La vie naît de la vie
De Paul Hawken à Emerson, à Goethe, à Senghor, à la révolution de 1889, à Bergson, à Frobenius, à la Vie, à la Civilisation de l’Universel.
«Seule la vie peut donner la vie. L’intelligence peut façonner, mais étant morte, elle ne peut donner une âme. De la vie seulement peut jaillir le vivant.»
Goethe
Zahme Xenien
Les hasards de la vie intellectuelle provoquent parfois des rencontres d’auteurs et d’idées aussi heureuses qu’inattendues. Sachant que je m’intéresse aux rapports entre les questions sociales et les questions écologiques, une amie m’a offert récemment un ouvrage américain dont l’auteur tient pour acquis qu’il y a des liens étroits entre les rapports des hommes entre eux et leurs rapports avec la nature.
Ce livre s’intitule Blessed Unrest et l’auteur, Paul Hawken, est l’un de ceux qui, aux États-Unis, ont le plus contribué à intéresser le monde des affaires au développement durable. Bien placé pour observer la myriade de petits groupes – des millions peut-être – qui, de par le monde, se portent à la défense de la nature, il voit dans leur action le début d’une révolution qui pourrait sauver l’habitat humain. Pour donner plus d’unité à ce mouvement, encore informel et anarchique, il ébauche une vision du monde centrée sur la vie, une vie qui englobe les communautés humaines. «La façon nous maltraitons la terre affecte tous les hommes et la façon dont nous nous traitons les uns les autres a des répercussions sur celle dont nous traitons la terre.» (1)
Entre autres auteurs du passé, Hawken se réclame de Ralph Waldo Emerson et de sa philosophie centrée sur les leçons que l’homme peut tirer de l’étude de la nature et de la vie. Il nous apprend que l’auteur de Nature a lu les œuvres complètes de Goethe et qu’il leur est resté attaché toute sa vie, – une référence dont on mesure la signification quand on sait l’importance de Goethe dans l’histoire des idées non mécanistes sur la vie.
Hawken n’hésite pas à présenter Emerson, de même que Henry David Thoreau, son célèbre disciple, comme des écologistes avant l’heure, comme des penseurs ayant compris que l’homme fait partie du web of life. Et il indique de diverses autres manières, par une allusion à Wendell Berry notamment, l’auteur de Life is a miracle, ses réserves à l’endroit de la conception mécaniste de la vie, d’origine cartésienne. Après avoir fait état de l’infinie complexité de ce qu’on peut en connaître, il conclut que la vie, en elle-même est inconnaissable et il évoque le caractère sacré de son origine.
Au moment où j’ai commencé la lecture de Blessed Unrest, je venais tout juste de terminer une étude de la vie et de l’œuvre de Léopold Sédar Senghor, le poète président du Sénégal, qui fut aussi un penseur remarquable. On lui doit notamment des pages prophétiques sur la révolution de 1889. Oui, de 1889! C’est une dynastie philosophique, celle des cartésiens devenus matéralistes qui, à la grande joie de Senghor et de ses amis africains du quartier latin à Paris – nous sommes au début de la décennie 1930 – a été renversée cette année là, par la publication de l’Essai sur les données immédiates de la conscience du philosophe Henri Bergson.
A peine libérés de l’esclavage, les noirs africains apprirent que, pour la science européenne, représentée notamment par l’ethnologue Levy-Bruhl, ils appartenaient à la mentalité prélogique, autant dire – et c’est ainsi que les premiers intéressés interprétèrent cette théorie – qu’ils n’étaient que des intermédiaires entre l’homme et l’animal. Senghor fut de ceux qui reconnurent que c’est l’intuition et l’émotion, leurs symboles et leur art, et non la raison, sa logique et ses techniques, qui dominent dans la culture nègre. Mais il en fit un sujet de fierté et c’est sur cette base que le concept de négritude a été édifié. Or c’est précisément cette dimension de l’être humain que Bergson réhabilitait dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience. «Lui aussi, écrit Senghor, s’élevait, non exactement contre le rationalisme, mais contre sa déviation intellectualiste et, surtout, contre le positivisme matérialiste. Lui aussi avait relu la fameuse phrase d’Aristote en donnant, au mot noûs, son véritable sens de symbiose de la discursion et de l’intuition. Il y a seulement qu’il met l’accent sur la sensation et l’intuition. Ce qu’il préconise, par sa philosophie, c’est un retour conscient et réfléchi aux données de l’intuition . S’appuyant, comme Nietzsche, sur les valeurs de la vie et de la liberté, c’est à cultiver l’activité créatrice de l’homme que nous convie Bergson.» (2)
Un autre événement intellectuel, majeur à leurs yeux, allait aider Senghor et ses amis à trouver dans la science européenne des raisons de se réhabiliter devant eux-mêmes : la publication en français, en 1936, des travaux de l’ethnologue allemand Léo Frobenius sur la « civilisation africaine ». Il existait donc une civilisation africaine et elle gravitait autour de ce que l’ethnologue allemand appelait la Gemüt, l’émotion. Gemütlichkeit est le mot intraduisible que les Allemands utilisent pour désigner la chaleureuse atmosphère qu’ils savent faire régner dans leurs maisons et leurs brasseries. Frobenius était lui-même assez proche de la grande tradition romantique allemande qui donna au concept de Vie considérée comme qualité, comme objet de l’intuition hors de la portée de la science objective, un statut qu’il n’aura jamais ailleurs en Occident, en France et en Angleterre en particulier. Voici un passage de l’article que Senghor consacra à Frobenius :
«Ce que préconise Frobenius, c’est, au-delà des faits quantifiables, de chercher à saisir leurs qualités, leur signification : ce qu’il appelle leur sinngabe. C’est cette vue d’ensemble des phénomènes, des apparences, dont nous parlions tout à l’heure. Celle-ci consiste, encore une fois, à s’abandonner à la sensibilité. C’est cette sensibilité, cette faculté d’émotion, et, partant, de vision, que Frobenius appelle le Gemüt, qui seul peut nous amener à l’intuition, c’est-à-dire à la vision en profondeur des réalités vraies : à la Tiefenschau.
C’est, précisément, parce que nombre de peuples du Tiers-monde sont des hommes de sensibilité et d’intuition qu’il faut, pour les connaître et les dépeindre, user de la vision en profondeur. » (3)
Ces découvertes donnaient un sens bien particulier à ma lecture du livre de Hawken et en particulier des pages consacrées à Emerson et Thoreau. Je voyais se constituer sous mes yeux cette vision du monde que l’auteur appelle de ses vœux au nom des millions de groupes dont il se fait le porte parole. Ajoutons qu’Emerson a été profondément marqué par la Bhagava Gita, que Hawken est proche du boudhisme et que Teilhard de Chardin est l’une de ses sources. Nous voilà au cœur de cette Civilisation de l’Universel dont Senghor s’est fait le promoteur après Teilhard de Chardin, pour lequel il avait la plus grande admiration :
«Teilhard de Chardin nous montre, avec plus d'optimisme que Marx, que ces conflits de classes et de races, de nations et de continents sont les étapes nécessaires du processus de socialisation. Qu'avec les nationalismes et racismes, plus aigus que les conflits de classes, nous sommes à une époque de divergences extrêmes. Que s'annonce, cependant, nécessité par l'extrême des tensions et par la puissance de nos moyens de combat comme de compréhension, un mouvement de convergence panhumaine. De ce mouvement, doit naître la Civilisation de l’Universel, symbiose de toutes les civilisations différentes.» (4)
Le sort de la planète n’était pas le premier souci de Senghor. Il n’empêche que sa Civilisation de l’Universel et plus précisément son désir d’équilibrer la science européenne par la sensibilité africaine correspond aux aspirations de ceux qui aujourd’hui voient la nécessité d’une réconciliation de l’homme avec la nature et la vie. Quant à l’homme de la révolution de 1889, Henri Bergson, il apparaît comme l’un des maîtres à penser de l’avenir.
Dans Blessed Unrest, Paul Hawken va même jusqu’à préciser les qualités communes à tous les organismes vivants qui sont aussi applicables aux communautés : «La nature recycle tout, la nature tend à tout optimiser plutôt qu’à tout maximiser. Etc.» Tout en élargissant ainsi le champ d’application du concept de vie, Hawken prend ses distances par rapport à la conception mécaniste de la vie qui a dominé la biologie, au cours des quatre derniers siècles, au point d’en faire une science borgne, une science à laquelle échappe la partie qualitative, mystérieuse de son objet. Il nous ramène à ce qui est pour lui de l’ordre de l’évidence : au souffle initial de l’Esprit sur ces organismes qui défient les principes rationnels de l’organisation.
Il n’ouvre toutefois qu’à demi le second œil sur la vie, il n’y intègre pas l’art, ni ces qualités essentielles, la vitalité, la créativité qui rendent l’art possible. L’art n’est-il pas la fine fleur de la vie? Qu’est-ce que la beauté sans la vie? La beauté morte est-elle encore beauté? Peut-on réduire la vie d’une œuvre à une simple métaphore alors qu’on sait d’expérience que les chefs d’œuvre communiquent cette vie à ceux qui les contemplent. L’artiste, et tout être vivant est dans une certaine mesure artiste, hérite du souffle initial de l’Esprit, de l’élan vital et le communique à la matière qu’il travaille, laquelle à son tour répand la vie autour d’elle. Bergson a légitimé à jamais cette intégration de l’art à la vie.
L’art fait partie de ce qu’on appelle en anglais le web of life, le tissu de la vie, et en allemand le lebendige Band, le lien vivant. Il est au cœur de ce qu’on appelle en français la joie de vivre. Jamais ce lien entre la joie et la vie n’aura eu plus de sens que dans cet hymne à la joie…et à la vie de Bergson.
«Les philosophes qui ont spéculé sur la signification de la vie et sur la destinée de l’homme n’ont pas assez remarqué que la nature a pris la peine de nous renseigner là-dessus elle-même. Elle nous avertit par un signe précis que notre destination est atteinte. Ce signe est la joie. Je dis la joie, je ne dis pas le plaisir. Le plaisir n’est qu’un artifice imaginé par la nature pour obtenir de l’être vivant la conservation de la vie; il n’indique pas la direction où la vie est lancée. Mais la joie annonce toujours que la vie a réussi, qu’elle a gagné du terrain, qu’elle a remporté une victoire : toute grande joie a un accent triomphal. Or, si nous tenons compte de cette indication et si nous suivons cette nouvelle ligne de faits, nous trouvons que partout où il y a joie, il y a création plus riche est la création, plus profonde est la joie.» (5)
Toutes les formes de vie, y compris l’art, et la haute morale fait partie de l’art, sont liées entre elles comme les éléments d’un écosystème de telle sorte que lorsque la vie n’a plus sa place dans une culture, elle se retire de toutes ses manifestations, des communautés et des écosystèmes aussi bien que des personnes et des œuvres d’art, à l’instar de la mer qui, à marée descendante, se retire uniformément de toutes les baies. Le retour de la vie ne peut s’opérer que de la même manière, simultanément dans toutes les manifestions de la vie.
Mais ce retour de la vie nous ne pouvons pas l’assurer par les moyens, d’ordre technique, qui ont eu pour effet de l’éloigner. C’est à la vie elle-même qu’il faut faire appel pour obtenir la vie. « La vie crée les conditions conduisant à la vie». Hawken fait de cette observation de la biologiste Janine Benyus le principe organisateur de sa pensée et de son action. Le biologiste allemand Rudolf Virchow avait déjà noté, il y a plus d’un siècle, que la génération spontanée n’existe pas, que la vie ne peut pas jaillir toute faite de la matière inanimée. Il nous a laissé en souvenir cette formule dont nous n’avons peut-être pas mesuré la portée : omnis cellula e cellula. Toute cellule provient d’une cellule. En d’autres termes : la vie ne peut naître que de la vie, loi qui s’applique à toutes les formes de vie, y compris à celle des symboles, ce que Goethe avait compris.
Les embûches auxquelles nous nous heurtons sur le chemin du retour à la vie sont souvent liées à la tentation de contourner la loi de Virchow, à croire que la vie peut naître d’un simple décret de la raison, à penser qu’à force de répéter il faut être naturel on retrouvera le naturel perdu. Dans la vie personnelle, cela aboutit à l’exagération dans l’expression des sentiments, au glissement vers le spectacle, la représentation; dans la vie pratique, à la confusion entre l’action et l’agitation et dans l’art, à la recherche du paroxysme, de l’insolite, à la volonté de surprendre plutôt que d’émouvoir.
Mais si la vie ne peut naître d’un décret de la raison, ni d’un acte de la volonté, l’expression volonté de vivre n’en conserve pas moins tout son sens. On peut en effet prendre le parti de la vie, s’engager envers soi-même à créer les conditions pour que s’opère le miracle de la vie par la vie. « On peut, dit John Cowper Powys, préparer la table de la vie, consacrer le pain, verser le vin. Si les ailes du dieu ne font pas alors frémir l’air, nous n’en porterons pas la responsabilité. Et même si ce moment propice s’écoule – comme il est fort possible, sans que frissonnent les divines plumes, il n’en subsistera pas moins dans notre esprit ce sentiment bien particulier de satisfaction obstinée, non pas le bonheur même, mais le paysage familier du bonheur. » (6)
Nous ne pouvons même pas maîtriser la vie consciemment sans la dénaturer, ajoute Hawken : «si nous tentions de le faire, nous mourrions, comme la Planète meurt. Nous ne gérons pas nos corps, parce que nous ne pouvons pas le faire. Nous pouvons toutefois les protéger, les nourrir, les écouter, veiller sur eux au moyen de la nourriture, du sommeil, de la prière, de l’amitié, du rire et de l’exercice. » (7)
Il en est ainsi de toutes les formes de vie. La vie a horreur de la planification, mais c’est justement là une raison d’espérer. Si, à son déclin, elle est exposée à des sauts brusques et imprévisibles vers la mort, à son retour elle est aussi capable de rebondissements et de ramifications dans toutes les directions. Un grand poème, une grande œuvre philosophique pourront un jour inspirer un Ghandi qui fera basculer dans la bonne direction une histoire hantée par ses tendances suicidaires. Encore faudrait-il assurer l’émergence de ces grandes œuvres, qui sont aussi les plus vivantes, ce qui ajoute un nouveau défi à relever, le plus exigeant peut-être dans le contexte relativiste actuel : l’exercice du jugement.
Voilà l’esprit dans lequel nous abordons notre réflexion sur l’appartenance. On ne s’étonnera pas que nous voulions placer au sommet et au centre de nos préoccupations les plus hautes sources d’inspiration, de vie, mais on trouvera tout aussi normal que nous attachions la plus grande importance aux plus humbles façons de se mettre en contact avec la vie.
L’humilité du rôle que peuvent jouer la raison et la volonté dans ce contexte, ne nous dispensent pas de la rigueur, bien au contraire. Pour assurer le retour de la vie, sous la forme de l’inspiration d’abord, nous aurons besoin d’une méthode plus subtile et plus rigoureuse encore que celle qui nous a permis de la maîtriser au point de l’atrophier. Il n’existe pas de procédés magiques pour apprendre à vivre en symbiose avec un paysage ou un quartier urbain eux-mêmes vivants. Les fruits de la vie mûrissent à leur heure, non à celle que nous leur assignons. Pour les cueillir, il faut être capable d’une ascèse comparable à celle qui permet au mystique de s’unir à Dieu ou au musicien de rendre la vie de l’œuvre qu’il interprète.
Parmi les pièges dans lesquels on risque à chaque instant de tomber dans une réflexion sur une politique sociale centrée sur la vie – ou mieux encore sur une politique de la vie sociale –, il y a une certaine conception de la perfection biologique au nom de laquelle, on voudra condamner à une mort prématurée aussi bien les grands malades que les embryons dont l’avenir paraît trop sombre. Le sort de nos sociétés pourrait bien se jouer à ces frontières de l’éthique. Ou bien en effet la sollicitude à l’égard des plus fragiles disparaîtra sous la pression économique et sociale et peu à peu cette dureté s’étendra aux autres groupes de la société, ou bien, et c’est notre vœu, une compassion exemplaire à l’égard de ces mêmes êtres fragiles contribuera à maintenir l’inspiration dans la société à un niveau tel que tous seront protégés contre les excès de dureté. Selon une vénérable tradition, la présence d’un être fragile dans une maison est pour elle une protection.
Notes
Paul Hawken, Blessed Unrest, Viking Press, New-York, 2007 p.2
Léopold Sédard Senghor, La revolution de 1889 et Léo Frobenius, revue Éthiopiques, 1er semestre 2006.
http://www.refer.sn/ethiopiques/article.php3?id_article=1466
Ibid.
4-Senghor, Léopold, Cahiers Pierre Teilhard de Chardin, No 6, 1968, p.29-35
5- Henri Bergson, L’énergie spirituelle, Presses universitaires de France, Paris.
6- John Cowper Powys, Apologie des sens, Jean-Jacques Pauvert, Paris 1974, p. 34.
7- Paul Hawken, Blessed Unrest, Viking Press, New-York, 2007 p.177