Hannah Arendt et la question de l'absolu

Marc Chevrier
L'idéal du libéralisme politique, largement partagé aujourd'hui, celui de sociétés autosuffisantes garantissant aux individus la liberté de leurs croyances par un État neutre tirant son autorité du seul suffrage populaire, est-il pensable hors de la question de Dieu? Voilà, certes, une grande question philosophique qui, étrangement, a peu préoccupé les penseurs politiques de ce siècle, comme si la fameuse exclamation nietzschéenne "Dieu est mort!" avait acquis le statut d'une vérité indépassable. Toutefois, il est au moins une philosophe qui a osé soulever cette question, quoique sans y apporter de réponse définitive: Hannah Arendt.
Depuis qu'en Occident, la religion est séparée de l'État, la question de Dieu n'est plus politique. En apparence, le législateur n'invoque plus l'existence d'un Être suprême pour affirmer l'autorité et la validité de ses lois. La croyance en Dieu est devenue une affaire de conscience personnelle, un acte de foi individuel relevant de la vie privée. Les Églises, comme l'Église catholique au début des années 60 au Québec, ont cessé d'être des puissances temporelles; elles servent le peu de croyants qu'il leur reste, au lieu des princes. Bref, la croyance en Dieu n'est plus ce grand principe ordonnateur qui rassemblait les hommes en leur fournissant un critère absolu pour distinguer le bien du mal. Mais pour vivre en société, peut-on vraiment se dispenser de la référence à un absolu? L'idéal du libéralisme politique, largement partagé aujourd'hui, celui de sociétés autosuffisantes garantissant aux individus la liberté de leurs croyances par un État neutre tirant son autorité du seul suffrage populaire, est-il pensable hors de la question de Dieu?

Voilà, certes, une grande question philosophique qui, étrangement, a peu préoccupé les penseurs politiques de ce siècle, comme si la fameuse exclamation nietzschéenne "Dieu est mort!" avait acquis le statut d'une vérité indépassable. Toutefois, il est au moins une philosophe qui a osé soulever cette question, quoique sans y apporter de réponse définitive: Hannah Arendt, une des figures majeures de la pensée contemporaine, dont l'oeuvre, avec une rare clairvoyance, a approfondi des thèmes aussi difficiles que tragiques, tels l'antisémitisme et le totalitarisme.

Le parcours d'Hannah Arendt est unique. Tout au long de sa vie, elle fit preuve d'un oecuménisme assez rare chez les intellectuels de son temps. D'origine juive, bien que non pratiquante, Arendt s'intéressa en philosophe au christianisme. Elle fit ses premières armes intellectuelles en soutenant en 1928 une thèse sur le concept d'amour chez saint Augustin, sous la direction du philosophe allemand Karl Jaspers. Arendt aimait son pays, l'Allemagne, où elle naquit à Hanovre en 1906, et sa langue, encore plus. Cependant, les persécutions des Nazis contre les Juifs l'obligèrent à prendre la route de l'exil en France en 1933, ce qui suscita chez elle une réflexion sur la tradition juive, le judaïsme et le sionisme. Les États-Unis devinrent sa nouvelle terre d'adoption en 1941. Elle devint citoyenne américaine en 1951, après dix-huit années comme apatride. Elle s'éteignit en 1975, laissant comme héritage une oeuvre considérable et un essai inachevé, La vie de l'esprit.

Les fondements sur lesquels les sociétés occidentales avaient reposé depuis l'antiquité romaine, la religion, l'autorité et la tradition, se sont irrémédiablement effrités, constate Arendt, avec les révolutions du XVIIIe siècle et la catastrophe des deux grandes guerres au cours de ce siècle. Le fil de la tradition est rompu, et l'on ne pourra le renouer. Prenant acte de cette rupture, Arendt, habitée par une grande soif de comprendre, n'eut de cesse de réfléchir sur ce qu'est devenue la condition humaine. Pour elle, la question de Dieu n'a pas perdu sa pertinence du seul fait que la société moderne prétend l'avoir éjectée de l'arène du politique. Ce n'est pas un hasard si Arendt a choisi d'approfondir la pensée de saint Augustin. L'auteur des Confessions (397-401) et de la Cité de Dieu (413-424) philosophait au moment où s'écroulait l'Empire romain, à une époque où s'affaiblissaient l'autorité et la tradition qui avaient fait la fortune de Rome. Notre époque contemporaine, accablée par l'épreuve absurde de deux grandes guerres mondiales, portant à une échelle jamais atteinte la destruction de l'homme par l'homme, ainsi que par la crise des valeurs et de la culture où conduit le relativisme moral, aura peut-être offert à Arendt un spectacle aussi désarmant que celui du temps où écrivait saint Augustin.

Le désarroi et la stupeur d'Arendt durent être grands quand, au lendemain de la Deuxième Grande Guerre, toute l'horreur de la machine d'extermination nazie éclata au grand jour. Arendt acheva d'écrire en 1950 un ouvrage magistral, Les origines du totalitarisme, qui analyse les origines historiques et philosophiques de l'antisémitisme, de l'impérialisme, puis du totalitarisme. Si l'ouvrage reçut un accueil favorable, surtout aux États-Unis, certains critiques reprochèrent à Arendt d'avoir sous-estimé la perte d'influence de la religion, la "maladie spirituelle d'agnosticisme", comme cause de la montée du totalitarisme au XXe siècle.

Pour Arendt, ce n'est pas tant la perte du sentiment religieux que le déracinement de l'homme, l'absence de liens communs qui mettent en accord les hommes et les sortent de leur isolement d'individus, qui expliquent la vulnérabilité des masses modernes aux idéologies totalitaires comme le national-socialisme ou le communisme stalinien. Selon Arendt, c'est une erreur de croire que les idéologies totalitaires ont constitué des substituts de Dieu comblant un soi-disant vide spirituel, et que le retour à la religion est l'unique rempart contre une recrudescence du totalitarisme. Ce n'est pas par irréligion que Arendt protesta contre les prophètes du renouveau religieux en politique. Arendt était elle-même convaincue "que toute cette catastrophe totalitaire ne se serait pas produite si les gens avaient cru en Dieu ou plutôt dans le diable, c'est-à-dire s'il y avait encore des absolus". Cependant, l'idée que la religion soit ramenée à une simple béquille utile, mise au service de la politique, si noble soit la cause, répugnait fondamentalement à cette philosophe éduquée dans la grande tradition allemande. Fine lectrice d'Emmanuel Kant, Arendt attachait une signification philosophique à l'impossibilité de prouver scientifiquement l'existence de Dieu: la croyance en Dieu est par essence un acte de liberté, qui ne peut être réduit à une conjonction de causes naturelles ou sociales. Aussi, il lui paraissait absurde, voire délirant, que l'on préconise l'emploi de la religion comme une forme de médecine sociale contre le totalitarisme. Les avocats du retour à la religion et à la foi pour des raisons politiques lui semblaient ainsi "tout autant manquer de foi en Dieu que leurs adversaires".

Arendt se montra également très critique à l'endroit de cette tendance des sciences sociales à considérer la religion comme une simple idéologie remplissant une fonction sociale. Ainsi, on mit sur un même pied Hitler et Jésus, sous prétexte que le culte voué à chacun jouerait la même fonction. Pour Arendt, cette réduction du phénomène religieux est symptomatique du fait que les sociétés modernes en sont venues à créer des religions sans Dieu. "Le monde où nous vivons, écrit-elle, n'est plus simplement un monde séculier qui a banni la religion des affaires publiques, mais un monde qui est allé jusqu'à éliminer Dieu de la religion". Il lui apparaît dès lors dangereux que la société moderne réduise l'homme à un être fonctionnel, tel que les sciences sociales se plurent à le dépeindre. L'humanité est-elle concevable sans transcendance?

La découverte des États-Unis, où Arendt émigra, et des espoirs du Nouveau Monde, inspira à cette philosophe qui refusait l'étiquette de philosophe, trop liée selon elle au mépris platonicien pour la politique, une réflexion sur les révolutions modernes, la révolution française de 1789-99, et la révolution américaine de 1775-1787. Arendt publia en 1963 un Essai sur la révolution — traduit en français en 1967 — où une fois de plus elle souleva la question de Dieu. Son étude des deux révolutions l'amène à ce constat. Toutes deux se sont butées au même problème, à savoir que l'on ne peut fonder l'autorité de sociétés entièrement nouvelles sur la seule volonté populaire. Autant Robespierre que John Adams et Thomas Jefferson, Pères de la république américaine, éprouvèrent le besoin qu'un Législateur immortel garantisse à leur nouvelle république permanence et stabilité. Ainsi, Robespierre, artisan du renversement d'une monarchie de droit divin, tenta désespérément de fonder un culte entièrement nouveau, celui de l'Être suprême. Il fallait autre chose que la volonté générale de la nation ou que l'impulsion révolutionnaire pour asseoir l'autorité de la république.

Les Pères de la république américaine n'échappèrent pas non plus au problème de l'absolu. D'où ce paradoxe: ce sont ces hommes éclairés du XVIIIe siècle qui, tout en s'apprêtant à libérer les affaires publiques des Églises et à séparer définitivement religion et politique, crurent néanmoins nécessaire que l'ordre nouveau créé de leurs mains reçoive une sanction divine. Selon Arendt, ces révolutionnaires agissaient conformément à la tradition judéo-chrétienne, qui fait découler les lois séculières des hommes de commandements émanant de Dieu. Plus conservateurs et plus pragmatiques que les révolutionnaires français, les républicains d'Amérique s'écartèrent toutefois de cette tradition, nota Arent avec perspicacité. Dans la déclaration d'Indépendance de 1776, ces républicains postulèrent comme évidente l'existence de Dieu. Cependant, cette évidence apparut comme une convention, faisant l'objet d'un accord de volonté. Croyants, les Pères de la république américaine étaient néanmoins conscients que leur constitution de 1787, aboutissement de leur révolution, reposerait non pas tellement sur la croyance en un être transcendant que sur l'acte de fondation lui-même, c'est-à-dire le fait que des hommes se réunissent, unis par des liens de respect et de confiance mutuels, pour constituer un corps politique qui soit le commencement d'un ordre nouveau. En cela, ces Américains renouèrent avec la tradition de l'antiquité romaine. En effet, dans la Rome antique, l'autorité n'appartenait pas aux lois, et la validité des lois ne découlait pas d'une autorité placée au-dessus d'elles. Une institution politique incarnait l'autorité, le Sénat, où étaient représentés les descendants des fondateurs de Rome, le plus grand honneur pour un Romain étant de se montrer digne de ses ancêtres. Outre ces interrogations sur la présence de l'absolu dans la pensée des révolutionnaires français et américains, Hannah Arendt a nourri de riches réflexions sur la liberté humaine, comme dans son recueil d'essais intitulé La crise de la culture, où elle convoque tour à tour Kafka, Kierkegaard et saint Augustin pour prendre la mesure de cette déroutante liberté que l'homme moderne s'est donnée. On peut être attristé de ce que le passé n'éclaire plus l'avenir et de ce que l'idée d'un Dieu d'amour, créatrice d'une religion née des vestiges de deux grandes civilisations, grecque et romaine, ne soit plus vue comme un héritage universel. Cependant, si la religion s'est retirée des affaires publiques, elle gagne, observe Arendt, en liberté ce qu'elle perd en puissance, puisqu'elle n'est plus astreinte à servir les princes. On pourra alors méditer avec moins d'arrière-pensées, avec un esprit plus neuf peut-être, cette pensée que Hannah Arendt emprunta à la Cité de Dieu de saint Augustin: Dieu a créé l'homme dans le but d'introduire dans le monde la faculté de commencer: la liberté.


Bibliographie
Voici quelques titres d'ouvrages de Hannah Arendt disponibles en français:
La condition de l'homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1961. Nouvelle édition préfacée par Paul Ricoeur en 1983.
Essai sur la révolution, Paris, Gallimard, 1967. Nouvelle édition en 1985, collection Tel.
La Crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, collection Idées.
La nature du totalitarisme, Paris, Payot, 1990.
Pour une introduction générale à la pensée d'Hannah Arendt, on lira cet ouvrage récent:
Sylvie Courtine-Denamy, Hannah Arendt, Paris, Hachette littératures, 1997.

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