Thomas Arnold et l'éducation sportive

Bernard Lebleu
Le recteur Arnold ne prisait guère le sport, mais il avait su y voir un remède à l'indocilité de la jeunesse anglaise.


Onze heures: c'est le nombre d'heures que le lycéen français passait à son pupitre au XIXe siècle. Pendant que ses courtes récréations se déroulaient entre les quatre murs du préau de son collège, l'étudiant anglais, envoyé en pension dans des collèges plantés au milieu de la campagne anglaise, avait pour cour de récréation de vertes pâtures bordées de paresseuses rivières qui appelaient les plaisirs des jeux de balle et des sports nautiques.

La différence était frappante et n'échappa point à Hippolyte Taine qui publia en 1872 dans Notes sur l'Angleterre ses impressions de voyage. Taine décrit ainsi la routine des collégiens anglais: «Huit heures de travail par jour, au maximum; le plus souvent, six ou sept; chez nous onze, ce qui est déraisonnable. L'adolescent a besoin de mouvement physique; il est contre nature de l'obliger à être un pur cerveau, un cul-de-jatte sédentaire. [En Angleterre], les jeux athlétiques, la paume, le ballon, la course, le canotage, et surtout le cricket, occupent tous les jours une partie de la journée; en outre, deux ou trois fois par semaine, les classes cessent à midi pour leur faire place. L'amour-propre s'en mêle; chaque école veut l'emporter sur ses rivales et envoie au concours des rameurs et des joueurs soigneusement exercés et choisis.»

Toute la doctrine du sport moderne est contenue dans ce texte qui enflammera un jour l'esprit passionné du jeune de Coubertin. Elle trouve son origine dans les réformes entreprises dans les collèges anglais par quelque recteur perspicace qui avait vu dans le sport le remède à «l'indocilité, l'irreligion hautaine, la morale factice des écoliers, la tyrannie des plus forts et les traitements cruels infligés aux plus faibles», traits typiques des étudiants anglais observés à l'époque par deux pédagogues français.

La plupart des spécialistes estiment aujourd'hui surfaite la gloire de Thomas Arnold, ce perspicace pédagogue dont la légende fut si efficacement colportée par de Coubertin. Pourtant, celui qui avait appuyé la candidature d'Arnold comme headmaster du collège de Rugby, avait justifié son soutien en disant que s'il était élu, «cet homme allait changer le visage de l'éducation en Angleterre. » Non seulement a-t-il changé le visage de l'éducation dans les publics schools anglais en intégrant l'étude des mathématiques, des langues et de l'histoire modernes, mais son nom est désormais rattaché à une des périodes cruciales de l'histoire du sport.

Arnold lui-même prisait peu le sport, ne s'était jamais interessé au rugby ou au cricket, encore moins à la gymnastique. On ne lui doit aucune innovation technique ou règlementaire. D'autres avant lui avaient fait place au sport dans les collèges anglais. Arnold s'adonnait plutôt à l'histoire dans ses temps libres, comme en témoignent de volumineux commentaires sur Thucydide et sur l'histoire de Rome. En acceptant le poste de recteur, il consentait à s'acquitter d'une tâche considérable: assainir les moeurs brutales de ses élèves, leur redonner le goût de l'étude et diriger leurs énergies vers des finalités dignes d'une éducation chrétienne: il allait en faire des Gentlemen Christians. Et le sport sera un des moyens privilégiés pour y parvenir.

Aux disciplines modernes qu'il intègre à son programme pédagogique, Arnold ajoute la pratique des sports de compétition, ceux qui se jouent en équipe. À travers le jeu d'équipe et la compétition, le jeune adolescent apprend l'art de l'auto-organisation, le self-government. Par l'observation de règles strictes et clairement établies, l'étudiant développe ces qualités morales dont l'acquisition constitue la grande finalité de l'éducation. À pratiquer le sport, il développe le goût de la lutte; la peur le quitte et il saura désormais se battre, aussi bien pour se défendre dans un monde dominé par la concurrence, que pour faire triompher une cause juste. Car la vertu est action autant que sagesse intérieure. Elle ne saurait se limiter à l'individu qui la possède. Elle doit rayonner vers l'extérieur, agir sur le monde en vue de résoudre les malheurs et les inégalités qui affligent l'humanité. Ulmann remarque avec justesse, qu'à la différence de Jahn qui voit dans l'éducation physique un moyen de faire adhérer la jeunesse à des valeurs collectives et patriotiques, le sport chez Arnold est avant tout au service d'«une moralité militante que chacun à charge de faire triompher en soi et dans le monde». Arnold apportait au sport la caution morale et religieuse qui lui manquait pour péné-trer plus profondément la société anglaise. Avec Arnold, le sport devenait une «affaire sérieuse»; plus qu'un jeu, le sport devenait un style de vie. L'évolution des mentalités allait donner raison à Arnold sur Jahn.

Autres articles associés à ce dossier

L'éducation physique au XIXe siècle: Jahn et Ling

Bernard Lebleu

Jahn met la gymnastique au service de l'Allemagne. Ling, l'inventeur de la gymnastique suédoise, la place au service de l'individu et de l'harmonie d

Rome antique et christianisme

Bernard Lebleu

L'athlétisme grec ne parvint jamais à pénétrer les mœurs des Romains qu'offusquait la nudité des gymnastes

Coubertin: l'autonomie par le sport

Bernard Lebleu

Dans un monde dominé par la concurrence économique, le sport émerge comme une nouvelle religion laïque qui allie l'esthétique grecque à l'esprit

Le sport au Moyen Âge

Bernard Lebleu

Dès le début du XXe siècle, Jean-Jules Jusserand, un ami de Coubertin, a rappelé que le Moyen Âge fut une des époques les plus fastes pour le sp

Grèce antique: le sport et la paideia

Bernard Lebleu

De la paideia grecque à l'olympisme moderne, de l'idéal athlétique ancien au culte moderne du sport créateur de valeurs morales, une histoire du s

Hippocrate et Galien

Bernard Lebleu

Hippocrate et Galien sont à l'origine de la tradition médicale en gymnastique

L'éducation physique selon Hippocrate et Galien

Bernard Lebleu

Hiipocrate et Galien sont à l'origine de l'approche médicale en éducation physique.

Gymnastique et éducation du corps dans la Grèce antique

Hippolyte Taine

Extrait de la Philosophie de l'art.

Friedrich Ludwig Jahn: L'éducation du corps

Friedrich Ludwig Jahn

Fr. L. Jahn est un des grands noms de la gymnastique moderne, avec le suédois Ling. Jahn et Ling sont à l'origine du mouvement en faveur de l'éduca

De l'utilité de la gymnastique

Aristote

Suite de la théorie de l'éducation. De l'utilité de la gymnastique; excès commis à cet égard par quelques gouvernements; il ne faut pas songer Ã

À lire également du même auteur

Définitions du sport
Essai de définition du sport en compagnie de Huizinga, Caillois, Jeu, Elias et Bouet.

Les plus belles scènes d'hiver dans l'art nord-américain
Jean Paul Lemieux, Cornelius Kreighoff, Grandma Moses ont en commun d'avoir fait de l'hiver un de leurs sujets préférés.  Avec ce même regard émerveillé qu'ont les enfants en découvrant la première neige tombée, ils ont peint les ciels gris

Tom Thomson - Ombres sur la neige
En 1917, quelques années avant la naissance du Groupe des Sept, Tom Thomson disparaissait dans les eaux du Lac Canoë, en Ontario. De 1913 à 1917, l'artiste au tempérament solitaire préférant les grands espaces naturels aux grandes villes, va cr

Edward Willis Redfield - La carriole
Edward Redfield est considéré comme un des pionniers de l'impressionnisme américain. À la différence de Childe Hassam qui peint sous l'influence des impressionnistes français, Redfield s'inspire des paysages charmants des petits hameaux bordant

Lawren Harris - Mont Thule - ÃŽle Bylot (Nunavut)
Du Groupe des Sept, c'est Lawren Harris qui rendra le plus vibrant hommage à l'hiver canadien. Lecteur d'Emerson et de Withman, il trouvera dans les régions enneigées de l'Arctique ou des Montagnes Rocheuses, ces paysages dénudés, réduits à l

Rockwell Kent - Resurrection Bay, Alaska
Avant lui, peu d'artistes à part Frederick Church, la grande figure de proue de la Hudson River School, s'étaient intéressés au Grand Nord. C'est là que Rockwell Kent, à la recherche de ce sentiment d'infini et qui disait vouloir peindre le "ry

Maurice Cullen - Dégel printanier à Beaupré
Les scènes hivernales de Maurice Cullen (1866-1934) sont des classiques de l’impressionnisme canadien. On imagine difficilement que le public canadien ait pu être indifférent ou hostile à ce genre de tableaux qui nous semblent aujourd’hui dâ€

William Brymner - Le Champ-de-Mars
C’est en grande partie en tant que pédagogue que Brymner a laissé son empreinte sur le développement de la peinture au Canada. Pendant plus de 30 ans, il enseignera à la Société des arts de Montréal. Plusieurs de ses élèves vont devenir de




Lettre de L'Agora - Printemps 2025

  • Billets de Jacques Dufresne

    J'ai peur – Jour de la Terre, le pape François, Pâques, les abeilles – «This is ours»: un Texan à propos de l'eau du Canada – Journée des femmes : Hypatie – Tarifs etc: économistes, éclairez-moi ! – Musk : danger d'être plus riche que le roi – Zelensky ou l'humiliation-spectacle – Le christianisme a-t-il un avenir?

  • Majorité silencieuse

    Daniel Laguitton
    2024 est une année record pour le nombre de personnes appelées à voter, mais c'est malheureusement aussi l’année où l'abstentionnisme aura mis la démocratie sur la liste des espèces menacées.

  • De Pierre Teilhard de Chardin à Thomas Berry : un post-teilhardisme nécessaire

    Daniel Laguitton
    Un post-teilhardisme s'impose devant l'évidence des ravages physiques et spirituels de l'ère industrielle. L'écologie intégrale exposée dans les ouvrages de l'écothéologien Thomas Berry donne un cadre à ce post-teilhardisme.

  • Réflexions critiques sur J.D. Vance du point de vue du néothomisme québécois

    Georges-Rémy Fortin
    Les propos de J.D. Vance sur l'ordo amoris chrétien ne sont somme toute qu'une trop brève référence à une théorie complexe. Ce mince verni intellectuel ne peut cacher un mépris égal pour l'humanité et pour la philosophie classique.

  • François, pape de l’Occident lointain

    Marc Chevrier
    Selon plusieurs, François a été un pape non occidental parce qu'il venait d'Amérique latine. Ah bon ? Cette Amérique se tiendrait hors de l'Occident ?

  • L'athéisme, religion des puissants

    Yan Barcelo
    L’athéisme peut-il être moral? Certainement. Peut-il fonder une morale? Moins certain, car l’athéisme porte en lui-même les semences de la négation de toute moralité.

  • Entre le bien et le mal

    Nicolas Bourdon
    Une journée d’octobre splendide, alors que je revenais de la pêche, Jermyn me fit signe d’arrêter. « Attends ! J&

  • Le racisme imaginaire

    Marc Chevrier
    À propos des ouvrages de Yannick Lacroix, Erreur de diagnostic et de François Charbonneau, L'affaire Cannon

  • Le capitalisme de la finitude selon Arnaud Orain

    Georges-Rémy Fortin
    Nous sommes entrés dans l'ère du capitalisme de la finitude. C'est du moins la thèse que Arnaud Orain dans son récent ouvrage, Le monde confisqué

  • Brèves

    La source augustinienne de la spiritualité de Léon XIV – La source augustinienne de la spiritualité de Léon XIV – Chine: une économie plus fragile qu'on ne le croit – Serge Mongeau (1937-2025) – Trump: 100 jours de ressentiment – La classe moyenne américaine est-elle si mal en point?