Rome antique et christianisme

Bernard Lebleu
L'athlétisme grec ne parvint jamais à pénétrer les mœurs des Romains qu'offusquait la nudité des gymnastes
À L'ÉPOQUE HELLÉNISTIQUE, la palestre et le gymnase étaient les premiers symboles de la pénétration de la culture grecque en pays étranger. Henri-Irénée Marrou, auteur de l'Histoire de l'éducation dans l'Antiquité, observe cependant que le gymnase et l'athlétisme ne pénétrèrent jamais les moeurs latines : ils demeuraient, aux yeux des Romains, «l'attribut spécifique de l'hellénisme». Scipion l'Africain souleva un scandale en affectant de s'habiller à la grecque et de participer aux jeux de la palestre. Selon Marrou, la pudeur latine s'offensait de la nudité des gymnastes et voyait dans la pédérastie, dont le gymnase était le milieu naturel, une honte pour la civilisation grecque. En réalité, si la pratique des exercices gymniques entra dans la vie romaine, «ce fut sous la catégorie de l'hygiène et non du sport, à titre d'accessoire de la technique des bains de vapeurs», dont le développement demeure la principale contribution romaine à l'histoire de l'éducation physique. Dans l'article «Gymnastique» de l'Encyclopédie, le chevalier de Jaucourt évoque ces riches Romains qui vont aux thermes soulager leurs corps amollis par l'oiseveté et la luxure. Il fait sienne l'indignation de Sénèque à la vue de ces hommes qui confient leur corps à des tractatores (masseurs), à des apilitarii, chargés de les épiler pour rendre l'onction d'huile à massage moins désagréable: «Faut-il que je donne mes jointures à amollir à ces efféminés? ou faut-il que je souffre que quelque femmelette ou quelque homme changé en femme, m'étende mes doigts délicats? Pourquoi n'estimerai-je pas plus heureux un Mucius Sævola qui maniait aussi aisément le feu avec la main, que s'il l'eût tendue à un de ceux qui professent l'art de manier les jointures?»

Gravure représentant un gladiateur victorieux, lors des jeux du Colisée, à Rome. Source : Library of Congress, Prints and Photographs DivisionAu premier siècle, Rome entretenait plus de 300 000 citoyens en leur fournissant une ration alimentaire de blé: l'État se chargeait également de les occuper en les admettant gratuitement aux jeux du cirque. De là viendrait l'expression connue de Juvénal, panem et circenses, du pain et des jeux. Les Jeux grecs ne donnaient pas aux Romains ces âpres sensations que leur procuraient les jeux du cirque. S'efforçant d'expliquer la passion latine pour ces combats sanguinaires et mortels, dont il faut retracer l'origine dans le jeu de Phersus étrusque, l'historien Jacques Ulmann avance l'opinion que Rome voyait dans ses gladiateurs «des modèles dans lesquels une société déclinante et vieillie reconnaît ce qu'elle eût voulu être et se venge de ce qu'elle n'a su être».

«La Grèce vaincue a conquis à son tour son sauvage vainqueur » rappelle un vers connu d'Horace. Si l'art du gymnasiarque grec laisse les Romains indifférents, il en va tout autrement de la science des philosophes et de l'art des sophistes athéniens. L'éducation de la noblesse romaine est entièrement modelée sur celle des académies grecques. Dans les cercles de Romains cultivés où l'on parle le grec, on admire l'éloquence d'Isocrate. Chez Isocrate, dont Marrou fait avec Platon une des deux colonnes du temple de la culture humaniste, «c'est le Verbe qui fait de l'homme un Homme, du Grec un civilisé, digne de s'imposer... au monde barbare subjugué et conquis par sa supériorité». L'éducation se tourne vers la maîtrise de la parole, l'art du bien parler, du logos, car c'est par son éloquence que l'homme civilisé désormais affirme sa valeur et sa supériorité. Chez Cicéron, les seules disciplines jugées dignes d'être étudiées par un homme libre sont la grammaire, la rhétorique, la dialectique, l'arithmétique, la géométrie, la musique et l'astronomie, qui forment les sept arts libéraux. Les fondations de l'éducation humaniste sont jetées, et aucune place n'est réservée à l'intérieur des murs de cette école pour les ébats de la jeunesse et les raffinements du gymnase. Le développement de la Raison réclame, pour son compte exclusif, la part autrefois réservée aux disciplines qui favorisaient l'épanouissement du corps.

Raymond Bloch a montré que les symboles de l'athlétisme grec ont survécu dans l'iconographie des premiers temps de la chrétienté. Le martyr chrétien est représenté, couronné de laurier et la palme du vainqueur à la main, symboles du triomphe de la foi. Saint Paul écrivait: «J'ai combattu le bon combat. J'ai terminé la course. J'ai servi la Foi. Il ne me reste plus qu'à recevoir la couronne de la justice.» Il est vain pour celui qui est baptisé dans la foi du Christ, de courir les honneurs du stade. Ni l'athlète, ni le musicien, nous dit saint Basile, n'ont le temps de s'adonner à un autre art que le leur s'ils veulent devenir un champion ou un virtuose. Il en est ainsi pour celui qui cherche son salut. La religion chrétienne, égalitaire, promet à chaque croyant la victoire: «Ne savez-vous pas que ceux qui courent dans le stade courent tous, mais qu'un seul remporte le prix? Courez de manière à le remporter. Tous ceux qui combattent s'imposent toute espèce d'abstinences, et ils le font pour obtenir une couronne corruptible; mais nous, faisons-le pour une couronne incorruptible» (saint Paul, Corinthiens).
L'essor de la spiritualité chrétienne est la partie la plus visible d'un mouvement de reflux du paganisme romain et de sa vision «désanimée» du corps. C'est par le corps que le premier homme et la première femme ont péché. Le corps devient dans la théologie qui s'ébauche, source de désirs impurs, contre lequel les moines ascétiques du désert luttent par le jeûne et la prière. Ce regard contempteur sur le corps est déjà à l'œuvre dans les textes de saint Paul: «Je traite durement mon corps et je le tiens assujetti, de peur d'être moi-même disqualifié.»

Il importe évidemment d'éviter les trop grandes généralisations: saint Augustin, par exemple, oppose à ce mépris, dont il voit la source dans la doctrine platonicienne, l'affirmation de la bonté du corps. Et même chez saint Paul, il est dit que le corps revêtira l'immortalité au jour du Jugement dernier. «C'est l'homme tout entier, explique Jacques Ulmann, non l'âme seulement, que le Christ est venu sauver». Le corps est le réceptacle de l'âme et le chrétien a la responsabilité d'en prendre soin.

Mais dans l'enseignement chrétien qui renoue au Moyen Âge avec la rhétorique gréco-romaine et l'étude des arts libéraux qui servent désormais de propédeutique à l'étude de la théologie, on apprendra aux étudiants à «vaincre les passions» qui prennent leur source dans le corps. Il faudra attendre le XVIIe siècle, avec les timides réformes des jésuites, pour qu'on s'avise de l'importance de l'exercice et des besoins du corps dans l'éducation de la jeunesse.

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