Galilée ou la réfutation d'Aristote

Jacques Dufresne
On connaît la place de la terre dans l'univers, de même que la forme de son mouvement autour du soleil: une ellipse. Mais pourquoi se meut-elle, quelles forces la poussent, ces questions sont encore sans réponse au moment où naît Galilée.

Gardons-nous surtout de les confondre. Le problème du pourquoi, de la finalité du mouvement est en fait celui du sens de l'univers. Il est une variante de la question fondamentale: pourquoi l'univers existe-t-il? Il pourrait très bien ne pas exister. Mais pour des êtres humains conscients qui ont besoin de connaître le sens de leur propre existence, cette contingence de l'univers — existe, n'existe pas, pile ou face!— est la cause d'une angoisse insupportable.

L'univers est beau, d'une beauté telle que lorsque l'être humain la contemple d'une regard pur et abandonné, il peut connaître une extase, une union au principe divin qui lui donne la certitude absolue de son accomplissement. C'est là une façon d'en évoquer le sens. Le pourquoi du mouvement et des autres aspects particuliers de l'univers devient secondaire dans ces conditions. On pourra dire que le mouvement des astres introduit dans le ciel une variété, une vie même sans laquelle la beauté de l'univers ne serait pas complète.

Aristote, celui qui fut le maître à penser de l'Occident pendant deux mille ans expliquait le mouvement en prêtant aux objets des caractéristiques que l'on s'attend à trouver chez une personne. Les humains avaient selon lui une âme intellective, les animaux une âme sensitive et les plantes une âme végétative. Aristote prolonge ce mouvement descendant en attribuant aux objets, non pas une âme à proprement parler, mais une tendance, l'équivalent d'un désir. Si la pomme qui se détache de l'arbre tombe par terre, c'est qu'elle aspire à retrouver son lieu d'origine. Comme l'oiseau migrateur. Le monde physique apparaît dans ces conditions comme peuplé d'objets-êtres mus par quelque chose d'analogue à l'instinct et à l'amour. Qu'importe dans ces conditions de vérifier l'impression selon laquelle les pommes lourdes tombent plus rapidement que les pommes légères?

On s'entend généralement pour rattacher cette physique d'Aristote à l'animisme qui caractérise les visions du monde des cultures primitives. C'est la principale raison pour laquelle on accuse Aristote d'obscurantisme. On lui fait reproche d'avoir été suffisamment intelligent, logique, cohérent pour donner à l'ensemble de son système une vraisemblance telle qu'on l'a longtemps préférée, jusque dans ses moindres détails, aux résultats d'une observation attentive.

Une fois qu'on a admis que ce système n'explique pas les phénomènes, on se priverait toutefois d'une belle poésie si on n'en retenait pas l'aspect positif: le sens qu'il introduit dans la pensée humaine. Souvenons-nous du monde sublunaire imparfait qu'Aristote opposait au monde supra lunaire parfait, incorruptible. Si la pomme tombe vers la terre, c'est qu'elle appartient tout entière au monde sublunaire, c'est qu'elle tend vers le bas, au sens métaphysique comme au sens physique du terme. Mais voici la plante qui tend vers la lumière d'en haut, voici l'animal qui se meut lui-même et qui se dresse parfois vers le ciel et voici enfin l'homme, qui se tient debout et se plaît à contempler les étoiles. Par son regard, par son intelligence n'appartient-il pas au monde supralunaire?

Ces métaphores sont si belles, et si innocentes, qu'une fois éliminée toute prétention à l'explication des phénomènes, ce serait folie que de les frapper d'interdit. Montaigne s'est bien gardé de le faire, Montaigne qui pourtant n'a pas craint de critiquer les dogmes aristotéliciens, Montaigne le sceptique, l'humaniste, le moderne. De l'homme en qui loge la philosophie il nous dit qu'il se tient debout avec une espèce d'ivresse, qu'il a une contenance contente et débonnaire, une gracieuse fierté, un maintien actif et débonnaire. Mais voici la marque la plus expresse de sa sagesse, le signe de son «esjouissance constante»: «son estat est comme des choses au-dessus de la lune, toujours serein». 1

Il n'empêche qu'Aristote se trompe quand il affirme que la pomme lourde tombe plus vite que la pomme légère et que, tant que de telles faussetés ont été la norme, il a été impossible d'expliquer le mouvement des astres et des autres corps inanimés, de répondre à notre seconde question: quelles sont les forces qui les poussent.

C'est Galilée, qui sur ce point précis, réfuta Aristote. Réfuter est le bon mot, car tout s'est passé non sur le plan de l'expérience mais sur celui de la logique, de la logique aristotélicienne qui plus est. Galilée n'a pas eu à s'imposer de fastidieuses mesures dans un laboratoire. Il lui a suffi d'un raisonnement par l'absurde. Le voici. Il mérite un respect particulier. Le philosophe des sciences Karl Popper le considère comme «l'un des arguments les plus simples et des plus ingénieux dans l'histoire de la pensée rationnelle relative à notre univers».
    «Étant donné deux corps en mouvement ayant des vitesses naturelles inégales, ... il est évident que si nous les mettons ensemble-le plus lent et le plus rapide-ce dernier sera partiellement retardé par le plus lent, lequel sera partiellement accéléré par le plus rapide... Si une grosse pierre se déplace à une vitesse de 2, 5 m et une plus petite à une vitesse de 1, 25 m, par exemple, alors, après qu'on les ait mises ensemble le système composé se déplacera à une vitesse inférieure à 2, 5 m. Or les deux pierres mises ensemble forment une pierre plus grosse que la première, laquelle se déplaçait à une vitesse de 2, 5 m. Le corps composé (bien plus gros que le première pierre seule), se déplacera donc plus lentement que la première pierre seule ce qui contredit ton hypothèse. 2

Galilée démontrait ainsi par l'absurde que les corps en chute libre ont, indépendamment de leur «pesanteur», une même accélération qui demeure constante tout au long de la chute.

La physique d'Aristote, en tant qu'explication des phénomènes, ne pouvait résister longtemps à de telles critiques. Elle était discréditée à l'avance par le seul fait qu'on veuille désormais répondre à des questions comme celles qui portent sur les forces expliquant le mouvement plutôt qu'à des questions sur le pourquoi et le sens des phénomènes.

Qu'ils soient lourds ou légers, les corps tombent à la même vitesse, soit. Telle est la pesanteur, mais comment l'expliquer? Galilée parle à ce propos de la répugnance, l'inclination ou de l'indifférence des objets les uns par rapport aux autres et il renoue ainsi avec l'animisme d'Aristote.

Sur ce terrain, c'est moins aux idées d'Aristote qu'il convenait de s'attaquer qu'à d'autres idées en vogue à l'époque de Galilée, à l'idée d'impetus. En lisant le mot impetus, on songe bien sûr au mot impulsion et l'on songe à la corde de l'arc qui en se détendant va donner son mouvement à la flèche. On distinguait deux sortes d'impetus: l'impetus naturel qui fait tomber l'objet et l'impetus violent qui le projette vers le haut. Le mouvement était considéré comme la résultante de ces deux types d'impetus.

Mais qu'est-ce au juste qu'un impetus? La vitesse de chute d'un corps s'accélère. Faut-il en conclure que l'impetus s'accroît? Quelle est alors la cause de cet accroissement? Plutôt que de faire fond sur cette notion rappelant les tendances d'Aristote, Galilée se contenta d'analyser le mouvement dans le cadre général du principe d'inertie: un corps au repos ou en mouvement demeure dans son état à moins qu'une force extérieure ne le modifie.

Un projectile, précise-t-il, suit à la fois deux mouvements; l'un est propre à l'objet alors que l'autre est une chute au sol à une vitesse uniformément accélérée. La synthèse des deux mouvements épouse la forme parabolique.

Voilà un bel exemple de ces mystérieuses rencontres entre les idées et les faits dont sont constitués les grands moments de la science. La parabole certes n'est pas une forme aussi pure que le cercle. Elle appartient tout de même au monde des idées géométriques. Elle est belle, elle correspond à une équation simple, y=x2; elle n'existe parfaitement que dans l'esprit. Et pourtant toutes les fontaines du monde en produisent une image approchante.

«Même en l'absence d'analyse mathématique subtile la contempler est une expérience sensorielle plaisante, bien qu'il soit très difficile aux psychologues d'expliquer ce plaisir. Certes la courbe est symétrique, mais toutes les lettres majuscules de l'alphabet sont symétriques et on ne saurait revendiquer pour elles le même degré de beauté que pour la parabole. On pourrait peut-être dire que la parabole s'enrobe d'un parfum d'infinité au fur et à mesure qu'elle s'élève au-dessus de l'espace quadrillé, ce qui contraste fort avec l'odeur locale et coutumière que l'on respire aux abords du foyer S. Mais que valent ces explications? L'attrait esthétique n'est pas douteux, mais sa source reste cachée.

La parabole est aussi un locus d'une grande simplicité: elle est la trace laissée sur une surface par un point qui se meut en respectant une loi simple que l'on peut formuler ainsi: le point P est équidistant d'un point fixe S (le foyer) et d'une ligne fixe, ZM (la directrice). Si l'on voulait remonter à l'origine de l'attrait esthétique, on la trouverait dans la simplicité de l'idée d'une courbe et dans la netteté de la méthode permettant de la produire».
3

Entre les ellipses de Kepler et la parabole la parenté est frappante. La parabole est une section conique située entre l'ellipse et l'hyperbole.
    ellipse : PS|PM < 1
    parabole: PS|PM= 1
    hyperbole : PS|PM > 1


L'eau de la la fontaine qui semble dessiner une parabole en retombant dessine en fait une ellipse allongée dont le centre de la terre est l'un des foyers.

Galilée aurait pu appliquer aux mouvements des planètes l'analyse qu'il faisait des mouvements d'un projectile. Il n'aurait sans doute eu aucune difficulté à faire correspondre ses paraboles et les ellipses de Kepler. Il ne l'a pas fait. Il s'en est tenu, comme Pythagore et Aristote, à l'idée que seul le mouvement circulaire était digne des planètes et il présentait ce mouvement comme le résultat d'une tendance inhérente à la pesanteur et de l'effet d'un mouvement circulaire perpétuel.

Descartes, qui avait eu l'intuition du principe d'inertie avant Galilée, soutenait qu'un corps isolé en mouvement suit une ligne droite. Cette position pouvait être accordée à celle de Kepler. Pour en arriver à l'idée du mouvement elliptique des planètes, il aurait suffi à Descartes de démontrer que le mouvement premier en ligne droite est transformé en mouvement elliptique par une force quelconque. Cette synthèse du mouvement elliptique de Kepler, de l'inertie selon Descartes et de la dynamique de Galilée, c'est Newton qui le fera.

Notes
1. Essais
2. La logique de la découverte scientifique, p. 452.
3. HUNTLEY, H. E., The divine propportion, a study in mathematical beauty, New-York, Dover, 1970, p. 71

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