesses ignorées dont il nous a appris à jouir, avant qu’elles aillent se perdre dans le courant de l’inconscience. Il y a une manière de regarder une rose qui meurt ou de regarder une vieille femme qui prie dans une église, une manière de découvrir de la poésie dans les actes les plus humbles et les plus coutumiers, une manière d’interpréter la vie, toutes les manifestations de la vie qui n’étaient pas possibles avant lui. Il a multiplié en nous les motifs d’émotion, il nous a appris à chercher la signification de tout, à communier avec tout ce qui a vie ou mouvement, et encore que cette méthode puisse conduire à la sensiblerie et à la préciosité sentimentale, il n’y est pas tombé. « Le Trésor des humbles, dit M. Esch dans la récente étude qu’il vient d’écrire sur Maeterlinck, est un livre bienfaisant. Quand on l’a lu, on n’a pas appris beaucoup de choses nouvelles. Et pourtant c’est un de ceux que l’on aime à feuilleter le plus souvent. » Il faut s’entendre sur la signification de « choses nouvelles ». Si cela signifie des faits, des notions précises, la remarque est très vraie, mais si cela voulait dire par hasard des choses nouvellement vues, et vues avec des yeux nouveaux, ce serait faux, assurément. Ce livre, qui est comme la glose de ses premiers essais dramatiques, contiendra même toujours du nouveau, tant que notre éducation nous portera à ne considérer comme importantes que les choses exceptionnelles. Le jeune homme, à l’âge où l’on commence à réfléchir, à chercher le sens de la vie (cela arrive quelquefois après les premières voluptés, qui sont aussi les premières déceptions), s’il ouvre Maeterlinck, y découvrira un monde inattendu, au milieu duquel il vit pourtant, mais qu’il n’avait pas encore regardé, et il se sentira presque ébloui des merveilles que contenait son âme, à son insu. Et s’il l’ouvre encore à l’âge mûr, et encore vers le déclin, il s’y sentira, de même qu’à la première heure, renouvelé dans son sentiment de la vie, comme aussi dans ses regrets. Que de choses ont passé devant ses yeux, malgré les conseils du philosophe, inattentifs! Que de trésors, même pour qui n’est pas humble, se sont écoulés autour de lui, sans qu’il ait songé à y tremper ses mains! Il y a un réconfort à découvrir ce qu’on aurait dû faire; cela nous donne une satisfaction d’esprit, et c’est pourquoi, même quand ils semblent devenus inutiles à la conduite de notre destinée, les essais de philosophie quotidienne de Maeterlinck nous sont à tout âge un bienfait. Les hommes d’ailleurs ne s’y sont pas trompés. Le Trésor des humbles, en particulier, est le livre de ce genre qui se vend le plus abondamment et le plus régulièrement même au pays d’Emerson, où la pensée de Maeterlinck a paru plus claire et mieux équilibrée.

Le titre de ce premier recueil d’essais indiquait chez l’auteur des tendances mystiques et même de mysticisme chrétien, mais si le mysticisme est resté une des bases de la philosophie et de l’art de Maeterlinck, le christianisme, malgré les apparences, en a toujours été absent. Et c’est là une des caractéristiques les plus curieuses du mouvement symboliste que l’acceptation des formes religieuses de la pensée, jointe à un dédain complet de tout esprit religieux. Maeterlinck, dit M. Esch, qui le connaît bien, est un « matérialiste convaincu », et c’est pourtant un mystique; mais rien ne va mieux ensemble, le mysticisme étant essentiellement une religion limitée au présent, qui se satisfait des mystères de la vie, y trouve un étonnement perpétuel et une joie et ne fait appel qu’à cet infini qui réside en nous et que nous créons à mesure que nous vivons et que nous méditons. Je possède, je l’avoue, un état d’esprit pareil, et je ne le trouve pas contradictoire ni restreint : n’a-t-il pas pour s’ébattre les vastes prairies du panthéisme où Spinoza cueille les fleurs de la raison et de l’amour? Je cherche avec Maeterlinck et en dehors des métaphysiques vaines, surtout quand elles ne sont pas belles, « une possibilité de vie supérieure dans l’humble et inévitable réalité quotidienne ». J’ai écrit autrefois quelques pages sur la nécessité qu’il y aurait à séparer en nous l’idée de la vie heureuse, qui nous hante et nous leurre, de celle de la vie réduite à la vie toute pure, à la sensation de la seule existence, à la conscience d’être. Si la vie en soi est un bienfait, et il faut l’accepter comme telle ou la nier, le fait même de vivre le contient tout entier, et les grands mouvements de la sensibilité, loin de l’enrichir, l’appauvrissent au contraire, en concentrant sur quelques parties de nous-mêmes, envahies au hasard par la destinée, l’effort d’attention qui se serait plus uniformément réparti sur l’ensemble de notre conscience vitale. De ce point de vue, une vie où il semblerait ne rien se passer que d’élémentaire et de quotidien serait mieux remplie qu’une autre vie riche en apparence d’incidents et d’aventures. C’est tout opposé à l’idéal ancien, à l’idéal catastrophique qui ne compte dans une vie que ce qui s’en détache avec éclat et qui fait tenir une existence dans quelques journées de malheur ou de triomphe après lesquelles l’être retombe dans le néant. C’est ce néant, invisible et insensible aux hommes, qu’il faut leur montrer, qu’il faut leur faire sentir : « N’est-ce pas quand un homme se croit à l’abri de la mort extérieure que l’étrange et silencieuse tragédie de l’être et de l’immensité ouvre vraiment les portes de son théâtre? Est-ce tandis que je suis devant une épée que mon existence atteint son point le plus intéressant?… Votre âme ne fleurit-elle qu’au fond des nuits d’orage? » Il est même évident, pour qui réfléchit, que ce sont les moments tragiques de la vie qui émeuvent le moins notre sensibilité, parce que leur intensité même abolit une grande partie de la conscience. C’est un fait d’observation constante que le péril est moins émouvant que l’idée du péril; tel homme qu’un récit de sang met mal à l’aise se retrouve impassible à l’heure où son sang coule vraiment. L’heure tragique aura été pour lui celle où il écoutait un récit, celle où son imagination trop libre se forgeait des images, et non celle où la nécessité lui imposait la lutte contre sa sensibilité. La tragédie de Napoléon ne fut qu’un rêve dont la vérité se réalisa à Sainte-Hélène. Il ne vécut que là. C’est l’exemple extrême du néant que porte en soi le fait tragique extraordinaire, parce qu’il n’est d’aucune application aux vies communes qui sont celles des hommes, de tous les hommes.

On a dit – et M. Esch le rapporte de source sûre – que, dans sa jeunesse, Maeterlinck avait des tendances réalistes, et qu’il ne fut détourné de s’affilier au naturalisme, qui flattait ses instincts matériels de Flamand, que par une conversation de Villiers de l’Isle-Adam qui l’engagea à se tourner vers les études d’âme, vers ce mysticisme contre lequel lui-même ne luttait plus. C’est très vraisemblable. Et ceci montre une fois de plus la parité des points de départ des naturalistes qui eurent de la sensibilité et des symbolistes qui eurent un sens de la vie réelle. Les théories littéraires et artistiques de Maeterlinck laissent transparaître ce souci de relier toujours les états d’âme qu’il étudie, même féériquement, avec les réalités les plus humbles. Son esthétique ne provient pas du romantisme. Elle est une interprétation mystique du réel, alors que le romantisme était une interprétation réaliste de l’idéal. Voyez ce programme pour un peintre, qu’il donne dans Le Tragique quotidien (1) : « Un bon peintre ne peindra plus Marius vainqueur des Cimbres ou l’assassinat du duc de Guise, parce que la psychologie de la victoire ou du meurtre est élémentaire et exceptionnelle et que le vacarme inutile d’un acte violent étouffe la voix profonde, mais hésitante et discrète, des êtres et des choses. Il représentera une maison perdue dans la campagne, une porte ouverte au bout d’un corridor, un visage ou des mains au repos. » Voilà le plan réaliste. Voici maintenant le plan mystique : « … et ces simples images pourront ajouter quelque chose à notre conscience de la vie; ce qui est un bien qu’il n’est plus possible de perdre». Et le tout représente bien ce que Maeterlinck a voulu réaliser dans une partie de son théâtre.

Je dis une partie de son théâtre, parce que s’il est évident que, L’Intruse, Les Aveugles, Intérieur répondent par leur simplicité extérieure à ce premier programme, plusieurs autres œuvres de la même période et surtout des périodes successives s’en éloignent beaucoup. C’est que tantôt il se laisse dominer par ses tendances réalistes, et tantôt il construit dans le pur domaine lyrique et chimérique. Ces deux manières sont contemporaines. Ce que nous connûmes de lui tout d’abord, montré sur la scène, ce fut l’œuvre du réaliste mystique, et d’abord ces Aveugles, dont les voix dolentes dans la nuit sonnent encore à nos oreilles, impression de réalisme fantastique. Mais déjà on avait pu lire La Princesse Maleine et s’y imprégner d’un irréel nouveau et hallucinant, où se trouvait comme resserré et rendu visible tout ce qu’il y a de fantomatique dans l’âme de ces paysages du nord, vus et sentis par une imagination maladive, imprégnée jusqu’au frisson du décor shakespearien d’Hamlet et du Roi Lear. Sans doute, les personnages sont trop uniformément des ombres gémissantes et qui parlent trop de leur âme, de la détresse de leur âme, de la destinée de leur âme, et en termes trop souvent puérils, quoique d’une puérilité voulue et cherchée, avec trop de répétitions de mots et de phrases qui se répondent comme des sons de cloche dans la nuit; mais il y avait au fond de tout cela des cris de terreur inouïs, des effets de mystère irrêvés, et parmi une atmosphère d’angoisse les cœurs s’arrêtaient soudain comme des horloges mourantes. Avec Pelléas et Mélisande, le monde sorti de l’imagination – on dirait parfois un peu névrosée, mais quel non-sens ce serait! – du poète, s’humanise et tend vers un lyrisme où il y a des sourires dont l’œuvre s’éclaire, en même temps que le dialogue devient moins inconscient, ressemble moins à des cris et à des soupirs de la nature : « Je ne t’ai embrassé qu’une fois jusqu’ici, dit le vieux roi Arkël à Mélisande, le jour de sa venue; et cependant les vieillards ont besoin de toucher quelquefois de leurs lèvres le front d’une femme ou d’un jeune enfant, pour croire encore à la fraîcheur de la vie et éloigner un moment les menaces de la mort. » Voilà de ces choses qui firent prononcer à des enthousiastes le nom de Shakespeare; et en effet il n’y a peut-être que dans Shakespeare que les personnages osent ainsi mêler le lyrisme de la pensée au lyrisme de l’action. Ces personnages, et c’est encore un de leurs traits, et le plus humain peut-être, se donnent à eux-mêmes et aux autres beaucoup d’explications sur la vie, et cependant n’arrivent jamais à en élucider le mystère. Comme je l’ai dit déjà, dans une très ancienne étude sur Maeterlinck, « ils ne savent rien que souffrir, sourire, aimer; quand ils veulent comprendre, l’effort de leur inquiétude devient de l’angoisse et leur inquiétude s’évanouit en sanglots ».

Ce n’est pas en quelques lignes que je puis esquisser plus loin l’esthétique de Maeterlick. Je ne puis ici que l’effleurer dans ses origines, mais je veux noter le résultat de son impression sur les esprits. Si ce théâtre n’est pas toujours entièrement satisfaisant, s’il flotte toujours un peu à la surface des choses, comme les vapeurs qui s’amassent la nuit sur les étangs, il a toujours réussi à nous éloigner et même à nous dégoûter (j’exprime mon opinion et non celle de mes voisins) de la plupart des autres expressions dramatiques. Avant d’aller aux Salons annuels, il est bon, afin d’éviter les surprises des sens, d’aller considérer d’abord quelques Titien et quelques Rembrandt. Avant d’aller s’émouvoir à tel drame de la romantique manière, relisons un peu de Shakespeare, d’Ibsen ou de Maeterlinck, afin que les tirades sur le duel, sur l’adultère, sur l’honneur, sur le devoir, sur toutes les vieilles grandes choses d’hier, glissent plus aisément sur notre entendement et sur notre sensibilité. Nous rougirons alors d’avoir jamais pris au sérieux, nous autres hommes des temps nouveaux, toute cette friperie qui pend aux vieux clous rouillés de la tradition hispano-classique. Voyez sur ce point les pages déjà citées du Tragique quotidien.


(1) L’œuvre de Maurice Maeterlinck, 1912. Parmi d’autres études récentes, signalons le numéro spécial du Rythme, tout fleuri d’images.

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