Des élections à date molle
Des élections à date molle
ou l’ultime sursaut du monarchisme québécois
Les députés de l’Assemblée nationale sont sur le point d’adopter un projet de loi devant instaurer des élections à date fixe, le projet de loi no3 déposé par le ministre Bernard Drainville, en remplacement supposé de la vieille coutume qui laissait au premier ministre le soin de décider du déclenchement des élections, à la date qu’il jugeait opportune (1). On ne peut que se réjouir de cette nouvelle mesure qui donnera à nos rendez-vous électoraux plus de régularité. Cependant, ce projet de loi, dans sa formulation actuelle, est loin de nous débarrasser de la prérogative royale, qu’exercent en fait nos premiers ministres, de déclencher des élections anticipées. En effet, le projet de loi portera un article, que les députés ont retouché en commission, libellé comme suit : « Le présent article n’a pas pour effet de porter atteinte au pouvoir du lieutenant-gouverneur de dissoudre l’Assemblée nationale avant l’expiration d’une législature. » En clair, même si le projet de loi prévoit la tenue des élections générales quatre ans après le jour du scrutin des dernières élections générales, le premier ministre pourra toujours abréger la durée normale de la législature, en allant rendre visite au représentant de Sa Majesté. La principale innovation qu’apporte au fond ce projet de loi est que dorénavant, il ne sera plus nécessaire d’attendre le feu vert du premier ministre pour déclencher des élections après un mandat de quatre ans, cela se fera automatiquement.
Le projet de loi de Drainville s’inspire manifestement de la loi sur le même sujet qu’a adoptée le gouvernement Harper en 2007, ainsi que d’autres lois équivalentes adoptées dans plusieurs autres États provinciaux. La loi fédérale comporte un article qui préserve les « pouvoirs du gouverneur général, notamment celui de dissoudre le Parlement lorsqu’il le juge opportun ». Comme l’a noté Adam Dodek dans la Revue parlementaire, « en examinant le hansard, on constate que les députés savaient très bien que le projet de loi n’empêcherait pas le premier ministre de demander une dissolution plus tôt que prévu. » D’ailleurs, le premier ministre Harper ne se priva pas de déclencher des élections anticipées le 14 octobre 2008 dans l’espoir d’obtenir une majorité aux Communes. Dans L’Actualité, Alec Castonguay écrivait, en parlant des lois sur les élections à date fixe adoptées au Canada : « Toutes les lois en ce sens au Canada, y compris celle déposée par le gouvernement Marois, ne modifient en rien les pouvoirs du lieutenant-gouverneur (protégés par la Constitution) et du premier ministre en fonction, qui peut encore dissoudre le parlement et déclencher des élections à sa guise. » (2) Les avis sur ce genre de loi aux visées contradictoires sont en réalité partagés parmi les spécialistes. Les difficultés viennent de ce que les lois sur les élections à date fixe « mais flexible » adoptées au Canada, pour reprendre les mots des juristes Guy Tremblay et Hubert Cauchon (3), se plient à une certaine orthodoxie constitutionnelle, suivant laquelle les prérogatives qu’exercent les représentants de sa Majesté dans le processus électoral doivent être à tout prix préservées, puisque « congelées » dans la Constitution.
Or, dans la patrie de la monarchie parlementaire, les députés britanniques ont adopté en septembre 2011 une véritable loi instaurant des élections à date fixe, la Fixed-Term Parliaments Act, loi que plusieurs observateurs de la scène politique britannique considèrent comme une petite révolution. Cette loi a éliminé en quelque sorte la prérogative du monarque relative à la dissolution de la Chambre des Communes et règlemente les circonstances dans lesquelles une dissolution anticipée peut survenir, au nombre de deux : 1- à la suite de l’adoption d’une motion de censure en bonne et due forme, lorsqu’elle n’est pas suivie d’un vote de confiance dans les 14 jours suivants;2- à la suite de l’adoption aux deux-tiers des députés d’une résolution prévoyant des élections anticipées (4). Ces deux exceptions à la fixité des élections font descendre du premier ministre aux Communes le pouvoir relatif à la dissolution anticipée de la chambre. Pourquoi n’en ferait-on pas autant au Québec?
Si, comme le pensent nombre de nos constitutionnalistes, il est interdit d’égratigner les prérogatives de nos excellences les gouverneur-généraux et lieutenants-gouverneurs, rien ne nous empêche d’encadrer le pouvoir du premier ministre, notamment quand il leur rend visite. Ainsi, il serait concevable de reprendre les dispositions de la loi britannique, de telle manière que le premier ministre québécois ne pourrait conseiller au lieutenant-gouverneur une dissolution anticipée qu’à certaines conditions. La loi québécoise pourrait se formuler comme suit : « Le premier ministre peut recommander au lieutenant-gouverneur la dissolution anticipée de l’Assemblée nationale si l’une ou l’autre des conditions suivantes est remplie : a) l’assemblée a adopté aux deux-tiers des députés une résolution réclamant la tenue d’élections anticipées; b) l’assemblée a adopté une motion de censure, qui n’a pas été suivie dans les 14 jours de son adoption d’une motion de confiance. » Ces deux exceptions laisseraient à nos parlementaires assez de marge pour faire face à l’imprévu, notamment en situation minoritaire lorsqu’un gouvernement a été défait. Le délai de 14 jours pour constituer un nouveau gouvernement ou pour donner à un gouvernement défait la chance de regagner la confiance de la chambre peut paraître court; les députés québécois peuvent bien sûr fixer un laps de temps plus long, 21 jours par exemple. Toutefois, quel que soit le scénario retenu, le premier ministre ne pourrait plus décréter de dissolution opportuniste; l’assemblée, en dernière instance, déciderait de tout appel anticipé au peuple. Si l’idée de contraindre le premier ministre par la loi répugne à nos députés, ils pourront toujours adopter une résolution solennelle, en complément de la loi, qui invite celui-ci à exercer ses prérogatives dans le respect de certaines limites, pareilles à celles de la loi britannique ou conformément à toute autre règle adaptée au parlementarisme québécois. Cette résolution aurait certes une simple valeur déclaratoire mais scellerait néanmoins un engagement politique, qu’il incomberait aux législatures présente et à venir d’honorer et qui pourrait susciter une nouvelle pratique du droit de dissolution de l’Assemblée nationale.
Sur une question aussi fondamentale que la responsabilité du gouvernement vis-à-vis du peuple, le droit parlementaire québécois devrait suivre les voies de l’imagination et de la clarté démocratique. Pourtant, on dirait qu’une antique terreur sacrée à l’égard de la monarchie paralyse encore plusieurs de nos députés.
(1)Voir le Projet de loi n°3, Loi modifiant la Loi électorale afin de prévoir des élections à date fixe, Assemblée nationale de l’État du Québec, 40e législature, 1ere session.
(2)Alec Castonguay, « Élections à date fixe: avantages, désavantages et exemples », L’Actualité, 8 novembre 2012.
(3)Guy Tremblay et Hubert Cauchon, « Les élections à date fixe mais flexible au Canada », Les Cahiers de Droit, vol. 51, no2, juin 2010, p. 425-443.
(4)Voir notamment Armel Le Divellec, « Un tournant de la culture constitutionnelle britannique : le Fixed-Term Parliaments Act 2011 et l’amorce inédite de la rationalisation du système parlementaire du gouvernement du Royaume-Uni », Jus Juridicum, Revue internationale de droit politique.
Marc Chevrier
Professeur
Département de science politique
UQAM