La révolution du direct
Titre: La révolution du direct. Sous-titre: l'informatique comme méta profession. Conférence prononcée par l'auteur à l'occasion de la Journée de l'informatique du Québec, le 7 novembre 2007
Les organisateurs de ce colloque m’ont accordé beaucoup de temps, selon les normes actuelles, pour vous livrer mes réflexions sur la dernière étape dans la montée de l’égalité, la révolution du direct. Je les en remercie. Ils me permettent ainsi de pratiquer la vertu de lenteur devenue un contrepoids nécessaire à tout ce qui s’accélère autour de nous, surtout dans le domaine des technologies de l’information et des communications.
D’abord une question que je vous pose à tous! Est-ce que le nom de Joseph Weizenbaum vous est familier ou vous rappelle quelque chose? Je ne vois aucune main levée. Je suis donc plus âgé que je ne le croyais. Je vous le présente car il fut à l’origine de la thèse que je veux défendre devant vous aujourd’hui. Joseph Weizenbaum est ce brillant informaticien du M.I.T qui, au cours de la décennie 1960, a écrit le programme Elisa, le premier logiciel interactif, qui mimait un dialogue entre un psychologue et un patient. Weizenbaum observa d’abord, avec étonnement, les réactions de sa secrétaire, qui fut à ce point fascinée par la machine et ses questions qu’elle reporta une partie de son attention et de son affection de son patron vers l’ordinateur. La consternation se substitua chez lui quelques années plus tard à l’étonnement, lorsqu’à l’ouverture de leur congrès à New-York, le président de l’Association des psychiatres américains annonça que désormais, grâce à des programmes comme Elisa, les entrevues de première ligne dans les hôpitaux psychiatriques pourraient être faites par des machines; ce qui en réduirait considérablement le coût. Il s’ensuivit pour Weizenbaum un violent choc moral qui l’incita à quitter le M.I.T pour aller étudier la philosophie à l’Université de Stanford.
Où va, se demanda Weizenbaum, une humanité qui, à la première occasion qui lui est offerte, se réjouit de pouvoir substituer une machine à un intermédiaire humain ? Aujourd’hui tout le monde trouve normal de s’adresser d’abord à un ordinateur, via un formulaire à remplir, en entrant dans le bureau d’un conseiller en orientation. C’est ce que j’appelle la révolution du direct.
Quelle est la part des bons et des mauvais côtés dans cette révolution? Accroît-elle l’égalité? À quel prix? Quel est son impact sur les professions?
Parmi les choses qui s’accélèrent autour de nous, il y a cette montée de l’égalité qui a pourtant commencé très lentement au Moyen Âge. Voici à ce propos une page inoubliable de Tocqueville, écrite dans un style qui rappelle celui de Bossuet.
«Lorsqu'on parcourt les pages de notre histoire, on ne rencontre pour ainsi dire pas de grands événements qui depuis sept cents ans n'aient tourné au profit de l'égalité.
Les croisades et les guerres des Anglais déciment les nobles et divisent leurs terres; l'institution des communes introduit la liberté démocratique au sein de la monarchie féodale; la découverte des armes à feu égalise le vilain et le noble sur le champ de bataille; l'imprimerie offre d'égales ressources à leur intelligence; la poste vient déposer la lumière sur le seuil de la cabane du pauvre comme à la porte des palais; le protestantisme soutient que tous les hommes sont également en état de trouver le chemin du ciel. L'Amérique, qui se découvre, présente à la fortune mille routes nouvelles, et livre à l'obscur aventurier les richesses et le pouvoir.
Si, à partir du XIe siècle, vous examinez ce qui se passe en France de cinquante en cinquante années, au bout de chacune de ces périodes, vous ne manquerez point d'apercevoir qu'une double révolution s'est opérée dans l'état de la société. Le noble aura baissé dans l'échelle sociale, le roturier s'y sera élevé; l'un descend, l'autre monte. Chaque demi-siècle les rapproche, et bientôt ils vont se toucher.» 1
Je regrette que Tocqueville ne se soit pas livré ici à un petit exercice de prospective. Je le ferai à sa place, en osant imiter son style!
Un jour viendra en effet où toutes les connaissances du monde, celles du passé comme celles du présent, entreront dans les plus humbles chaumières et bientôt accompagneront les mendiants sous la forme d’une petite mémoire qui tiendra dans la main. Le rythme des progrès apportant l’égalité s’accélérera, la période séparant les grandes innovations qui est de cinquante ans aujourd’hui, sera de vingt-cinq ans demain, de dix ans après demain et vers l’an 2000 de six mois. Le mouvement des machines sera tel que les sociétés humaines ne pourront plus le suivre; la marée de l’égalité continuera toutefois de monter. Non seulement le roturier et le noble se toucheront-ils, mais on ne distinguera plus les auteurs des lecteurs, les grands artistes des petits artisans, les savants réputés des savants anonymes. Tous ceux qui se hissaient au-dessus de leurs semblables en tirant profit de leur accès privilégié au savoir, les spécialistes, les professionnels, descendront de leur tour d’ivoire. La révolution de 1789 a rapproché ceux que la naissance séparait, celle de 1989 rapprochera ceux que le mérite sépare. À ce moment, une nouvelle espèce apparaîtra, le cyborg, le transhumain, un composé de l’antique chair animale et de prothèses mécaniques et chimiques de tous genres, les inégalités d’origine biologique seront ainsi réduites. Le coureur ou le chercheur sans aptitude naturelle pour son métier pourra, grâce aux drogues, rivaliser avec le plus doué. Soutenue par ces moyens artificiels, l’égalité atteindra même la vie intime; grâce à des pilules aphrodisiaques et à des prothèses mécaniques, l’espérance de puissance sera la même pour tous les hommes, et n’en doutons pas l’espérance de satisfaction la même pour toutes les femmes.
Si Tocqueville avait osé faire ces prédictions, la suite de l’histoire lui aurait-elle donné raison? Une chose est certaine : la rhétorique qui a entouré les débuts de l’ère nouvelle en informatique à partir de 1968 était plus qu’optimiste. Le mot révolution y revient constamment : révolution virtuelle, révolution informatique, révolution politique, révolution sociale.2
Quel jugement pouvons-nous porter aujourd’hui sur cette révolution dont on peut dire sans hésiter qu’elle fut la plus annoncée de l’histoire, la plus célébrée avant même son véritable déclenchement, lequel coïncide avec l’avènement d’Internet et que je situerai par commodité historique en 1989?
Je me limiterai à un aspect de la question, qui m’a sans doute été suggéré à mon insu par la publicité de la banque ING Direct : à savoir le choc que subissent les professions en ce moment, choc qui ébranle les hiérarchies dans ce domaine et qui, dans certains cas, menace les professions dans leur existence même. Le message d’ING direct est parfaitement clair : vous n’avez pas besoin de ces intermédiaires coûteux que sont les employés des banques. D’où l’expression « révolution du direct » que j’ai retenue pour désigner un phénomène qui touche la quasi-totalité des professions. Voici un premier coup d’œil sur la situation. Je ne donne ici que quelques indications.
Les technologies convergentes
Vous avez certainement entendu parler des technologies convergentes. Il s’agit de la combinaison synergique de quatre secteurs majeurs de la science et de la technologie. On les appelle non pas NTIC, mais NBIC, pour nano, bio, info, cogno : a) nanoscience et nanotechnologie, b) biotechnologie et biomédecine, y compris le génie génétique; c) technologie de l'information, y compris le calcul et les communications avancées; d) science cognitive, y compris la neuroscience cognitive. 3
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Tout a commencé par le partage d’un même vocabulaire par les biologistes et les informaticiens : programme, code, information. Un rattachement semblable à la matrice informatique, plus ou moins marqué selon les cas, s’opère dans l’ensemble des métiers et professions.
Les agents de voyage
Selon une enquête menée par le National Leisure Travel Monitor en 2006, les deux tiers des touristes américains ont utilisé Internet pour préparer leur voyage; 57% ont fait une réservation en ligne contre 18%, il y a sept ans.
Les médecins
Les médecins ont-ils encore une utilité ? Cette question était posée récemment dans le British Medical Journal. Le bon médecin était celui qui interprétait subjectivement des signes cliniques à la portée immédiate de ses sens : la vue, le toucher, l’odorat, l’ouie. Ce bon médecin est en voie d’extinction. Il est remplacé par le médecin compétent : celui qui fait l’usage le plus objectif des technologies de diagnostic les plus efficientes. L’ordinateur étant de plus en plus présent au cœur de ces technologies, on peut dire que le médecin compétent est celui qui devient progressivement un informaticien spécialisé en médecine.
Les avocats
Non seulement l’ex président de Norbourg, Vincent Lacroix, se défend-il seul devant le tribunal, mais encore il le fait avec le soutien manifeste du juge… J’ai appris récemment de source fiable que l’autodéfense devant les tribunaux est le cauchemar du bâtonnier du Québec en ce moment. L’exercice de ce droit, car il s’agit d’un droit, serait très fréquent parmi ceux qui ont le plus de loisir. Au même moment, on a de plus en plus fréquemment recours à des médiateurs bénévoles pour régler les litiges entre voisins.
Technicien en environnement
Le programme RIVE (Réseau d’inspection et d’évaluation de l’eau) connaît un grand succès : il consiste à inviter les citoyens à faire eux-mêmes les tests permettant d’évaluer la qualité de l’eau de leurs rivières et leurs lacs.
Journalisme
Plutôt que de confier mes idées ou mes images à un journaliste, qui n’en retiendra qu’une infime partie, si jamais il daigne leur accorder son attention, je vais les exposer moi-même dans un blogue ou un site vidéo.
Éducation
La montée de l’éducation à domicile (home schooling) est de l’ordre de 7 à 12% en ce moment. Si l’autorité du maître est si incertaine aujourd’hui, c’est en grande partie parce qu’elle ne repose plus sur des sources dont le maître est seul à posséder le secret. Le livre du maître n’existe plus. Le grand livre universel, appelé Internet, est ouvert à tous.
Les conférenciers et plus précisément les conférenciers philosophes.
Je me croyais à l’abri de tous ces dangers. Grave illusion.
Selon le philosophe suédois Nick Bostrom, le chef des transhumanistes, nous sommes une espèce en voie de disparition. «Aujourd’hui, dit Bostrom, les riches peuvent engager quelqu’un pour écrire un livre. Dans l’avenir, vous pourrez demander à votre unité d’intelligence artificielle de l’écrire pour vous.» 4 Bostrom est persuadé que mon UIA (unité d’intelligence artificielle) fera du meilleur travail que moi. Mais lui a demandé Antoine Robitaille, l’auteur du livre Le nouvel homme nouveau, si votre philosophe conférencier tient à goûter les joies des douleurs de l’enfantement? « Il peut très bien, répondit Bostrom, revenir à l’ancienne méthode, mais en sachant que le résultat sera médiocre. »
Sport
Le sport, activité gratuite qui devrait normalement servir de refuge aux victimes de la pensée programmante, est lui aussi touché. Quel pêcheur averti n’a pas aujourd’hui son sonar? C’est l’autorité paternelle qui est ainsi atteinte. Les enfants ne diront plus : «Papa, apprends-moi à pêcher,» mais «papa quelle est la marque de ton sonar?»
Dans bien des sports, les arbitres ont désormais de bonnes raisons de se sentir inutiles, depuis que c’est la rediffusion de la scène observée qui a valeur de preuve.
Les conducteurs de formule 1 sont-ils encore utiles? Les progrès techniques accomplis dans la fabrication, la conduite et l’entretien des voitures de formule 1 avaient atteint un point tel au début du XXIe siècle que le conducteur devenait inutile. On a délibérément ralenti le progrès pour que l’homme dans la machine conserve son utilité, sans doute parce qu’on avait compris que des courses entre voitures téléguidées n’intéressaient personne. Devra-t-on ralentir le progrès de la technologie médicale pour permettre au médecin de retrouver son siège de conducteur?
Dure leçon du passé
Nous allons donc à marche forcée vers l’égalité et plus précisément vers la suppression des intermédiaires. Nous aurions intérêt à prendre un peu de recul avant de tirer une telle conclusion. La révolution informatique n’est pas la première qui, après celle de 1789, a promis l’égalité pour des raisons aussi bien techniques que politiques et sociales. Alors que, vers la fin de la décennie 1970, je m’enthousiasmais devant lui à propos des promesses de la révolution informatique, l’historien français Philippe Ariès m’a ramené à la réalité avec un aimable sourire qui signifiait : N’êtes-vous pas un peu naïf mon ami? On a fait, m’a-t-il dit ensuite, le même tapage au sujet de la révolution que l’électricité allait inéluctablement provoquer. Elle entraînerait – quoi de plus logique – la décentralisation, accroissant ainsi l’égalité entre les régions et les individus. Ces derniers n’auraient pas à se déraciner pour aller travailler dans les usines situées près de la grande source d’énergie de l’époque, le charbon. «Or, me rappela Ariès, c’est le contraire qui s’est produit. Pour des raisons qu’il appartiendra à l’histoire de débrouiller, les grands centres ont continué de s’agrandir et les régions de se dépeupler.»
Il ne faut rien tenir pour acquis dans un domaine aussi complexe. Cette question m’a à ce point intéressé que j’ai organisé en 1978, alors que j’étais directeur de la revue Critère, un grand colloque sur la régionalisation et la décentralisation. Nous y avions invité plusieurs personnalités marquantes dont Philippe Ariès lui-même et un ingénieur américain, Earl Joseph, célèbre à ce moment parce qu’on lui attribuait la paternité de la smart bomb. Cet homme était aussi un partisan de la décentralisation par les puces. Il était persuadé que la miniaturisation allait permettre aussi bien la décentralisation que l’égalité; grâce à elle le paysan ordinaire allait devenir l’égal du fabricant de biscuits. C’était là son exemple préféré. Il nous avait décrit les moissonneuses-usines à biscuit de l’avenir. Le blé y entrait par l’avant, à l’arrière sortait des biscuits déjà empaquetés.
La beauté de cette histoire, selon Earl Josef, c’était que non contents d’être l’égal du fabricant de biscuits, le cultivateur et sa famille pourraient, grâce à la même technologie, devenir parfaitement autonomes. Les enfants n’auraient plus besoin d’aller à la ville ni même à l’école du village. Le nombre de contacts avec autrui étant ainsi réduit, le risque de maladies infectieuses le serait aussi!
Je revois le visage effaré de Philippe Ariès l’un des historiens qui aura le plus contribué à mettre en valeur la sociabilité, le lien vivant entre les membres d’une communauté. Sa grande crainte depuis longtemps c’était qu’un certain progrès technique ne fasse disparaître toute trace de sociabilité authentique. L’Italie était à ses yeux le seul pays d’Europe qui, à ce moment, avait su protéger la sienne. Or, voici qu’un éminent ingénieur américain prévoyait, en s’en réjouissant, l’éradication complète de la sociabilité aux États-Unis et son remplacement par la privacy extrême. Ariès n’était pas seulement effaré, il était horrifié par de tels propos.
Quelle égalité?
Et à supposer que nous vivions une véritable montée vers l’égalité, de quelle nature sera-t-elle et quel en sera le prix? La nouvelle égalité sera-t-elle à ce point associée à l’autonomie et à la privacy qu’elle détruira la sociabilité? La favorisera-t-elle au contraire? À voir tous ces jeunes enfermés dans leur bulle musicale ou verbale, on a peine à croire que la sociabilité est à la hausse. Les mêmes jeunes ont, par contre, de vastes réseaux de contacts avec lesquels ils communiquent par Internet. Mais ne s’agit-il pas là d’une externalisation du lien personnel? À défaut de pouvoir répondre ici à cette question, je vous renvoie à l’excellent article de David Brooks paru dans le New York Times du 26 octobre dernier.
Platon craignait déjà que cette externalisation de la mémoire appelée écriture ne conduise à une atrophie de cette précieuse faculté. Aujourd’hui, note David Brooks, grâce aux G.P.S. installés dans nos voitures, nos connaissances géographiques, comme toutes les autres connaissances, peuvent être externalisées, nos choix eux-mêmes peuvent l’être, en fonction de nos choix antérieurs. C’est le plus sûr chemin vers une ignorance et un vide intérieur qui ne favorisent sûrement pas les rapports sociaux. «Until that moment, I had thought that the magic of the information age was that it allowed us to know more, but then I realized the magic of the information age is that it allows us to know less.» Il n’est donc pas acquis que l’égalité accrue s’accompagnera d’une plus grande sociabilité.
Deux grandes séries causales : le recul de l’autorité, la montée du formalisme
Mais revenons au cœur de notre sujet : la révolution du direct dans les professions. Cette question est liée à deux autres, plus générales, celle du recul de l’autorité et de la montée du formalisme Si nous pouvons démontrer que l’autorité a perdu du terrain au cours des dernières décennies, à cause de la révolution informatique, nous aurons aussi démontré que dans la mesure où ils sont des autorités, les professionnels ont eux aussi perdu du terrain. Quant d’autre part nous aurons pris note de la montée du formalisme et compris ce qu’elle signifie, nous aurons aussi compris pourquoi l’outil informatique envahit toutes les professions au point d’en modifier parfois radicalement la nature et d’en réduire souvent l’importance.
Le recul de l’autorité
Parmi les grandes révolutions annoncées qui semblent avoir échoué, il y a la révolution cartésienne consistant à substituer la raison à l’autorité et à rendre ainsi les hommes maîtres et souverains de leurs opinions. Le seul nom d’Aristote ne suffirait plus désormais à distinguer le vrai du faux. C’est la démonstration elle-même qui serait l’autorité. «La démonstration est l’œil de l’âme», dira Spinoza, un contemporain de Descartes. Cela servirait évidemment la cause de l’égalité.
Voici, à titre d’exemple, un énoncé qui est en en réalité une explicitation de la thèse que je défends devant vous.
Suite à l’intégration progressive de toutes les connaissances à l’ordinateur et à ses sous-produits, nous assistons en ce moment à l’avènement d’une métaprofession : l’informatique. Un bon prospecteur aujourd’hui peut devenir rapidement un bon médecin ou un bon avocat, il n’a qu’à changer quelques modules dans les logiciels qu’il utilise. Il n’y aura bientôt plus d’ingénieurs, seulement des informaticiens spécialisés dans la réfection des ponts et viaducs ou le transport du gaz naturel. L'outil est la profession. The tool is the profession.
Alors qu’habituellement on trouve des énoncés de ce genre associés au nom d’un gourou, vous auriez pu trouver celui-ci sur Internet sans en connaître l’auteur. Ne l’auriez-vous pas pris plus au sérieux dans la première hypothèse que dans la seconde? Mais peut-être êtes-vous déjà à ce point habitués à la règle d’Internet que vous auriez accordé une plus grande attention au texte précisément parce qu’aucune contrainte n’aurait pesé sur vous ?.
L’ordinateur et Internet pourraient très bien être les outils que l’humanité attendait pour faire le bond décisif vers la raison et la démonstration. Au début de notre aventure encyclopédique (oui je parle ici de l’Encyclopédie de l’Agora.qc.ca et du réseau d’encyclopédies spécialisées qui l’entoure et qui commence même à entourer Portail Québec. Depuis le lancement en 1998, cent millions de documents, dont plusieurs sont des livres complets ou l’équivalent, ont été téléchargés, à un coût moyen de 0,023 $ pour les éditeurs, et de 0,0058 $, un quart du total pour l’État québécois, le plus haut rendement peut-être dans l’histoire de nos subventions publiques à la culture), au début donc de cette aventure, nous nous sommes posé une question à laquelle nous n’avons pas encore répondu de façon pleinement satisfaisante. Nos articles devraient-ils être signés? Nous avons d’abord été tentés de répondre par un non catégorique, dans le but de protéger nos lecteurs contre l’argument d’autorité, protection déjà assurée à 70% de nos visiteurs, puisqu’ils vivent hors du Québec et ne nous connaissent pas. Nous avons ensuite trouvé un compromis : sont signés les documents n’ayant qu’un auteur; quant aux autres documents, leur statut demeure flou.
Vue sous cet angle, l’encyclopédie wikipedia est une expérience heureuse et son succès s’explique en partie parce qu’on ne s’y sent pas en climat d’autorité. Chacun peut y devenir auteur sans avoir à présenter son diplôme ou ses titres de gloire. Le mot révolution est-il exagéré dans ce cas?
En 1789, la population ne s’est emparée que d’une prison;
elle occupe aujourd’hui la plus grande « université » virtuelle du monde et pénètre à travers elle dans toutes les maisons réelles de haut savoir.
Est-ce une bonne chose? Je reviendrai à cette question en conclusion. Mon but pour le moment est de démontrer que l’autorité en tant que telle est aujourd’hui mise à rude épreuve. Le succès de wikipedia le prouve. Le succès encore plus éclatant de Google le prouve davantage. Sans entrer dans le détail du fonctionnement de ce moteur de recherche, je peux affirmer notre expérience nous l’a mille fois démontré, que le classement des documents par Google est l’équivalent d’un plébiscite. C’est en définitive le nombre de personnes qui ont apprécié l’un ou l’autre de nos dossiers qui détermine son classement dans la liste des résultats. Tel est aussi le fondement de la nouvelle autorité, car de toute évidence occuper une première place dans les résultats de Google confère une certaine autorité.
J’en sais quelque chose et vous m’excuserez de parler de moi, mais il se trouve que le meilleur exemple que je peux vous donner me met personnellement en cause. J’ai écrit ma thèse de doctorat sur la philosophe Simone Weil, en 1965 dans une université de province, Dijon. Je n’ai même pas tenté de la publier. Comme je n’étais pas français et que j’ai fait ensuite carrière hors des institutions universitaires, je n’ai jamais occupé une place bien importante dans la hiérarchie des spécialistes de cet auteur. Je pensais d’ailleurs qu’on ne peut pas être spécialiste d’un tel auteur parce qu’on est trop occupé à en vivre. Il n’empêche que lorsque j’ai pris connaissance des choses médiocres qu’on publiait sur elle dans Internet au début, j’ai décidé de lui consacrer un grand dossier de notre encyclopédie et d’y insérer ma thèse, entre autres documents associés. Résultat : notre dossier Simone Weil est toujours le premier des résultats de Google et il a été consulté 105 252 fois en date d’aujourd’hui depuis le 1er janvier 2002. Comme je ne suis pas reconnu comme un grand spécialiste de Simone Weil dans le monde universitaire, j’ai brisé l’ordre établi. Ce sont les lecteurs ordinaires de Simone Weil qui maintiennent notre dossier en première position.
Ces lecteurs ordinaires et les industries bien établies de la culture, celle du livre notamment, qui ont partie liée avec la hiérarchie universitaire, se livrent en ce moment une guerre dont il ne faut pas sous-estimer l’importance et dont il faut espérer qu’elle servira la cause de la connaissance. Voici un autre exemple personnel. J’ai publié une dizaine de livres dans ma carrière et chaque fois j’ai fait ma petite tournée des médias. Mes articles dans les journaux, Le Devoir et La Presse, m’ont valu une présence encore plus marquée dans les autres médias. Or, les cinq cents textes originaux publiés sur Internet, dont certains valaient bien mes livres, ont été lus cinquante fois plus. Jamais on n’a fait la moindre allusion à ces textes dans les médias établis.
Nous avons dans notre encyclopédie un dossier solide sur la constitution québécoise, un autre premier résultat sur Google. Plus de 50 000 téléchargements depuis 2002. Le politologue Marc Chevrier y signe la partie qui concerne les aspects politiques et juridiques de la question, j’y signe celle qui porte sur les valeurs fondamentales. Quel auteur d’un livre sur le même sujet peut se flatter d’avoir un tel rayonnement ? Cela ne semble avoir aucune importance. Nous recevons parfois un téléphone d’un recherchiste, Marc Chevrier a accordé quelques interviews, dont une en première page du Devoir, mais jamais dans aucun des médias, on n’a eu l’honnêteté élémentaire d’indiquer la source. Tout se passe comme si nos travaux n’avaient aucune valeur parce qu’ils sont offerts gratuitement hors des circuits respectant la logique admise de l’autorité.
Cette résistance des médias traditionnels est la plus belle preuve de la gravité de la menace qui pèse sur les intermédiaires dans le domaine de la connaissance : les professeurs de tous les niveaux, les journalistes, les recherchistes, les bibliothécaires. Ce recul de l’autorité s’étend à toutes les professions où la connaissance occupe une place importante, ce qui est le cas de presque toutes.
La montée du formalisme
Combiné avec un autre phénomène de grande ampleur, la montée du formalisme, ce recul crée les conditions de la subordination progressive des professions traditionnelles à la nouvelle métaprofession, l’informatique, laquelle soit dit en passant, n’a pas encore été reconnue par l’Office des professions.
Le formalisme c’est la pensée par signes purs. J’emprunte cette définition à Ludwig Klages, philosophe allemand, héritier de Nietzsche. Klages précise ainsi sa pensée : « Le but de la pensée formaliste, c’est : des résultats de la pensée atteints sans l’effort de la pensée, des réponses trouvées sans l’intermédiaire de la recherche, la domination de l’Esprit établie sans le moyen et l’instrument de la conscience, qui dépend toujours pour une part de la Vie. Sans doute, le parfait formaliste serait un appareil de précision sans conscience, capable d’une variété de réactions inquiétante et qu’on pourrait alors composer, soit dans un atelier de construction, soit dans un alambic, comme un homonculus.» 5
Pour bien comprendre ce paragraphe, écrit il y a cent ans, il faut savoir que dans sa philosophie Klages oppose l’Esprit, synonyme de froide raison, à la Vie et par suite à l’âme, plus proche à ses yeux du pôle vie que du pôle Esprit. D’où le fait que le mot Esprit a un sens péjoratif dans ses écrits. Le formalisme est le royaume de l’Esprit, et le parfait formaliste, qui ressemble étonnamment à l’ordinateur, est son chef-d’œuvre.
Pour que la fabrication de ce parfait formaliste devienne possible, il aura fallu que l’homme occidental en vienne à séparer l’esprit et le corps dans le composé humain, ce qui sera l’œuvre de la modernité, de Descartes en particulier.
Le fin mot de la philosophie au Moyen Âge était cette formule de saint Thomas empruntée à Aristote : «Rien dans l’intelligence qui n’ait d’abord passé par les sens.» La pensée demeurait ainsi éloignée du formalisme parce qu’elle devait constamment faire appel au témoignage des sens. Ce témoignage comportant toujours une part de subjectivité, il s’ensuivait, pour cette science un haut degré d’incertitude. C’est l’une des raisons pour lesquelles l’appel à l’autorité était nécessaire. On pouvait à bon droit penser que l’appel à la tradition compensait les erreurs des sujets.
Au début de la modernité, on commença à se méfier du témoignage des sens. Nos sens nous trompent, dira Descartes. On préférera miser sur la seule raison pour parvenir à la vérité, quitte à retrouver l’usage des sens, mais dans le cadre d’expériences méthodiques et à l’aide d’instruments de mesure. Peu après Descartes, Leibniz jeta les bases d’un langage universel et d’une logique formelle – entendez infaillible – qui, à travers George Boole, deux siècles plus tard, conduira à la syntaxe des ordinateurs.
Rendons hommage, en passant, à cet homme, Leibniz, à qui nous devons le système binaire, une machine à calculer plus performante que celle de Pascal et finalement, le calcul intégral et différentiel. J’ai maintes fois recommandé que sur tous les écrans qui s’ouvrent l’on voit une icône de Leibniz, plutôt que les couleurs de Microsoft. Il serait le meilleur candidat au titre de saint patron de l’ordinateur et d’Internet, non seulement en raison de son rôle dans la montée du formalisme qui a rendu cette machine possible, mais à cause de ses propres croyances. Quand il a présenté le système binaire à son mécène, le duc de Brunswick, il a fait frapper une médaille sur laquelle on voyait d’un côté le buste du duc et de l’autre quelques nombres binaires accompagnés de la mention : imago creationis, unus ex nihilo omnia. Leibniz croyait avoir découvert une nouvelle preuve de l’existence de Dieu. Dans le même esprit, celui qui a proposé de traduire computer par ordinateur, Yves Perret, a justifié son choix en précisant que le mot ordinateur se trouve dans le dictionnaire Littré comme adjectif désignant Dieu en tant qu'Il est celui qui met de l'ordre dans le monde. Ce Dieu c’est l’homme. Nous pouvons voir dans le rappel de la croyance de Leibniz, une invitation à assumer dans notre usage des ordinateurs une responsabilité qui soit à la hauteur de notre prétention à la divinité.
C’est la bourse qui depuis son apparition au Moyen Âge en Europe aura été le meilleur indicateur de la montée du formalisme. «Et si, écrit Klages, à l’aspect de l’agitation criarde d’une bourse, nous avions tout à coup l’idée comique que cet acharnement fiévreux a lieu pour des chiffres, et rien que des chiffres, nous pourrions bien aussitôt être pris d’un sentiment d’horreur à la pensée que ces batailles engagées pour des chiffres peuvent décider en un clin d’œil du sort de millions d’hommes. Ces chiffres signifient quelque chose (terre, pétrole, chemins de fer, ouvriers, etc.) ; mais ce sont eux-mêmes qui vivent d’une vie souveraine, dans le cerveau des lutteurs et non leur valeur significative : le signe domine le signifié, et la pensée par signes purs remplace la pensée par unités significatives, et même la pensée par concepts. C’est en cela que consiste l’essence même du formalisme.»1
Nos maisons sont les illustrations les plus familières de la montée du formalisme. Dans nos cuisines, ce ne sont plus nos sens qui nous avertissent de l’état de la cuisson d’un plat, ce sont des cadrans et des sonneries. Il en était ainsi avant l’avènement de la domotique. Depuis, nos maisons ressemblent de plus en plus à des cyborgs. Nous habitons le prodigieux outil qui nous habite.
Que découvrons-nous quand nous combinons les deux mouvements que nous venons de décrire : recul de l’autorité et montée du formalisme, c’est-à-dire perte des sens ? Nous découvrons le contexte parfait pour la subordination progressive des anciennes professions à la nouvelle métaprofession.
Les médecins
Le cas de la médecine est exemplaire. Voici comment, dans la Messe de l’athée, Balzac décrit un acte médical à son époque : « Desplein possédait le divin coup d'oeil: il pénétrait le malade et sa maladie par une intuition particulière à l'individu, intuition acquise ou naturelle qui lui permettait d'embrasser les diagnostics, de déterminer le moment précis, l'heure, la minute à laquelle il fallait opérer, en faisant la part aux circonstances atmosphériques et aux particularités du tempérament.».
Ce confident de la chair est en voie disparition en médecine, même s’il tente désespérément de revivre dans les thérapies alternatives. La part des sens dans l’exercice de la médecine tend à se réduire comme une peau de chagrin, à cause de l’importance croissante des outils de diagnostic, presque tous informatisés, mais aussi à cause de la difficulté d’établir un véritable rapport personnel avec les patients. Si bien que le passage à une médecine entièrement informatisée pourrait se faire en douce, la déshumanisation n’étant pas une chose à craindre puisqu’elle est déjà accomplie, sauf peut-être là où le médecin de famille a été vraiment rétabli.
Au cours des dix dernières années, j’ai pu suivre de près les travaux de l’un des leaders québécois en matière de médecine assistée par ordinateur, le docteur Jean Boilard, fondateur de la compagnie Omnimed. J’ai fait l’essai à quelques reprises d’un excellent système expert de diagnostic et de prescription de médicament. J’ai été stupéfait des résultats obtenus. J’ai pu diagnostiquer une coqueluche pour adultes dont je venais de guérir. J’avais eu la sagesse de ne pas consulter de médecin, mais un de mes amis, atteint de la même maladie au même moment, avait reçu trois diagnostics différents, tous faux et accompagnés chaque fois d’une prescription inutile d’antibiotiques.
Allons donc, me direz-vous, les médecins ont toujours été nécessaires et ils le seront toujours. Soit, mais dans leur intérêt comme dans le nôtre, il serait bon qu’ils s’engagent dans la voie indiquée par le docteur Boilard qui propose le modèle suivant pour une première entrevue : avec l’aide d’une infirmière si nécessaire, le patient remplit le formulaire d’un système expert et il rencontre ensuite son médecin, lequel, avant de le recevoir, pendant une heure au moins, a étudié les résultats du système expert, ce qui lui permet de poser des questions pertinentes et précises. Un tel examen coûterait cher évidemment, mais Jean Boilard est d’avis qu’on y gagnerait au change. On sait en effet que l’insatisfaction avec laquelle les malades sortent de chaque consultation de dix minutes est l’une des causes de leur visite fréquente chez le docteur et à l’urgence. Cette insatisfaction disparaîtrait avec la nouvelle méthode, et ce d’autant plus que le médecin ne se présenterait plus comme une autorité, ce qu’il n’est plus, mais comme un compagnon dans la recherche commune d’une vérité qui, au départ, échappe à l’un autant qu’à l’autre. Par le même processus, le patient deviendrait plus autonome, sa culture médicale s’enrichirait, avec l’approbation et la complicité du médecin. Seule façon de réduire une dépendance, devenue ruineuse, à l’égard de la médecine.
Les enseignants
On observe un tel recul simultané des sens et de l’autorité, et chaque fois au profit de la métaprofession formaliste. Y compris dans la profession d’enseignant. Notre école, fondée sur l’enseignement simultané, remonte au XVIe siècle pour les protestants et au XVIIe pour les catholiques. Elle repose sur cinq piliers : l’autorité de Dieu, fondement de celle du maître, la recherche du salut par la lecture de la Bible chez les protestants, du catéchisme chez les catholiques, la discipline assurée par l’autorité, la clôture qui en fait un milieu fermé, et enfin la chaleur humaine assurée par la vie en commun des maîtres et des élèves dans une même maison. Ces cinq piliers se sont effondrés. D’où une crise de l’école, dont je crains qu’elle ne soit plus grave qu’on n’ose l’admettre. Je suis moi-même depuis longtemps persuadé que tout conspire au retour du précepteur, appelé à devenir un maître compagnon dans un contexte où connaissances et méthodes pédagogiques sont mises à la portée de tous par la métaprofession. Comme dans le cas de la médecine, la déshumanisation n’est pas à craindre car elle a déjà eu lieu. Pour les raisons immédiates que tout le monde connaît, mais avec comme toile de fond la montée du formalisme et la perte des sens, maîtres et élèves doivent désormais se tenir à bonne distance les uns des autres, sous peine pour le maître d’être accusé de harcèlement sexuel. Et loin de vivre en famille sous un même toit, maîtres et élèves se voient le moins souvent possible et le moins longtemps possible chaque fois. Il est difficile de pousser la déshumanisation plus loin.
Sur la vingtaine de jeunes de 18 à 25 ans que je connais, la plupart donnent des cours privés à des enfants du secondaire, à des adultes dans certains cas, plusieurs font du troc en donnant des cours de français en échange d’un cours de chinois ou d’espagnol et quelques-uns apprennent plus dans des missions de Développement et Paix que dans l’enseignement formel qu’ils reçoivent. Maîtres compagnons! C’est la voie de l’avenir. Et l’on verrait peut-être un miracle pédagogique se produire si on adoptait des mesures destinées à encourager vraiment toutes les formes d’apprentissage libre.
Les ingénieurs
Je n’aurai pas le loisir ici de faire la même analyse pour toutes les professions, mais le contexte actuel au Québec m’oblige à dire un mot de la profession d’ingénieurs. Dans la conclusion de son rapport, la Commission Johnson souligne «l’importance d’une rigueur sans faille dans l’ensemble des processus de conception, de construction et de surveillance de la construction des ouvrages.» Dans divers constats, la commission nous dit ce qu’il faut entendre par l’expression sans faille. Voici l’un de ses constats : «Les charges créées dans la culée par le biais étaient à l’époque très difficiles à calculer. Sans les moyens informatiques d’aujourd’hui, l’analyse rigoureuse des effets de cette anomalie géométrique relevait de méthodes de calcul que ne maîtrisaient pas la plupart des ingénieurs-concepteurs à l’époque. Le biais introduisait un élément additionnel de risque.»
Je suis tenté de conclure que la faute des ingénieurs de l’époque c’est de n’avoir été que des ingénieurs alors qu’ils doivent devenir des informaticiens spécialisés dans les ponts et les viaducs. Mais j’ouvre d’abord une parenthèse pour dire mes réserves sur les conséquences générales, coûteuses et hâtives que l’on tire d’un événement qui ne fut tout de même qu’un accident encore isolé. Certes, la commission a mis en lumière le retard du Québec par rapport à plusieurs états américains et à l’Ontario pour ce qui est du pourcentage des ouvrages en mauvais état, mais il y a aussi des écoles et des hôpitaux en mauvais état. Il n’y aurait rien d’étonnant à ce que les risques d’intoxication liés au mauvais état des édifices publics soient plus graves que les risques d’accident sur le réseau routier.
Cela me rappelle une histoire qui remonte, si ma mémoire est bonne, au début de la décennie 1990. Le coroner en chef de l’époque, un certain monsieur Bouliane, avait réussi à semer la panique dans tout le Québec suite à la mort d’un enfant écrasé par un autobus scolaire. J’avais une chronique à la Presse à ce moment. Je me suis élevé contre ce qui m’apparaissait comme une manipulation de l’opinion publique. Le nombre de morts causées par les autobus scolaires au Québec n’avait rien d’anormal. Il se comparaît même avantageusement à celui des autres pays. Un an plus tard, on apprenait que le coroner en chef vendait aussi des autobus scolaires usagés dans les pays en voie de développement. Les avantages que les grandes firmes d’ingénieurs tireront du rapport Johnson sont tels qu’on est en droit de se demander si dans toute cette affaire la précipitation est totalement dictée par le bien commun.
Tous admettront cependant que l’époque où l’on auscultait les ponts comme le médecin de Balzac auscultait les malades est bien révolue. Dans ces conditions ce n’est toutefois pas une agence indépendante qu’il fallait créer mais une succursale québécoise de Google maps. En installant des capteurs appropriés sur les ponts et viaducs, en prenant en compte tous les faits les concernant et en insérant le tout dans un bon système expert, on pourrait connaître à tout moment le degré de sécurité que présente un ouvrage. La voix d’une déesse avertirait les automobilistes munis d’un GPS du danger qu’ils courent en traversant un viaduc. Les services des ingénieurs seraient superflus du moins pour ce qui est de la surveillance des ouvrages.
Conclusion
Si nul ne peut nier la présence croissante de l’informatique dans la plupart des professions, sans doute est-il encore trop tôt pour affirmer que nous sommes entrés dans l’ère de la métaprofession unique. L’existence d’une métaprofession unique n’aurait rien de nouveau. Les premiers savants en Occident étaient tous philosophes et théologiens. Albert le Grand en est le modèle. L’esprit des temps modernes, dominé par le formalisme, aura conduit les savants actuels vers le formalisme.
Mon but, vous l’aurez compris, n’était pas d’ajouter un nouveau chapitre à l’histoire des professions, mais d’indiquer une tendance générale et de préciser les problèmes qu’elle soulève. Ce sera mon dernier point.
On voit deux grands problèmes se préciser à l’horizon :
Le premier : L’autorité de la foule risque de se substituer à celle des maîtres du passé et du présent, l’hétérarchie de remplacer la hiérarchie. L’hétérarchie (eteros, autre en grec) c’est le pouvoir que je reconnais à l’autre à condition qu’il demeure mon égal et que nous convenions ensemble de coopérer sans suivre un plan et sans jamais nous soumettre à une autorité ni nous laisser aliéner par un chef. Cette coopération a un autre nom : autoorganisation, mot qui jouit en ce moment d’un grand crédit en biologie aussi bien qu’en physique et dans les sciences de l’homme.
La façon dont nous aborderons cette question fondamentale sera cruciale pour l’avenir, comme le montre l’exemple des accommodements raisonnables. L’existence même de ce débat est une conséquence de la révolution du direct que nous vivons. Les citoyens ordinaires ont su faire passer leur message sans qu’il soit filtré par les journalistes.
Si les aspects positifs du débat en cours sont évidents, les aspects négatifs, moins manifestes, sont inquiétants. Pour bien comprendre ce qui se passe, il faut remonter à Rousseau et à sa volonté générale. Comment passer véritablement de l’autorité des maîtres à celle de la raison, en d’autres termes comment éviter de substituer à l’autorité des maîtres celle du grand nombre sans tomber dans le piège de l’oppression par la majorité? Rousseau raisonnait ainsi : la raison est identique chez tous les hommes, au lieu que les passions, le plus souvent, diffèrent. Par suite si, sur un problème général, chacun réfléchit tout seul et exprime une opinion, et si ensuite les opinions sont comparées entre elles, probablement elles coïncideront par la partie juste et raisonnable de chacune et différeront par les injustices et les erreurs.
Rousseau remarquait déjà à son époque que les partis politiques suscitent des appartenances passionnées et nuisent par conséquent à l’expression de la volonté générale. Les nouveaux moyens de communication présentent par contre de grands avantages sur ce plan. À la condition que les sujets traités ne soient pas trop techniques et que le citoyen soit à l’abri des occasions de passion, la volonté générale pourra vraiment s’exprimer et il y aura de fortes chances qu’elle s’avère plus sage que la volonté d’un seul ou d’une élite.
L’américain John Surowiecki a récemment repris cette thèse dans un ouvrage intitulé The Wisdom of crowds. 6 Cet ouvrage, à qui j’aurais refusé la note de passage parce que Rousseau n’y est pas cité, a tout de même l’avantage de présenter un problème de toujours en termes contemporains. Il indique certaines voies à suivre pour préciser les sujets et les situations qui conviennent à l’expression de la volonté générale.
Surowiecki attire aussi notre attention, mais sans le vouloir, sur la question du relativisme. Je ne peux pas entrer ici dans une démonstration détaillée. Je n’hésite toutefois pas à affirmer que le tandem google-wikipedia plonge l’humanité entière dans un relativisme d’autant plus inquiétant que nous aurons de plus en plus besoin de vérités fondamentales pour faire face aux nouveaux défis planétaires.
Le relativisme actuel coïncide avec la substitution de l’hétérarchie à la hiérarchie, de l’autoorganisation à la soumission à l’autorité. Dans un contexte universel où le respect de l’autorité et de la tradition en est réduit souvent à prendre la forme du fondamentalisme et du sectarisme, cette autoorganisation peut apparaître comme la voie du salut. Ce qui explique sans doute pour une bonne part le succès des entreprises humaines fondées sur l’hétérarchie, dont l’encyclopédie Wikipedia est le parfait exemple.
Certes, il sera toujours souhaitable que les honnêtes gens essaient de s’entendre entre eux, mais l’histoire a maintes fois démontré que s’ils refusent tout recours à une autorité ou à un principe transcendant, il s’ensuivra une situation où l’opinion majoritaire prévaudra contre toute valeur. C’est en descendant trop bas sur cette pente que la démocratie et le libéralisme, dont les partisans de l’hétérarchie, de l’autoorganisation, peuvent se réclamer, finissent par dégénérer en totalitarisme. Hitler, il faut s’en souvenir, a été porté au pouvoir par une très forte majorité de ses concitoyens.
Le deuxième problème qui se pose c’est la rupture des appartenances: la dépendance à l’égard de la métaprofession risque de rompre les appartenances à la communauté réelle, mais plus fondamentalement encore à la vie, dans toutes ses manifestations.
En raison du recul des sens qui l’accompagne, la montée du formalisme a pour effet de briser ces liens vivants que sont nos appartenances : à la nature, à l’humanité, à une patrie, une communauté, une famille, une maison... Ce qui fait apparaître de façon urgente la nécessité d’un contrepoids, d’une contre-tendance, qu’illustrent mes dernières images.
Quand la vie se retire d’une culture, elle se retire de toutes ses manifestations à la fois, comme la mer, quand elle descend se retire de toutes les baies. Elle ne peut revenir que dans les mêmes conditions et dans le respect de cette loi fondamentale, déjà énoncée par Goethe : « La vie ne peut naître que de la vie; seule la vie peut donner la vie. L’intelligence peut façonner, mais étant morte, elle ne peut donner une âme. De la vie seulement peut jaillir le vivant.»
Les pénuries simultanées d’eau et de pétrole, combinées avec les diverses pollutions et avec le réchauffement climatique, réservent à l’humanité, dans un avenir paraissant de plus en plus proche, des problèmes économiques et sociaux d’une extrême gravité. La métaprofession informatique apparaît dans ce contexte comme un outil du destin pour unir les sciences et les hommes en vue de la grande mobilisation qui s’impose déjà. C’est seulement par une symbiose entre cette nouvelle métaprofession et celle des origines de l’Occident, la philosophie, que pourront être créées les conditions d’une adaptation créatrice au nouveau contexte
Notes
1- Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, site Classiques des sciences sociales. http://classiques.uqac.ca/classiques/de_tocqueville_alexis/democratie_1/democratie_tome1.html
2- Thierry Bardini résume ainsi la situation : «Tous les commentateurs semblent s’accorder sur le caractère inéluctable du phénomène, et sur la référence tout aussi inéluctable à l’idéal de la révolution française, résumé par le slogan républicain « Liberté, Égalité, Fraternité ». «La période cruciale aura été celle de 1968 à 1973, précise Thierry Bardini. C’est aussi durant ces cinq années, ajoute-t-il, que s’actualisent en trois traductions informatiques les trois principes majeurs de l’idéal révolutionnaire : la convivialité (user-friendliness) comme traduction du principe de liberté, l’accès universel comme traduction du principe d’égalité, et l’interactivité comme traduction du principe de fraternité. La convivialité transforme en effet les machines complexes que sont les ordinateurs antérieurs (mainframe, batch processing et timesharing computers) en machines simples à apprendre et/ou à utiliser, c’est-à-dire permettant à un usager non informaticien d’utiliser la machine librement. L’accès universel suppose qu’à terme tous seront égaux devant l’informatique, qu’il ne s’agira plus d’une technique élitiste réservée à des professionnels que les hackers qualifiaient de « clergé de l’informatique ». L’interactivité, enfin, est une notion complexe, mais qui signifie surtout que l’informatique se transforme à cette époque en médium, en machine à communiquer. Cette transformation majeure est déjà implicite dans le travail des cybernéticiens, mais la période 1968-1973 actualise cette influence originelle et la traduit en dispositifs concrets de communication entre humains, permettant ainsi une nouvelle fraternité électronique.»
3-Emilio Mordini, Centre for Science, Society and Citizenship – Rome (IT), conférence, http://agora.qc.ca/colloque/gga.nsf/conferences/converging_technologies
4-Antoine Robitaille, Le nouveau nouvel homme, Boréal, Montréal 2207, p. 179.
5-Ludwig Klages, Les principes de la caractérologie, Paris, Delachaux et Niestlé, 1950, p. 83.
6-James Surowiecki, The Wisdom of Crowds, Anchor Books, New York 2005